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Digitized by the Internet Archive
in 2011 with funding from
University of Toronto
http://www.archive.org/details/chrestomathieOOcons
CHRESTOMATHIE
L>K
L'ANCIEN FRANÇAIS
((X'-XV SIliCLES)
l'KÉCKDKE'Dl*: TABLEAU ^SUMMAHŒ
LA LITTÉRATURE FRANÇAISE AU MOYEN AGE
Kl
.SLIVIE DUX GLUSSAIKE KTYMULualgLE DÉTAILLÉ
noum<:lle édition
s.iKiNKrsEMKNT REVfE ET NOTABLEMENT AMVMKNTÉE
Avec le Supplément i-efondu
I>AK
L. CONSTAXS
Professeur à la Faculté des Lettres d'Aix.
OUVRAGE COURONNÉ PAR l' ACADÉMIE KRANÇAIiiE
PARIS
;mile bouillon, ÉDirErn
67. RUE RICHELIEU, 67
MlH'.cr.XC.
w^7:s — ^
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^ ' Vf 13.^ - ■ *- - ' ~^*9 ~\,
GHRESTOMATHIE
DE
L'ANCIEN FRANÇAIS
DC MEME AUTEll!
De Sermone Sallustiano (TliL-.si). l'juis. Vii-wcj,', 1880 l'iix 7 .'ji)
Salluste. JMili'Mi iiDiiville ilaiiivs les iinilltiii.s li-xlcs, avi'C di/s Xutt's
il nu Index i-xjiUca)il' d<'s noms iir<iiii<>. l'aiis. Dt'lawravt'. "^ édi-
IImii. i-.-vm- ol r..ni^,'.'-f>. 18W» Prix ■* •>
Salluste. T.-xl>- .•! h-adiution Inni.-iiM. Taris. K. }!..uil|(.ii. 1X88. Prix :î .".«l
Ouvrage couronné par l'Académie française
César. <iiiirr'j des liaiili-s. Kdiliun nom. 11.-, d'iiiavs l.s ini'illi'iu-^
l<-xle.s, avec dos Nolo.îs, un Appondii-c sur l'armer rmnaini', iiiif Ktudr
sur la lanj^Ui' di- r.rsnr. il un Tndix ;,'rnf.'rn|ilu([Ui'. Paris, Dcla^'ravc,
l88'i l'rix •,' •
Marie de Compiègne d'après l'Évangile aux femmes, i'aris.
Vir-\vi-^. is;ti Prix ;; •■
Essai sur l'histoire du sous-dialecte du Rouergue. Onvra^ir <jni
:i .'i)lt'nn !<• jinniifr jirix di- i»hili>iii;iii- aux IVI.n lalims dr Mont-
).. Ilit'r (18/8). Paris, Maisonnenvc r-t C'% I8'<ii Prix •'» ■■
Le livre de l'ÉpervierT Cari niai rodé la cumninne dt- Millan (.V\"»'V-
ruiii. a\i<- mil lnlp"Iui.lii>n, nii Glnssain- et uno Taliir laisunmV-
d<> n<)ni> iir<i|»ri>. Palis, Maisonjjouvo et ('.'"', 188-2 l'rix lU »
La Légende d'Œdipe, l'tudioo dans l'aidiquitt-, au niojen à^jo id
dan» lus ltni|ts mudornos, eu particulier dans lo roman de ïlièbes,
l.-xli' liimcais du XH^ sièclf. Paris. Maisouuouve et C'^ 1881. Prix. lU »
Les Manuscrits provençaux de Cheltenham (.\nglo terre). Notice
• t textes inédits. Paris, Maisoiineuvo et C'«, 188-2 Pi ix M "><•
Kl... .■II-.
S'jdM Pi't'S-'iC (pour jKdiidi'e eu. J>>'01).
Le Roman de Thèbes. Edition critique d'ajirés tons les manuscrits
i-.innus, avec une Inlrodnclion ftnn filos.sair.-. Paris, I>idol (Soci'Hc
^ 'ii's anciens lej'li's I rançois).
CHRESTOMATHIE
DE
L'ANCIEN FRANÇAIS
■j
(IV-XV» SIÈCLEsJ
PHKCKDKE DIX TABLF.Al" SOMMAIRF.
un
].A LITTÉRATURE FRANXAISE XV MOYEN AGE
SUIVIE DLTN GLOSSAIKE ÉTYMOLOGIQUE DÉTAILLE
NOUVELLE ÉDITION
SilIONKIsEAfENT RKVLE ET NOTABLEMENT ArGMENTÉE
Avi'c lo Siippléiiieuf )V'f(in<lu
L. COXSTANS
Pi'ofess>^ur à la Faeultû des Lettres d'Aix.
itlVRAOK COT-RONXÉ PAR L"ACADÉMIE FRAXÇAIS^E
PARIS
EMILE BOl'lLLOX, ÉDITEUR
ti";. lU'K KIC'HELIFr. (T/
MDCOCXC
PC
• c/
PRÉFACE
Le Conseil supérieur de riiistructiun puljlique a décidé
que renseignement de la langue et de la littérature françaises
tlevait remonter aux origines, et le nouveau plan d'études a
prescrit cet enseignement pour les classes de troisième et
de seconde de nos lycées. Malheureusement. 1" inexpérience
des maîtres et 1*^ manqne de livres appropriés ont empôclK'
cette sage mesure de produire tous les résultats (ju'on (Hait eu
droit d'en attendre. En effet, la Chrestomathie de M. Karl
Bartscli, qui a atteint, en Allemagne, sa quatrième édition,
est d'un format incommode et d'un prix inabordable pour les
élèves, et le Recueil cVancieHs tc.rfcs, d'ailleurs excellent,
de M. Paul Meyer. le savant din^cteur de l'École des Chartes,
dont on attend toujours le glossaire, étant, dans l'esprit de
son auteur, destiné à servir de ]»ase à son enseignement, le
choix des morceaux qu'il y a admis a été fait plutôt au point
de vue de l'étude de la langue et de la critique des textes
qu'au point de vue littéraire. Il nous a donc semblé ({ue nous
ferions une œuvre utile aux professeurs et aux élèves en
réunissant à leur intention un certain nombre de morceaux
pris parmi les meilleurs de notre ancienne littérature, et
en les mettant à même de les lire sans trop d'efforts, à l'aide
IJ PRKKACK
(l'iiii frio.sstdri' coiiiplct dos Ibrines cl des sens qui se reiicon-
tront dans le Recueil et d'un Tableau somniah'e des flexions
en (inricii fiuatçais.
Dans le choix des morceaux, nous avons eu en vue deux
iV'sultats prini-ii)aux à atteindre : 1" présenter, dans un ordre
nn'tli(»di({ue, des spécimens des différents genres litté'raires
(•uHiv(''s au moyen àiic alin de montrer la richesse, la variéjc''
et l'originalité de notre vieille litté-rature, tout en respectant
les règles du goût et do la bienséance; 2" accessoirement,
donner une idée des différents dialectes qui ont contribué à
former la langue française, (l'est cette dernière considéra-
tion (|ui nous a décidé à garder pour chaque texte l'ortho-
graphe des manuscrits, sauf, bien entendu, les cas où nous
avions [\ noire disposition un texte critique déjà publié ou
établi jjar nous-mèjne. comme pour les \V'^ 17 et 13. Toutes
les fois que le texte (f un morceau choisi par nous et déjà
publié n'offrait pas toutes les garanties désirables au point de
vue de la correction , nous avons vérilié sur les. manuscrits
(du moins pour les manuscrits de Paris), et nous avons édité
à nouveau plusieurs morceaux ;i l'aid** de manuscrits
meilleurs •.
Nous n'avons pas besoin d'ajouter (pie nous n'avons pas
hé'sité à apporter des corrections, soit aux imi^'imés, soit aux
manuscrits, l(»rs(|ue cela nous a ])aru nécessaire. Les mots
ou lettres ajoutés ont été mis entre crochets, les, mots ou
lettres retranchés entre parenthèses, (juant aux accents, nous
en avons ('lé' un ]>eu plus prodigues ([ii'on ne l'est d'ordinaire.
If'uanI a donner au jech'ur. toutes les lois ([u'elic (Hait assurf'e.
• l.i- II" i'i ii"t-t;iil CDiDiii (jiic i>;ii' i|Ucli|iit.'S rihitiiDis do M. (Jhalja-
iii'îiii. fîïitos d'iiprès iin(i-c t-diiic. |,c II" i; Hîiviiil imiciis l'h' itiililir,
PREFACE 11.)
la prononciation ancienne et à laciliter la leetnre de nos
textes. L'inéiz'alité de traitement que l'on remarquera entre
les différents morceaux à cet égard tient îi ht ditlV'rcnee des
époques où ils ont été composés.
Le Glossaire a été établi avec le plus lirand soin, il cuin-
prend tous l<'s mots ilu texte, mrme toutes les formes ver-
haies, à l'exception de celles ({ui. u'dtfrant d'ailleurs aucune
liarticulcirité ortliourapliique. pouvaient tivs facilement ètiv
iv^nmvées dans nos paradigmes, comme, par exemple, celles
de la première conjugaison. Pour chaque mot. nous ren-
voyons généralement à la forme la plus usitée au commence-
ment du XIII*' siècle, forme à la suite de laquelle nous donnons
touti's les autres en renvoyant le plus souvent au texte par
des chiffres. Nous avons cru devoir donner h's étymologies.
(ht moins pour les mots d'origim'hitiiie. <'n iiidi(puint non pas
seulement le mot racine ou h> mol latin correspondant, mais
les sulïixes latins ou romans (|iii. s*;ijoutant à un mot latin,
out formé un nouveau mot s^ms ('(juivalent dnns In longue
mère. Les élèves se fjiniilijirisci-dut ainsi avec un i)oiid iiiqtor-
tiint de l'histoire de la langue et. grâce aux explications
complémentaires du professeur, pourront éviter d'avoir sans
cesse sous les yeux l'admirable, mais peu maniable Diction-
naire de Littré.
Malgré les soins que nous avons donnés à la correction des
• 'preuves, il s'est glissé dans notre travail un certain nombre
de fautes d'impression, la plupart sans gravité. Nous en
demandons pardon au lecteur, et nous les relevons ci-dessous ' .
' Malgré notiv bonne volonté, il \\v nous a pa> été possildr d'ar-
river «lans la seconde édition, à une correction suflisante. et nous
avons dû recourir à un nouvel Errata, après avoir suppruné le
premier.
j V PREFACE
en y ajoutant quelques nouvelles corrections au texte. Nous
serions reconnaissants à nos collègues de vouloir bien nous
communiquer les fautes qu'ils auraient relevées de leur
côté, comme aussi toutes les observations (|ue pourrait leur
suggérer la pratiijue de ce modeste recueil.
Paris, 30 septembre 1883.
AVERTISSEMENT
SUPPLÉMENT A LA CHRESTOMATHIE
Le bienveillant accueil que les critiques compétents et nos
collègues de FUniversité ont fait à notre Chresfoniafhie de
Vanciea français, la haute approbation de M. le Président
et de MM. les Membres du jurf de l'Agrégation de Gram-
maire, qui ont bien voulu, deux années de suite, admettre ce
modeste travail parmi les ouvrages inscrits au programme;
enfin les encouragements flatteurs de TAcadémie française,
qui nous a accordé une partie du prix Arclion-Despérouse,
tout nous fait un devoir d'améliorer par tous les moyens
notre livre, afin de le mettre en état de rendre de plus utiles
services.
En attendant que la faveur du public nous permette de
donner une seconde édition corrigée, et pour nous conformer
au désir qui nous a été exprimé par un certain nombre de
candidats à l'agrégation, nous publions aujourd'hui un Sup-
plé nient important, ({ui permettra de lire nos textes sans
coxsTAS's. Clirestoiixathie. «
Jl AVKUTISSKMKNT DL' SH'l'LEMKNT A LA CllKKST< t.MATHlE
trop lie (liflic'iiltf'. non scuhMncnt aux profcssours encon? peu
laniiliers avec- notre vieille laiiiiue. mais encore aux ('lèves
de force moyenne de nos lycées et collèii(^s.
Ce supplément se compose de deux parties distinctes, mais
tendant toutes deux au même but. La première contient la
traduction des textes les plus anciens et les plus difficiles du
recueil : il a été fait exception pour la CJiauson de Roland,
pour la(|uelle la traduction de M. L. Gautier peut servir de
base, sauf à se reporter à nos notes. La deuxième partie
contient, pour chacun de nos soixante-douze textes, une
série de remanjues succinctes destinées les unes à éclaircir
le sens des passages difficiles, les autres, d'un caractère
Ijurement pliiloloi^ifjue ou grammatical, à suppléer, dans
une certaine mesure, à l'absence d'une grammaire spéciale
de Tancien français, que les limites imposées d'abord à noire
volume par l'éditeur ne nous avaient pas permis d'y joindre.
Nous sommets heureux de pouvoir aujourd'hui combler en
partie cette lacune.
L. CoNSTAXS.
Paris, octobre 1880.
AVEUTISSEMENT
I_.-A. IDEXJIXIIEnvnE EIDITIOIsT
Grâce à l'appui bienveillant qu'a continué à nous accorder
le Jury de rAgrégation de Grammaire, grâce aussi à la
sympathie de nos collègues, et en particulier des nouveaux
agrégés, qui ont bien voulu signaler notre livre à leurs
élèves, la ChresfomafJiie arrive aujour^rhui à sa deuxième
édition. Fidèle à ce que nous croyons être le premier devoir
d'un auteur soucieux d'être utile, surtout lorsqu'il s'agit d'un
livre destiné à l'enseignement, nous avons apporté tous nos
soins à la révision de l'ouvrage et à la correction des
épreuves, toujours si laborieuse, et sans rompre le cadre
que nous nous étions tracé, nous avons apporté à notre
Recueil des améliorations de détail très nombreuses et très
importantes.
De plus, tenant compte des observations de la critique,
nous avons ajouté un certain nombre de morceaux (un
millier de vers environ), ce qui nous a permis de mieux
taire connaître les genres littéraires les plus iniportnnts.
IV AVERTISSEMENT DE LA DEUXIEME EDITION
coiiiine rq)()i)(''e et la chanson *. Enfin, nuns avons cru (ju'il
convenait de tondre dans l'ouvrage primitif 1(» Supidcuient
pulilié deux ans plus tard, afin d'épargner aux travailleurs
Tennui il'avoir à recourir à deux volumes différents pour
rinterpr(''tation des textes. Nous avons donc placé les tra-
ductions à la suite des textes auxquels elles se rapportent
et réuni au bas des pages les notes et les sommaires; les
variantes ont été rejetées après les textes, afin d'éviter
l'encombrement.
Nous appelons sur cette nouvelle édition l'attention de la
critique, et nous serions heureux de recevoir do nos collè-
gues des observations, dont nous sommes disposé à tenir le
plus grand compte dans une édition subséquente, si, comme
nous l'espf'i'ons, celle-ci est favorablement accueillie du
public un peu spécial auquel elle s'adresse principalement.
L. (loNSTANS.
Aix-eii-Provence, 2Ô murs 1890.
< Les nuiin'TOs (les Ifixtes sont ;,'r'iir'i':ili'itiriii i-cst/'S les jm-inos. Les
sejit iiiorccaiix nouveaux ont i»u êli'e iutnjflnits soit en subdivisant
certains ctiiOres (xxiii, xxxi, Lvii), soit eu en jri-ou|)ant ensenihle deux
^xxxvii et xxxviii). ou [ilusieurs (vi, vu, vih.'^ix), d'après leuis analo-
gies.
TABLEAU SOMMAIRE
LITTÉRATURE FRANÇAISE AU MOYEN AGE
A vrai dire, l'histoire de la littérature française au moyen âge est
encore à faire i. Les savantes notices publiées dans VHistoive litté-
raire de la France, les travaux si nombreux parus dans les vingt
dernières années tant en France qu'en Allemagne, dans le domaine
de la philologie française et de l'histoire littéraire, les textes abon-
dants et variés imprimés ou réimprimés depuis cinquante ans, tous
ces secours , qui semblaient de nature à tenter les travailleurs
sérieux, n'ont fait que les mettre en garde contre les dangers d'une
entreprise téméraire, en leur dévoilant l'immensité et les difficultés
de l'entreprise. Une honorable tentative faite récemment pour vulga-
ser les résultats des travaux des spécialistes 2 n'a réussi qu'en partie:
elle a cependant indiqué la voie, en montrant quels étaient les
points encore insuffisamment étudiés et le parti qu'on pouvait tirer
des travaux accumulés sur certaines portions de ce vaste sujet. Nous
ne pouvions donc avoir la pensée d'improviser cette histoire, à pro-
pos d'une Chrestoniaihie et sous la forme d'une Préface. Tout ce que
nous avons voulu, c'est offrir aux élèves et aux maîtres, en quelques
pages concises et sans prétention, un aperçu sommaire des richesses
déjà pu])liées ou encore inédites, que le moyen âge français apporte
comme contingent à l'histoire littéraire, et placer dans un cadre
' Co qui était vi'ai au moment où paraissait la première édition de cet ou-
vrage ne l'est phis du tout depuis la pul)lication de l'excellent Manuel de
notre maître éminent, M. Gaston Paris : La littérature française aa -^inoyen
âfje. Paris, Hachette et O, 188S.
* Histoire de la hmrjue et -de la littérature françaises au moyen âge
cVaprès les travaux les plus récents, par M. Ch. Aubertin. Paris, Belin,
t. I, 1870; t. II, 1878.
VI LlTlKHATlTiK J1'..\N(.:AISK AU MOYKN A(ii: _
natnrt'l los ronsoignenicnts bibliographiques ou lilli riiiios qui no
liouvaiont commo(lt''mont être placés en note au bas du texte i. Nous
suivrons floue natTiivlleniont Tordre nif-nie du recueil, et nous étu-
ilierons raytidenient, dans sept paragraphes successifs : lo les plus
ancifus textes : 2» la poésie épique et narrative: 3p la poésie pasto-
rale ot lyrique; 'lO la poésie satirique et didacti<[ue: ~)'> la poésie dra-
niatiipie: Co la chronique et Thistoire; 7» la littérature religieuse, les
traductions et les divers genres en prose.
I. — r.KS r-I.TS ANCIENS TKXTES.
I.e ](lu> ancien monument connu de la langue française du Nord ou
langue «l'oïl *, monument qui n"a d'ailleurs rien de littéraire, est celui
que nous a conservé riiistorien Nithard, petit-fils de Charlemagne.
dans son histoire latine des dissensions des fils de Louis-lf-Pir-ux :
je veux parler des Serments prononcés à Strasbourg en 842, d'un
côté jtar Louis-le-Germanique, de l'autre, par les soldats de Charles-
h'-CIiauve (Chrestowathie, 1). Nous ne parlons que pour mémoire
des glossaires de Cassel et de Reichenau, du viiip et peut-être du vu"
siècle, jM-éfieux pour l'histoire de la langue, nuiis qui ne sont que des
recueils île mots. Les textes qui suivent jusqu'à la Chcuiaon de lio-
Ittnd offrent ce caractère commun que ce sont des poésies religieuses
destinées à être lues ou chantées dans les églises pour l'instruction
(■[ l'éflification des fidèles.
Kst-ce à dire que la production littéraire en français se soit bornée
exclusivement à cet ordre de matières? Non certes, la Cha^imn de
Roland n'a pu, comme nous le verrons plus loin, surgir tout à coup
sans jiréparation, et la plus belle de nos chansons de geste ne saurait
être un j»hénoniène sans précédent dans le développement des idées
au moyen âge. Si nous n'avons conservé que des poésies religieuses
qui soient jdus anciennes que le Roland, c'est que, d'une part, le
succès de ce poème dut amener la disparition des récits épiques
antérieurs, et que, d'autre part, l'usage permanent des poésies consa-
crées ])ar l'Kglise devait singulièrement favoriser leur conservation.
])ès If commencement du ix« siècle, en effet, nous voyons Charle-
magne, aussi bien que les conciles, prescrire aux évèques de prêcher
en i-oman. c'est-à-dire en langue vulgaire, le peujde ne comprenant
pbis h' latin littéraire, et aussi de traduire les liornélies dos Pèi'os.
' Vuyez cependant, ci-de.ssiis, VAveHisaeinent de la fleiixiême édition.
* Prononcez oui, de hoc-illic (voy. Cornu, Rom. IX, 117), si^ne de l'affir-
mation dans la France du Nord, comme oc = hoc était le signe de l'affirma-
tion dans la Kmnce du Midi, et si = sic on italien.
LES PLUS ANCIENS TEXTES VII
T'uo ivLjle imninablo, mais dont on ignore Toiigino, no pormottait
pas (le traduire mot à mot les saintes Écritures; ce n'est qu'an com-
mencement du xiie siècle que l'on commença à déroger à cet usage.
C'est ce qui explique comment l'un des deux poèmes de Clermont a
pour sujet la Pafinion du Christ.
Ce poème, dont certains traits sont empruntés à VErangile do
Xicodcine (apocryphe), a été écrit vers la tin du x" siècle; il est
en strophes de ([uatre vers octosyllahiques assonant deux par deux
et appartient à un dialecte qui mêle les formes de la langue d'oïl et
celles de la langue d'oc i : c'est pour cela que nous n'en avons pas
donné d'extrait. Le secoml des deux poèmes, la Vie de saint Léger
{Chrest., 3), dont les strophes sont composées de six vers octosyllaln-
ques assonant également deux par deux, quoique transcrit comme
le premier par un scribe de langue d'oc, a été certainement écrit en
français. Il nous retrace la lutte entre le saint évêque d'Autun et
Ebroïn, et le martyre que celui-ci lui fit subir. Ces deux poèmes ont
assurément pour base un texte latin. Le Saint Léger, dont nous
possédons la source latine, la Vila Leodegarii, du prieur Ursinus,
semble avoir été composé au milieu du xe siècle ; il est donc un peu
postérieur à la Cantilène de sainte Eulalie {Chrest., 2) *, formée de
quatorze strophes de deux vers et d'une coda, écrite à la lin du xî^ /)( € ^
siècle à ra])l)aye de Saint-Amand, entre Tournai et Yaleuciennes, et
découverte dans cette dernière ville par Hoffmann de Fallersleben,
en 18^37, dans un manuscrit dulx^ siècle. A la même bibliotlièque de
Yaleuciennes appartient un manuscrit presque en entier écrit en
notes tironiennes, où l'on trouve un curieux commentaire du texte
de Jonas, qiii mêle d'une façon bizarre le latin et le français destiné
à expliqiier le latin : il semble que ce soit un brouillon écrit à la hâte
par un i^rédicateur avant de monter en chaire. M. Cénin l'a publié
pour la première fois sous le nom de Fragment de Valenciennes
dans son édition de la Chanson de Roland (1850). On l'attribue géné-
ralement au commencement du xe siècle. Tous les textes que nous
venons d'énumérer, saiif la Passion, appartiennent aux dialectes
orientaux de la langue d'oïl.
La Vie de saint Alexis (Chrest., 4) appartient au contraire à la
' Voir Gaston Paris, Rontania, IT, "^O-j sqq., qui en a donné mio oxcr-llento
édition l'evue sur le manuscrit.
- Pour la mesure de cette prose rythmée et assonancée, voir P. ^Nleyer. Note
.fitr la métrique (la chant de sainte Eulalie, Bil)liothèque do l'École des
chartes, ;> série, II, "^37 sqq. ; Bartsch, Bie lateinischeti Sequenzen des
Miltelalters, p. 1H5 sqq. ; Suchier, Jahrhach f'ùr rom. iind engl. Sprache
ifiid Literatnr, XIII (1874), 385 sqq., et lenaer Literaturzeitanrj, 1878, n" 21 ;
Ko.schwitz, Coinmentar zu den œltesten fr. Sprachde>ikmœh'r ; Wo'v^and.
Traité de rersifîcatiou française, Tjnuuberçf, '2' édit., 1871 , p. 12^i.'21 1 sqq., etc.
Vlll l.nTKH.VrrRK FRANr.VlSE AI- MOYEN AdK
partie oci-iilt'iitalo du domaine; elle est écrite dans cette belle lan^^ue
([u'on parlait dans l'ancienne Neustrie, c'est-dire dans la Normandie,
rile-do-France elles province du Centre, vers le milieu du xi" siècle,
avant ({u'aiiparussent les divergences qui ont distin^fué dès le xii«
sii'clf le français et le normand. Postérieur d'un siècle au Saint
Lt'tji'i'. il nous oll're une langue plus nette, mieux dégagée de la cons-
truction latine, et non encoie embarrassée de ces nombreuses parti-
cules dont s'accommodera jdus tard trop volontiers l'abondante
facilité de nos troureurs. L'auteur, qui n'est pas nommé, pourrait
bien être ce Thibaut de Vernon, chanoine de Rouen, (pii, à ce (pie
raconte une clir(tni(iue latine, traduisait du latin, i)eu après 1053, des
Vies de saints et en faisait de pieuses cantilènes, entre autres la Vie
(le saint Wandh-ille. Ce poème, comi)osé d'abord de 025 vers, divisés
i-n 125 stroi)hes «le 5 vers décasyllabes monorimes, eut un succès si
durable (pi'on lui fit subir jus(|u'à trois remaniements successifs pour
l'accommoder au goût du temps, remaniements qui, par une heureuse
fortune, nous ont été conservés : le premier, qui est du xii'' siècle.
assonance comme celui du xi^, est en stro})hes monorimes d'inégale
éten<lue et contient 1357 vers ; le second, <lu xiii» siècle, est rimé en
strophes irréguliéres : il compte 1278 vers et appartient au domaine
])icard; enlin le texte du xiv<! siècle offre 800 vers alexandrins distri-
itués en (juatrains réguliers. Dès le xii» siècle, le poème sort de
l'église et le début indique (ju'il est écrit pour un chanteur populaire:
au xiv« siècle, où la lecture a renq)lacé la récitation nnisicale des
jongleurs, l'u'uvre se transforpie encore et devient un roman p-ieux,
achevant ainsi la série des transformations ordinaires aux ])0ènies
francliement populaires i. Ln rédaction du xi^ siècle est une o'uvi-e
des j)lus remarfiuables au point <le vue <bi style, et l'on peut croii-e
qu'elle avait été précédée d'o-uvres semblables, mais moins])a]-faites.
car la langue s'y montre déjà souple et avec ses (jualités constitutives.
en même temps rjue l'art se manifeste, aussi bien dans la (construction
de la stroplic «jue dans le clioix et la disi)0sition des mots : le chef-
d'u'iivre ]itti''raii'e du moyen agi.' ne va pas tarder à pai'aitre.
II. — l'OKSIE Kl'KJlK ET NAUKATIVE.
a. — La matière de France. — Epopée nationale.
Le besoin de s'orienter dans le chaos de nos chansons de geste a
provoqué de bonne heure des classements plus ou moins justifiés.
' Nous Ml' parlons pas, bien entendu, des rédactions en jirose, ni de deux
pitéuii's indépeiidaiits du xui" siècle, j'mi i-ii latin monorinic, i'aiitn' en prtits
vers à rime plate.
POÉSIE ÉPIQUE ET NARRATIVE IN.
Dès le commencement du xiii« siècle, les jongleurs avaient adopté
une première classification générale <les sujets, suivant qu'ils se rap-
portaient à la France, à la Bretagne ou à TAntiquité :
Ne sont que trois matéres a nul home entendant :
De France, de Bretagne et de Eonie la Grant,
dit JeanBodelau commencement de sa C7trt«so« des 5rtJCons. La geste
de France se décomi^osait à son tour en geste du lioi (ou encore de
Pëpin et de l'(mge), geste de Garin de Monglave on de Guillaume, et
geste de Doon de J\i(nje?ice.La première réunit les poèmes qui ont pour
héros (Hnirlemagne ou un membre de sa famille, et en général ceux
où domine la tendance imitaire primitive : elle comprend naturelle-
ment les j)lus anciens i, et le grand empereur y est présenté comme un
tyi)e de courage et de justice. La deuxième groupe les poèmes qui ra-
content les exploits des liéros du Midi contre les Sarrasins de Septi-
manie ou de Provence ; elle semble avoir été constituée la première
et a pour point de départ les exploits de Guillaume au court Xec. La
troisième, opposée à la première comme esprit, représente la féoda-
lité, et en particulier la féodalité orientale, la plus puissante et la
mieux développée : elle chante les barons rebelles et les place au-
dessus du roi. C'est celle des trois gestes qui s'est constituée la der-
nière: l'on y fit entrer, non seulement les membres primitifs de la fa-
mille de Doon de Mayence, Bevon d'Aigremont, Aimon d'Ardenne,
Doon de Nanteuil et Girart de Roussillon, mais encore tous les héros
qui ne pouvaient entrer dans les deux autres gestes, et pour cela on
attribua 12 fils et 12 filles à Doon de Mayence. Quelques poètes (Phi-
lippe Mousket, etc.) cherchent à séparer les traîtres des vassaux re-
belles plus ou moins fondés en droit et en font une quatrième geste;
fl'autres les confondent dans la troisième -.
Ces divisions tout artificielles appartiennent à la troisième époque
du développement épique. Alors la matière primitive et populaire
étant complètement épuisée, on essaie de la rajeunir en introduisant
dans le vieux cadre des merveilles et des féeries empruntées aux ro-
mans de la Table- Pionde ; on dénature les vieilles chansons de geste
dans des renouvellements fastidieux et prolixes où disparaissent, par
suite de l'ineptie des remanieurs, les traits intéressants et les beautés
de style de l'original ; « on comble comme on peut les lacunes des
• Non seulement ceux que nous possédons encore, mais aussi ceux qui ne
nous sont pas parvenus, soit que le texte original ait complètement disparu,
soit que nous n'en possédions qu'un ramaniement postérieur.
- Voir (j. Paris, Histoire poétique de Cliarle magne, Paris, 1865, liv. I,
ch. IV.
x i.riTKiiArrHK i-haxcmsi-; .\r m<»ykx .\<iK
}f(''n<'':ilo;,'ios : on c'oini»osf> dos poèmes pour sorvir do lion onlro coiix
dont on entroproml leclassonient ; on s'attache àcomplôtor l'histoire
dos liéros on narrant h's parties de lenr vie (leurs Enfances princi-
palomont) (pii avaient oto négligées i, ou hion oncoro on imagine do
fahulonx exploits pour leurs ancêtres ou leurs descendants. ^ » Alors
ap])araissont (milieu du xive siècle) des œuvres cydicpios comme
Tristan rie Xanlcuil, Doon de Maj/ennr, Gaufrey, etc. Quand on
comjjaro la f'hanaotî de Roland aux derniers rajeunissoments do
Jourdain de lilai/e et do Huoyi de Bordean.c au xve siècle, et aux
rèilactions on pi-oso popularisées par l'imprimerie, on peut mosuroi-la
grandeur de la décadence et les modifications du goût pulilic dans
cotfo longue période de cinq siècles.
Dos lo x*" siècle, on effet, la transition du fliant populaire piimitir
au poème é))i<pio était accomplie, ou du moins on peut af'lirmor que
les cantilènos héroïques du xc siècle avait une forme assez dévelop-
pée. Le 7?oZff«rf fait allusion à plusieurs poèiuos dont les originaux
sont perdus. Ce sont: Aspremonl, conquête de la Fouille par Char-
lomagne : les Enfances Ogrier, guerre d'Italie; Gxdlalin ou (iiiilc-
r/)/in (= Witikind), guerre de Saxe (conservée seulement dans une
traduction is]an<laiso, la Karlamagnvs sarja, et renouvelée à la fin
du xii" siècle i)ar Jean Bodel d'Arras sous le nom de Chatison des
Saisnes), et Jialaji.'gnoiTi- d'Italie (un épisode seulement est resté, dé-
veloppé dans Eierahras). Si l'on joint à ces quatre poèmes le Cof/ron-
nemeni de Louis, dont un fragment s'est conservé dans le poème du
même titre qu'on rattache au cycle de Garin do Monglavo (L'hrest., 1),
et les poèmes (inspirés par des contes orientaux) qui racontent dos
aventures personnollos an roi : 1° liasin ou le Coiironnemenl de
Chaylentaf/ne, (jui a passé en islandais et en néerlandais ; 2» Berihc,
dont nous avons une rédaction du xrii'^ siècle, par Adenet le Roi
(ChresL.U)^: 8" Mainel^ ou \ Enfance de Charlemagne, perdu sous
la forme pi-imitivo et remanié [tlusieursfoisà l'étrangor, et on France
par Gii-art d'Amiens: \n la Heine Sibile'^ (poivlue on français, mais
' CL Mainet (nom do (niarlemagno dans sa jounosso), les Enfances
(Jf/icr, etc.
- P. Mévor, Recherches sur l'épopée française, Bibliothèque de l'Êcnlo
(les chartes, (i"^ série, t. III, p. 42.
3 Berthe aux grands pieds n'a rion d'historique : c'est l'hi.stoire de Cliilpé-
ric II, que l'on a ai)pliqiiée à Oiiarlemagne. Peut-être aussi la légende est-elle
iront,'ine niytiiiquo. Wjy. Romania, XIV, 144.
' yiainPt est penf-être une légende germanique. Il y a d'ailleurs un mélanse
de faits historiques se lappiutant à (^iiarles ilartel luttant contre jiagentVed
et Cliilpéric II (G. Paris, Cours professé à l'Jùole des Hautes Kluflcs en
]KS(t-l«.sl). — Des fnij/ments intéressants de Mainet, découverts par M. Bou-
fiierie, ont été j)uhliés par M. G. Paris, avec un savant commentaire, /fowrt-
aia, IV, '^l'y sqq. Cf. Xllf. mt, et XIV, 144.
■ Sibile. fille du roi païen Agolant, était femme de (Ihai'lemagnc. C'est
PdESlE EPIQUE ET XAHHATIVE XI
conscrvoe dans la Chanson de Macnire on français italianisé) ; ;> Gor-
mond et Isamhard, dont un fragment important, datant du xi^ siè-
cle, a été récemment découvert et publié i, et qui a un fond histo-
i-i(iue. la bataille de Saucourt (881): si l'on groupe ces dilïérents
poèmes, on aura le noyau primitif de la Geste dit lioi et deJÉ'popée
française, dont le Roland est le type. A la première époque également,
quoi([ue de formation un peu postérieure, appartiennent, dans leur
rédaction primitive, Ogier de DaneniarcJi , Girarl de Roussillon
(xiip siècle), Aqnin (reprise de la Bretagne sur les Sarrazins par
Charlemagne) 2, Renaiid de Montauhan (xiie siècle), Girart de
Vienne, Raoul de Cambrai (xiiie siècle), Doo7i de Nantenil
(xiv** siècle), etc., poèmes destinés à raconter les luttes de Charle-
magne contre ses vassaux. Une époque intermédiaire eiitre la période
]>rimitive et la période cyclique est celle qui s"étend du milieu du
xii** à la tin du xiii^ siècle : on y rajeunit lés chansons de la pre-
niière époque en modifiant la forme et transformant les assonances
en rimes, et Ton supplée à la tradition populaire par Timagination.
A cette dernière tendance appartiennent, en particulier. Gui de Bokv-
gof/ne, Huon de Bordeaux (Chrest., S), Gaidon, Jean de Lanson et
Gui de Nanteuil^.
Il faut accorder une mention sjjéciale aux iiombreuses imitations
t'irites en franco-italien à la fin du xiii*? siècle et au commencement
du xivp par des jongleurs italiens, lesquelles ont servi de transition
entre les poèmes français et la vaste compilation en prose, de la fin
<hi xive siècle, ou du commencement du xV, due à Andréa da Bar-
berino, et connue sous le nom des Reali di Francia (les Royaiix de
France). Le meilleur et le plus intéressant de ces poèmes est Y Entrée
de Spagne, oeuvre d"un autour padouan cpii ne s"est pas nommé, et
qui est peut-être un certain Minocchio, auquel l'attribue un des ma-
nuscrits de la bibliothèque des (ionzague '■. Il faut y joindre, comme
une continuation, la Prise de Parupelune de Nicolas de Vérone,
qui est également Fauteur d'une Passion î.
dans ce poème que se trouvait la légende du chien de Montai'gis, ainsi
nommé d'une tapisserie du château de cette ville, datant de la fin duxv siècle,
qui représentait le comhat judiciaire du cliien d'Au])ri contre Macaire, calom-
niateur de la reine et meurtrier de son maître, ce qui a fait croire plus tard
que le fait s'était réellement passé à Mtintargis sous le règne de Charles V.
' La Mort du roi Gormond, fragment unique d'une chanson de geste in-
coinuie, réédité littéralement sur l'original (déjà puhlié par Reifî'enherg en
lHb'8, puis perdu) et annoté par Auguste Scheler, Bruxelles, 1876 : Frognient
de Gormund etiseinhard, l'ext nel)st Einleitung, Anmerkungon und voilst;en-
digen Wortindex, von Piohert Heilighrodt (Roman. Studien, III, .T)4'J-5-')7).
* (If. G. Paris, Histoire poétique do Ch.arlem.agne, p. 72-74.
^ VA. Romania, XI, 538 sqq,
^ Cf. Romania, IX, 497 sqq.
■^ Cf. Tliomas, Nouvelles rechercJtes .<tur Z'Entrée de Spagne. Paris, LSS?.
Xll LITTEHATUUK rUAXr.AlSK AU MOYKN AOK
A répopée royalo, basée principalement sur les traditions natio-
nales, se rattachent, d'un côté les poèmes de Floovant, de Flovenl
(conservé dans une traduction islandaise, la Floventsaf/a), de Flo-
rent et Oclavien, de Ciperis de Yignevaux et de Charles le Chauve
(dont le héros n'appartient que par le nom au cycle carolinj^ien),
))Ocmes qui constituent autour des noms de Clovis, de Clotaire et <li'
l)a;,foljert une véritable épopée mérovingienne^; de l'autre le poùiiir
de Hugues Capet, dont nous ne i^^jssédons qu'une rédaction du
xiv siècle, poème qui sendde indiquer une tentative jjour former un
cycle capëlien.
Dans l'épopée féodale, il faut distinguer les poèmes, d'un yraiid
intérêt historique, (jui racontent les luttes de Gharlemagne contre les
^q-ands vassaux, de ceux qui s'occupent principalement des guerres
d'une famille contre une autre. Les plus intéressants sont, dans le
premier groui)e, Girart de Roassillon, écrit dans un dialecte très rap-
ItrocJié du provençal au commencement du xF siècle, mais dont il y
a des équivalents français et lienand de Montauhan (Chrest., 11);
dans le second, la Geste des Lorrains, immense conqiosition bien
enchaînée, qui raconte les guerres des familles lorraines et borde-
laises pendant plusieurs générations, et à laquelle on n'a pas encore
pu découvrir une source historique -, et Raoul de Cambrai {Chrest.^
13), où se déroule, en 7(330 vers fli visés en 319 laisses assonancées, la
lutte du neveu de Louis d'Outremer contre les quatre lîls d'Herbert,
comte de Vermandois, lutte qui se termine jjar la mort de Raoul, tué
sur le clianq) de bataille d'Origny, en 943 : le roi Louis y est rejjré-
senté comme félon, et les barons s'unissent pour le braver. Un groupe
à part est formé par les poèmes à forme biographique, qui racontent
l'histoire d'un héros généralement de i)ure invention, comme Aiol.
Elie de Saint-Gilles {Chrest.. 12). Aye d'Avignon. Orson de Bean-
rais. etc.
Dans le cycle méridional (Geste de Garin de Monglave ou de Guil-
bnnne), le poème <pii a le plus de valeur est certainement celui des
Aliscans ou Aleschans, où l'on voit Guillaume d'Orange ou au Court-
Nez, d'abord vaincu et grièvement blessé par les Sarrasins en Ales-
chans, prendre sa -revanche avec l'aide du roi Louis, son beau-frère,
et du brave Rainouart«« tifiel {àla. massue). La scène où son épouse
Guibourc affecte de ne pas le reconnaître et refuse de l'admettre dans
son château d'Orange, jusqu'au moment où, malgré ses blessures, il
s'élance sur les ennemis qui le poursuivaient et leur arrache leurs
l)risonniers. est une des plus heureuses inspirations de l'épopée fran-
' Cf. DariîiesU'ter, De Floovanle vetusliore f/allico poemate et de mero-
rinr/ico ri/rlo. Paris, Viewep. 1877.
- CI. (i.l':uis, Hoina?ua, XVI, .'jSl-g.
POESIE EPIQUE ET NAKKAriVE XllI
raise {Chrest., 10). Signalons encore Aimeri de Xiirbonne. la Murt
d'Aimeri de Xavbonne^ les Enfances Guillauine. le Mariage Guil-
laume, le Charroi de Niraes, la Prise d'Orange (poème du
xiie siècle, qui ne manque ni (Ventrain ni croi-iginalité), etc.
M. (t. Paris i admet avec quelque raison un cycle particulier, qull
appelle cycle adoentice, et qui comprend les poèmes d'origines di-
verses, basés sui' fies récits ou des contes absolument étrangers n
l'histoire nationale auxquels on a donné la forme épique, et que Ton
a rattachés î\ l'épopée nationale par les noms des héros, les lieux ou
l'époque où se place l'action, comme sont, par exemple: Ami et
Amilc {Chrest. ,li), types fameux au moyen âge de l'amitié et du
dévouement, et sa continuation, Jourdain de Blaye. du même auteur,
dont la source est le roman byzantin d'Apollonius, roi de Tyr, com-
posé au me siècle en Asie-Mineure et traduit en latin au vie siècle ;
Anseïs de Carthage, probablement imité de l'espagnol, Bovon de
Hanstone, imité de l'allemand, le Moniage Guillaume, d'origine
probablement lombarde. Le beau poème de Horn, emprunté à l'anglo-
saxon, n'a pas été rattaché à la famille de Charlemagne : il a pris
seulement, comme le l'oiwixn d'Alexandre et celui des Macchabées, la
forme des chansons de geste.
On doit également assigner une place à part aux poèmes inspirés
par les croisades, lesquels sont plutôt des chroniques rimées que de
vèritaldes épopées, et dont le principal mérite serait la lîdélité, qui
malheureusement leur fait souvent défaut. Nous ne citerons que la
Chanson d'Antioche ou de Jérusalem {Chrest.. 15), composée,
d'après Paiilin Paris, son premier éditeur, au commencement du
xiie siècle par le pèlerin Richard et renouvelée sous le règne de Phi-
lippe-Auguste par Graindor de Douai. Cf. ci-dessous, p. xliv.
Mentionnons, pour clore cette revue rapide de nos épopées, le court
poème (il a à peine 300 vers) du Combat des Trente ^, et les 2-3000 vers
ilu Bertrand Duguesclin de Guvelier (1^384). Ces sujets, vraiment
épiques, n'ont cependant pas réussi à inspirer des auteurs trop au-
dessous de leur tâche ; d'ailleurs la diffusion de l'histoire au xive siè-
cle faisait qu'on s'intéressait moins à la poésie inspirée par les évé-
nements contemporains, et cette tentative pour rajeunir l'épopée par
la nouveauté des sujets n'eut aucune suite.
La parodie avait du reste depuis longtemps commencé son œuvre
de destruction et les libertés que prennent avec la chevalerie les
auteurs d'Audigier et de Trubert montrent que la naïveté et l'enthou-
siasme des xie et xii^ siècles étaient déjà loin. La satire et les inten-
' Cours professé à V École des Hautes Étiuh's en LS^U-lSSl.
- Le combat eut lieu entre trente Breton.s et trente Anglais en mars 1;:!50,
et le poème n'est pas de l)eaucoup postérieur.
X.1V LITTEHATIUK l'UANr.AlSK AU MuVKN A(iE
tii»ns coiiii(jues se montrent nettement dans la 2'' jjartie ilii <.'onrun-
nemenl de Louis avec l'étrange personnage fie Hainouart au tinel,
«lans Aiol, «lan.s le Moniage GuilUnime et dans ])lusieurs autres
cliaiisons de geste, où la gravité épique est parfois en défaut. Il faut
mettre à part le Vor/afie on Pèleri^iage de Charlenunjne à Jéritsa-
leui et à ConsUoilinojjfe {Chreftl., G»), (ju'on chantait dés la lin iju
xi<" siècle à la foire du Lendil, à Saint-Denis, et qu'on peut consi-
dérer «-omme le chef-d"(euvre de l'esprit français, on pourrait dire : de
l'esprit i)arisien (car c'est sans doute un Parisien «(ui en est l'auteur),
au moyen âge. Ici, en effet, il n'y a vraiment ni parodie ni satire: la
liante antiquité du ]»oème enq)éclii' de s'arrêter à cette opinion. L'au-
teur, plein d'admiration ]tonr (Iharlemagne comme tous ses contem-
l>orains, a seulement fondu deux sujets disjjarates, le pèlerinage «le
i'Knqtereur au Saint-Sépulcre et un conte aral)e ou indien dont l'équi-
valent se retrouve un peu jjartout; et il ne s'est pas aperçu du con-
traste choquant «pu* fait avec la première partie l'élément comique
ajouté, je veu^c dire les gabs de Charlemagneet «h^ ses douze pairs, se
vantant d'acconqdii" les prouesses les plus invraisemblaliles, que le
roi de (]onstantin<»ple les force à réaliser sous peine de mort, ce qui
h's mettrait en grand péril, puisqu'ils sont désarmés en leur (Qualité
i\r )Ȏlcrins, si I)i<'U ne leur venait en aide. (Certes, il a voulu faire
i-ji-f l'auditoire bourgeois ou jmpulaire à qui le poème était destiné,
mais il a voulu les faire rire non aux dépens de Charlemagne, mais
aux dépens du roi Hugon et des Grecs, dont l'insolente magnificence
cliO(piait les Occidentaux et en Ymrticulier les Français. « Par l'esprit
qui l'anime, par son mélange de honliomie et de fanfaronnade, par
la malice naïve de son style, par plus d'un trait de détail, le Pèleri-
nage nous apparaît comme un précurseur du charmant roman de Jeart
de Paris i ». Le succès réi»ondit du reste au mérite de l'œuvre, sur-
tout à l'étranger. En France, la Chanson fut renouvelée au xiii« siècle,
et elle a formé le début du ])oème de Galien, dont on n'a plus que deux
versions en prose, l'une connue sous le nom de Galien le restord
(ju rhéloré (c'est-à-dire le nouveau Galien), l'autre incorporée dans la
vaste compilation inq>riinée sous le nom de Garin de Monglavc
(C'/ircs^, OIj, 6'- et 6'i).
Xous pouvons maintenant arrêter un instant notre marche et exa-
miner rapidement la plus ancienne de nos chansons de gpste, qui est
en même tenqjs la plus l>elle, tant par le choix du sujet que jiar la
foi-me que l'auteur anonyme a su lui donner.
La Chanson de Roland peut être considérée comme une trilogie
épique dont les trois parties sont: la trahison de Ganelon.hi morlde
ltol:ui<l.la vengeance que Charlemagne tire de cette mort sur les païens
' (i. Paris, liornania, IX, p. 1 sqq.
POESIE El'lUCE ET NARKAilVE XV
et sur (iaiiL'loii. La première partie, l'exposition, est toute en descrip-
tiun.seteu «liscours : les mœurs guerrières du xi^ siède y sont représen-
b'-es ilans un tableau dont les tons vigoureux, les couleurs naïves con-
viennent parfaitement à la véritable é[)Opée > ; les faits se déroulent
naturellement, sans conqilication ni digression. Cliarlemagne a con-
quis TEspague entièi'e. Le roi 2»aïen MarsiU-, qui occupe encoie Sa-
ragosse, envoie à THniperfur, <{ui se trouvi' à Cordres. des ambassa-
deurs jjour se reconnaître son vassal et lui promettre «le venir à Aix
et de se faire baptiser. Roland est d"avis ([u"il faut se délier d'un
traître ([ui a déjà mis à mort deux barons diargés d'un message,
(iauelou, le second mari de sa mère, conseille la paix et propose
d'envoyer un amljassadeur à Marsile. Sur l'avis de Roland, c'est
lui-même qui est chargé de ce périlleux message; il part, mais jure
de se venger. Sa vengeance, ce sera le pacte conclu à prix d'or avec
Marsile, pacte par lequel il s'engage à faire placer Roland, « le bras
droit de l'Empereur », à l'arriére-garde avec une^troupe peu nom-
breuse, que viendront écraser cent mille Sarrasins eJiibusqués dans
les passages des Pyrénées. Ainsi fut fait : l'armée des Francs opère
sa retraite, et bientôt la vaillante troupe chargée d'assurer ses der-
rières est entourée d'un nombi'e toujours croissant d'ennemis. En
vain Olivier jjresse Roland de sonner du cor pour avertir l'PZmpe-
reur : le héros refuse et sa témérité sul)lime va causer la perte des
iiii^lleurs parmi les compagnons de Cliarlemagne. Déjà rarchevétjue
Turpin a Ijéni les guerriers et les a absous de leurs fautes en leur
montrant le Paradis ouvert pour recevoir leurs âmes (Ch)-est., 5, 1);
iléjà Roland, par quelques paroles raj^iiles, a excité l'entliousiasme
des guerriers, en leur rappelant que l'Empereur leur a donné un
poste d'honneur et qu'ils doivent justifier cette confiance ; la bataille
^engage terrible au tri de Monljoie / et les Français font des prodi-
ges de valeur.
Mais de nouveaux assaillants arrivent sans cesse, et bientôt ce ne
>ont plus les Sarrasins, ce sont les mjtres (jui tombent sous les coups
lie leurs ennemis. « Ils meurent bravement, résignés et tiers, les re-
gards tournés vers le ciel, comme des martyrs. La beauté du poème,
' C'est-à-dire à^ lépopée dont nous sommes habitués à regarder l'Iliade
comme le type. Nous ne prétendons pas cependant comparer le Roland à
VIliade, dont il est bien éloigné par l'imperfection de la forme et la pauvreté
de la langue: cependant, par la spontanéité de l'inspiration, la peinture naïve
des cai-aclèreset des mœurs, la simplicité pleine de grandeur du récit, la plus
l)elle de nos chansons de geste est bien réellement épique. Il est bon, du reste,
do remarquer que c'est à tort qu'on a ainsi restreint le sens de ce mot qui
devrait être le .synonyme de « -poétiquement )iarratif ». C'est pour cela ((ue
nous avons réuni dans notre recueil la poésie narrative aux chansons de geste
>ous une même ridjrique, (jui, si l'on s'en tenait à la définition classique,
serait inexacte, même poiu- la Chanson de Roland.
XVJ LU TEHATLKE lUANÇAISE AU MOYEN AGE
>-u sujiérioriir' est pivcisément <laiis cette alliance intime de Tesprit
ivlij^neux et de la bravoure guerrière : les héros tiennent à la fois du
Cid et de Polyeucte. Aucune création poétique du moyen âge n'a celte
pureté et celte noblesse. Dans les autres chansons de geste, la valeur
des barons est souvent brutale, forcenée et même impie : on dirait
•les païens; le vieux fond de barbarie germanique se trahit par des
violences qui ne respectent ni Dieu, ni les lionimes ; la crainte est le
seul frein cai»able de les dompter. Ici une inllucnce meilleure tem-
l)ére, élève et transfigure ces fîmes viriles : le courage est une vertu,
l'homme <le guerre un clievalier; sur le i)0éme tout entier brille un
ifléal d'honneur et de générosité. La pei'fection qui iiiaïKjuc à la
forme est dans la pensée et dans l'inspiration *. »
Enfin, à la prière de rarchevè([ue, Rolaml se décide à sonner du
cor. Il sonne si fort que le sang lui jaillit des tempes. L'Empereur,
ipioique très éloigné du champ de bataille, entend son api)el et,
malgré l'avis de Ganelon, revient sur ses i:)as. Cependant Roland ne
peut s'empèclier d'être ému à la vue des corps de ses compagnons qui
jonchent les monts et les plaines, et cet homme de fer laisse couler
ses larmes et adresse aux guerriers morts un adieu touchant où perce
une tendresse contenue. « C'est en lisant de tels pa.ssages qu'on a le
vif sentiment de l'effet i)roduit par cette poésie sur les contempo-
rains : elle allait droit à leurs cœurs, et les remuait en exaltant tout
ensemble les instincts énergiques et les affections douces. Comme
l'antique poésie grecque, elle pénétrait de son harmonie fortifiante,
de son charme attendrissant, ces natures généreuses, mais à demi
grossières : elle y développait le meilleur de l'humanité i. »
Mais Olivier et Turpin ont succombé à leur tour, et Roland sonne
une dernière fois du cor. Tout l'effort des Sarrasins se porte sur lui;
ils n'osent cependant a))procher. Percé de traits, Roland tombe :
avant de mourir, il veut briser son é})ée Durandal contre un rocher,
pour (ju'elle ne tombe pas entre des mains indignes; mais elle résiste
et ne i)eut être entaniée. Il meurt Ijientôt après, épuisé par la perte
de son sang, non sans penser une dernière fois à sa douce France, à
ron seigneur et aux grands coups qu'il frappa pour son service, et
^ ans demaïKler pardon à Dieu de ses fautes : les anges emportent son
Ame en paradis {Chvest., 5, 2). Cependant Charlemagne arrive à
lioncevaux et pleure la mort de ses compagnons. Il poursuit l'ennemi,
qui recule jusqu'à l'Èbre, et le soleil s'arrête pour lui permettre d'a-
chever la victoire. Le lendemain matin, Charlemagne revient à lîon-
cevaux pour rendre les derniers devoirs aux guerriers morts, et en
' Auljeitiii, Histoire de la latifjae et Oe lu lillérature françaises au
moyen à(je, I. J, p. 183.
* Aubertiii, Histoire, etc., 1. I, p. 184.
PUÉS^IE ÉPIOUE ET NARRATIVE XVll
l);u-liculier à snn neveu liolaud, qu'il déclure le meilleur soutien de
s(^in royaiune. lUentùt arrive rténiir Baligant avec une Hotte nom-
breuse partie d'Alexandrie ; il vient secourir Marsile. La grande l)a-
taille s'engage, marquée par des prodiges de valeur de part et d'autre.
Eiilin Charlemagne tue Baligant en combat singulier et les païens
s(mt délinitivement vaincus. L'Emjiereur retourne à Aix, où la belle
Aude, fiancée de Roland et sœur d'Olivier, meurt de douleur à ses
l»ieds en apprenant la mort de Roland (C/i>'e5f., 5, 3). Ganelon est jugé
par ses pairs, qui ordonnent le combat en champ clos. Son champion
Pinabel est vaincu par Thierry, qui seul avait été d'avis de ne pas
faire grâce à Ganelon, et celui-ci est écartelé.
Quoique la mort de Roland soit le centre et pour ainsi dire le noyau
du poème que nous venons d'analyser rapidement, on peut dire que
ce qui en constitue la véritable unité, c'est Charlemagne, dont l'im-
posante ligure domine toute l'épopée carolingienne et s'introduit
même dans d'autres cycles épiques, preuve incontestable de sa grande
et durable popularité. C'est par sa puissance, sa grandeur, sa justice,
sa piété, plus encore que par sa force ou son courage, qu'il avait fait
une impression si profonde sur les masses. « Elles se le représentè-
rent généralement comme un vieillard, chez lequel la sagesse n'ex-
cluait pas la force, entouré d'hommes extraordinaires qui étaient les
ministres de ses volontés^ régnant magnifiquement sur des pays in-
nombrables et soumettant tous ses ennemis à ses lois. C'est ainsi que
l'a dépeint l'auteur de la Chanson de Roland '. » Autour de la grande
figure de Charlemagne, le poète a placé des types variés, qui repré-
sentent les principaux sentiments et les aspects divers de l'âme hu-
maine. « Roland, c'est le courage indiscipliné, téméraire, superbe, et,
pour tout dire en un mot, français. Olivier, c'est le courage réfléchi
et qui devient sublime à force d'être modéré. Naimes, c'est la vieil-
lesse sage et conseillère, c'est Nestor. Ganelon, c'est le traître, mais
non pas le traitre-né, le traître-formule de nos derniers romans, le
traître forcé et à perpétuité : non, c'est l'homme tombé, qui a été
d'abord courageux et loyal et que les passions ont un jour terrassé.
Turpin, c'est le type brillant, mais déplorable, de l'évèque féodal,
ijui préfère l'épée à la crosse et le sang au chrême-. » Si l'on peut
admettre avec M. Gaston Paris, qu'en général « la faiblesse de la
caractéristique est sensible dans l'Épopée française, » il faut faire
une exception pour le Roland : les personnages, du moins les princi-
paux, en sont bien vivants et se distinguent nettement les uns des
autres. Le caractère de Roland, en particulier, est renfermé dans des
' G. Paris, Histoire poétique de Cltarleinar/ne. p. 4.jU.
- Léon Gautier, La Chanson de Roland, éditiou classique, préface, p. xxxui-
XXXIV.
coxsTANS. Chreslomathie. 0
XVlU HTTEK.VrUHK l'HA.Nr.AlsK Al* M(IVI:N A(iK
liynes tivs jirécLses ot coiiscrvu «on unité dans loul 11' (l(''V(_'lo})])(.'nient
• lu poènu'. Certes, voilà un héros, et un héros fortement coneu, mais
(•"est on même temps un héros bien vivant, et un cœur d'homme bat
sous son armure. 11 est vrai qu'il semble étranger aux tendresses de
l'amour : la belle Aude, sa liancée, n'est mentionnée qu'une fois })ar
le poète, et c'est Olivier qui prononce son nom, poui' déclarer que,
s'ils survivent, ils ne la lui donnera pas en. mariage, parce que son
obstination a causé la perte de l'armée; à quoi Iloland ne répond (]ue
ces mots : « Pourquoi me garder rancune? » (l'est que l'ivresse du
combat forme son âme à tout sentiment éli'angci'. Mais (juand il a
succombé dans cette héroïque lutte, le liéros redevient homme : il
pleure à la vue de ses conq)agnons nmrts eu combattant pour leur
grand empereur; il pleure encore quand succombent à leur tour son
lidéle ami Olivier et l'archevêque Turpin; il n'est pas jus([u'à sou
épée sur le sort de la(|uelle il ne s'attendrisse, au souvenir des hauts
faits dont elle a été l'instrument, en songeant qu'elle va peut-être
tomber entre les mains de l'ennemi '.
Le mérite [)rincii)al de l'auteur du Roland, (piei i[u"il soit-, c'est, à
notre avis, d'avoir produit une œuvre naïve, forte, saisissante, pleine
d'intérêt, dans la(|uelle se rellète exact(.'ment répo({ue à la fois guer-
l'iére et religieuse à laijuelle elle a été écrite, et cela par une ins])ii'a-
tion [tersonnelle, à la fois indépendante de la tradition classitpie et
de res])rit religieux exclusif (pii dominait au xie siècle, en un mot,
une œuvre vraiment nationale et nah^e. Sans aller jusqu'à appeler
une nouvelle Iliade la plus belle de nos chansons do geste, nous
avons le droit d'en être liers comme d'un beau produit spontané de
notre sol généreux et de nous réjouir de l'intelligente décision qui eu
a })rescrit l'étude dans les classes d'humanités : il n'est pas d'oMivi'c
plus capable d'entretenir dans l'àme des jeunes générations la Ilanime
viviiiante du patriotisme et le cuite des sentiments nobles et géné-
reux.
' Le désastre do Koncevanx ont lieu en It'iH, et le 15 août, cimniiele montre
l'rpitaphe récemment découverte d'E^^'^iliard, l'un des trois morts ilhistrcs
mentionnés par Eginharl. La forme la phis ancienne de hi lé}<cnde de
]{olond .se trouve d;ms le cliap. XL\ du roman latin qui se réclame du nom
de rarchevê(iiic 'rurjtin, et (pu date du commcncemenl du xii" siècle. D'une
source sensiblement dill'érente dérivent le Roland, du xi" siècle, issu, à ce
(|u'il send)le, d'une chanson du x" dont le KarlatrKignussaga serait une
iiaductidu, et le Carmen de proditione Gurnonis, poème en disticpies latins
(fui e.sldu commi'ncenient du xu"= siècle, nniis où la légiMule jirimitive paniit
mieux «•onsi.'rvée.
- 11 n'e.st pas .sur i\Wi le dernier vers du jjoènie, Ci fait lu geste que Tii-
roldus declinet, si^^'uilie que 2\irold est l'uulcur du poème : le mot décliner
peut s'appliipier également à un scribe ou à un jongleur.
I^OÉSIE ÉPIQUE ET NARUATlVE XIX
1». — La matière de Home la Grande. — Romans irniles de
l'Antiquité.
Les œuvres de rAiiliquité ne cessèrent jamais d'être étudiées un
moyen âge : je parle de l"anti([uité latine, car l'antiquité grecque
n'était guère accessible que iiar Fintermédiaire des traductions latines.
Mais les clercs ne voyaient jiliis dans les cliefs-il^^uvrc ({ue l'exté-
rieur, la forme dont ils avaient l)esoin pour entendre les Ecritures et
les livres de doctrine : ils n'en comprenaient nullement l'esprit. Ce
qu'ils recherchaient dans les œuvres païennes, c'était, non le côté
esthétique, mais le côté moral. T^es rapports de plus en plus suivis
entre le monde des laïques et celui des clercs ne tardèrent pas à rendre
familiers à la littérature })opulaire les noms et les choses de l'Anti-
quité, qu'elle s'exprinu\t en latin ou en langue vulgaire. « Il en ré-
sulta que l'antiquité, transportée dans un milieu hétérogène, subit
une nouvelle transfornmtion en passant dans la littérature romanes-
que, comme elle en avait subi une première dans les écoles ; et l'in-
lluence du milieu fut si forte que la forme littéraire et les fornmles
poétiques furent totalement transformées aussi Inen que la langue,
sans que personne s'aperçût d'un changement si radical. Alors on
peignit des barons du xn^ siècle, tout en croyant représenter des
Troyens, des Grecs ou des Ronuiins i. » C'est alors que Benoit de
iSaiiite-Maure^conqjose le Romande Troie {Chrest.,lG), un trouvère
anonyme VEneas (Roman d'Enée), et un autre anonyme le Roman
de Tlièbes (Chrest., 17), parcourant ainsi à eux trois tout le cycle des
origines de Rome: c'est alors que Jehan de Thuim écrit, en y ajou-
tant une suite, une traduction en prose de la Pharsale de Lucain,
traduction que Jacques de Forest ne tarde pas à versifier: (jue Lam-
bert le Tort et plus tard Alexandre de Bernay écrivent le Roman
d'Alexandre, et que la Bi])le et les Métamorphoses d'Ovide fournis-
sent la nudière d'un grand nombre de })oèmes, dont une partie seule-
ment nous a été conservée 3. Nous allons dire rapidement un mot des
plus intéressantes de ces imitations.
* Constans, La légende d'Œdipe étudiée dans l'antiquité, au hwyen âge
et dans les temps modernes, en particulier dans le Roinan de Thèbes.
Paris, Maisonneuve et G'% 1881, 138-189. Cf. Coniparetti, Virgilio nel medio
evo, I, p. 249-250, dont l'auteur s'est inspiré dans ce passage.
* C'est Inen ainsi qu'il faut écrire, et non Sainte-More, comme on l'a écrit
jusqu'ici le plus souvent : Benoît était plus probablement originaire de
Sainle-MaïU'o, près Chàtelleraut, que de Sainte-More, près Troyes.
^ M. Settegast a récemment démontré que le poème en alexandrins de
Jai'cjues ou Jacot de Forest, 1(? Rornnn de Jules César, était refait sur le
texte en prose de Jehan de Tluiim, intitulé Histoire de Jules César (voy.
Chrest., 18 et 19), qu'il a publié, et non celui-ci sur le poème
XX LITTEKATUliE FRAXr.AlSE AU MOYi;X AGE
Il se forma tlo bonne lieure une légende sur AIexan<lre : on le crut
111s (le renchanteur (''gypticn Nectaneho, qui aurait tronipr la reine
Ulynipias. La i>Ius aneienne turnie de ce roman est le Pseudu-Callis-
Ihènes. écrit en grec au i^r ou au ii« siècle de notre ère, et traduit en
latin dès le me siècle par Julius Valérius, et plus tard, au xe siècle,
]tar rinterjirète Léon. Le plus ancien poème com^josé en France sur ce
fond latin est l'Alexandre d'AlLéric de Briançon ou de Pisançon >,
dont le dialecte ajjpartient au groujjc franco-provençal et se rapproche
de celui du Dauphiné : nous n'en avons qu'un fragment. Comme, du
reste, tous les auteurs français de Romans dWlexandve, il rejette
avec indignation la donnée de la légende gréco-latine sur la naissance
irrégulière d'Alexandre, (jui choquait trop les idées du moyen âge
sur l'hérédité des vices et des vertus. Au xiie siècle, parut un renou-
vellement de 800 vers de dix syllabes, dont M. Paul Meyer a puljlii'
une partie dans son Recueil d'anciens textes, p. 284 sqq. Ces deux
poèmes furent éclipsés dans la seconde moitié du xii^ siècle, d'un
côté par Y Alexayidreïde en hexamètres latins de Gautier de Clifi-
tillon, que l'on expliquait dans les classes, de l'autre par la gran<U'
composition de Lambert le Tort de Châteaudun, qui semble avoir été
non complétée, mais refaite par Alexandre de Bernay, dit de Paris,
en vers de 12 syllabes 2. Le poème s'est formé par la réunion de qua-
tre et peut-être cin(f branches ayant chacune un auteur «lilïérent »,
et dont la dernière, le Testament d'Alexandre, a été attribuée, mais
sans preuves décisives, à Pierre de Saint-Cloud, l'auteur d'une des
branches du Renart. Il a sa source dans la traduction latine du
Pseudo-Gallisthènes et dans Quinte Curce ; mais l'intention qui y do-
mine, c'est de démontrer la vanité de la gloire humaine par le con-
traste des merveilleux exploits d'Alexandre, présenté comme l'idéal
du liéros, avec la mort misérable qui vient le surprendre. Dès
avant 1191, Gui de Cambrai, celui-là même qui, au commencement
du xiiie siècle, a mis en vers l'histoire de Barlaatn et Josaphat
(voyez plus loin), donnait une suite au Roman d'Alexandre, en écri-
vant la Yemjeance d'Alexandre, sujet ipii fut un peu plus tard re-
pris par Jean le Nivelois. Entin, au xive siècle, Jacques de Longuyon
(en Lorraine), s'inspirant de l'idée qui domine dans le Roman, écrit
les Yœux du Paon, dont le but évident est de donner à la chevalerir
les rè'des de la courtoisie, de l'amour et du couratre.
' liypotlièse vrai.semhlal)le Ao P. Mej'or. Le nis. porte : de. Besançon.
* Lo nom d'alexandri?i donné à ce vers vient ou do l'auteur, ou du héros
du poème ; il est (h'i à la grande vogue dont jouit l'œuvre d'Alexandre de
liernay. Nous avons vu, du reste, ce vers employé dans le Voyage de Char-
lemrifjne, qui est antérieur d'un siècle.
^ Cf. P. Meyer, Romania, XI, 218, et Ilist. de la légende d'Alexandre
dans les ■pays romans, Paris, Vieweg, 1883.
POESIE EPIQUE ET NARRATIVE XXI
C'est Benoît de Sainte-Maure qui occupe la place (l'honneui" dans le
cycle de TAntiquité. Vassal du roi d'Angleterre Henri II, il a rimé
pour ce prince une CJu-onique qui continue celle de Wace et dont il
sera question plus loin (voyez chap. VU). Mais Técrivain et le poète
à l'imagination facile se montrent surtout dans le lioman de Troie i,
écrit vers IIGO et dédié à Aliénor, femme d'Henri II, où il faut noter
principalement l'ingénieux éi)isode des amours de Troïlus et Briseïda :
Shakespeare s'en est inspiré dans sa i)iéce de r>-oi7/^s et Cressida, non
directement, mais par l'intermédiaire du latin de (tuI des Colonnes
(Cuido de Columna), qui, traduisant Benoît vers l-28(3, avait réussi à
faire passer son livre }>our original. I.e Routon de Troie est basé en
partie sur le faux Biclys. mais surtout sur le faux Darès, et nulle-
ment sur l'Iliade, que le moyen Age ne lisait que dans les 1075 hexa-
mètres latins du Pseudo-Pindare. L'histoire faluileuse de la guerre de
Troie, en latin, qui se donne comme une traduction du journal grec
de Dictys de Crète, compagnon d'Idoménée, lequel aurait écrit le
récit d'événements dont il avait été le témoin, est prohalilement,
non une traduction d'un roman grec, mais une invention assez ingé-
nieuse de la deuxième moitié du vie siècle, due à un certain Septi-
mius. Un siècle plus tard, parut à Bome une prétendue traduction
d'un journal grec sur le siège de Troie, qui aurait été écrit, au point
de vue troyen, par Darès le Phrygien, mentionné dans Homère et
Virgile. Le pseudo-traducteur prétend être f^ornélius Népos, et dédie
son livre à Salluste : il est proljable qu'il ne fait que résumer sèclie-
ment un récit jdIus étendu qui doit avoir été écrit, ou peut-être tra-
duit, au me siècle, et qui est aujourd'hui perdu. Benoît, qui n'avait à
sa disposition que le Darès que nous avons encore et le Dictys, s'en
est servi très librement; il a su en tirer d'agréables développements
qui, sauf quel([ues longueurs, se laissent lire sans fatigue et olïrent
même des parties tout à fait remarqualjles.
C'est à tort qu'on a, jusqu'à ces derniers temps, attribué à Benoit,
YEnens, poème du milieu du xiie siècle, très librement imité de l'E-
néide, un peu prolixe et maniéré, mais qui otïre des parties intéres-
santes et qui a été traduit en allemand à la fin du même siècle par
Henri de Veldeke. L'étude de la langue des deux poèmes ne permet
pas cette attribution 2.
L'auteur anonyme du RomcDi de Thèbes 3, ({ui a écrit très peu d'an-
' Pulilié par M. Joly, avec une intéressante étude sur les Métaniorphoses
d'Homère et de l'épopée gréco-latine an nioifen âge, 2 vol., Paris, Vieweçf,
1871.
* Voy. .T. J. Salverda de Grave, Introduction à une édition critique du
roman d'Eneas. La Haye, 1H88 (Dissertatioa de Gronin.ïtue).
' Cf. Gonstans, La Légende d'Œdipe, etc., 2' partie, ch. IV, et Roman de
Thèbes, édition critique, puliliée d'après tous les manuscrits connus (Société
XXIl LirrERATURE FRAXÇAISK \V ^rOYK^• AOK
nt'-os après lîonoit et Ta cortainoment pris pour niodèlo, no lui est
inférieur ni pour le style ni jiour l'invention. Ce poème n'est pas sim-
plement une imitation de la Thèbaïde, de Stace, faite à travers une
rédaction latine abrégée : la liberté avec laquelle l'auteur a traité
son modèle, les épisodes qu'il a ajoutés, la peinture exacte des
mœurs du xii" siècle,, en font presque une œuvre originale et dans
tous les cas pleine d'intérêt. Aussi son succès n'a-t-il guère été
moindre que colui du Roman de Troie, tant à l'étrangor qu'en
France. T. a légende d'Œilipe. perpétuée jusqu'à nos jours par des
contes populaires finnois, slaves, albanais, cy2)riotes, etc., était
d'ailleurs très répandue au moyen Age, au moins daus le monde des
clercs et des biùjues instruits, et ses transformations au point de vue
chrétien, dnnt les i»rincipales sont représentées par la Légende d)i
2iaiie (ùrfjoire (commencement du xu<^ siècle) et par la Lêcjende de
Ji/dns {ww siècle), quoique émanant des clercs, devinrent francbe-
ment populaires i.
Dès le xiie siècle, on puisa largement dans les Melamorphosea
d'Ovide, en les adaptant au milieu chrétien qu'elles devaient ins-
truire et édifier. Nous avons conservé du commencement du xiii" siècle
deux channants poèmes de cette provenance, publiés dans le recueil
de Barbazan et \Iéon ; ce sont : Narcisse et Pyrame. et Thishé. Il a
dû en exister d'autres, comme le montrent les fréquentes allusions
des troubadours : ainsi il y a en anglais un lai (YOrphèe, imité d'un
))0ème français disparu. Au xiv siècle, Clireslien Legouais, de
Sainte-More, ))rès Troyes, écrivit une traduction amplifiée d'CJvide,
qu'il appela VOride mo)-aUsp i;i dont la titre indifjue assez les ten-
dances et les procédés d'exécution.
c. — La malièrc de BrcUn/ne. — Roman relltfpfe.
Parmi les i-omans du cycle d'Arthur ou de la Table-Ronde, M. Oas-
ton Paris distingue deux groupes : les romans français fondé.s sur
des poèmes anglo-normands perdus qui avaient une base galloise, et
les romans couq)osès en France à l'imitation des premiers, mais
sans modèle anglo-normand et par conséquent gallois. A cette der-
dps ancipns textes français), 2 forts vol. iii-8 (sous presse, pour paraîtm
en 18^H).
' Cf. Constant, /. /., cli. TH. Ces légendes ont pour caractère commun l'in-
cpsto, voloiitaiie ou involontaire. Cf. la Vie du pape Gréf/nire le Grand, pu-
Jihéf par M. Luzarclif, 18.^7 (M. G. Paris prépare une édition critique de ce.
beau pr)ème), et ses imitations françaises et itafiennes, la Legr/enda di Ver-
fjoijna (Bologne, Piomafinoli, 18(5!)), le DU du huef (.Tnliinal, Nouveau
recueil, etc., 1, ^2), la liourjoise de Rourrae (.Jultinal, \, ?'.»), etc. L'origine de
la légende seiulile être Jiyzantine, et elle a dû arriver en France par l'Italie.
POESIK KPIorE 1:T XARRATIVK XXIII
nièro classe de poèmes, <fu"il est parfois diflicile de distinguer des
premiers, et qui sont de véritables romans (Uaventure violemment
idact's dans le cadre de la Talde-Ronde, appartiennent vraisembla-
Ijlenient les romans de Meriadoc (le Chevalier aux deux épées, publié
par M. Fœrster), liirjoiiier (appelé par quelques-uns « Lancelot de
Jelian», ms. du duc d'Aumale), Meraurjis de Porllesgriez (par Raoul
de Houdenc, puliliéparM. Michelant), Clif/c!i(Ch)'esf..23.1), Giiin-
f/lain ou Le bel infonnn (publié par M. Hippeau), Jaufrè, Morien,
le Chevalier à Ut Manche, Tarée (conservés dans le Lancelot néerlan-
dais), et plusieurs des romans dont Gauvain est le héros •. Nous nous
occuperons ici exclusivement des romans d'origine celtique.
« Les romans l)retons, » dit M. Gaston Paris i, « sont le produit du
contact de la société française et des Celtes; ce contact a eu lieu sur-
tout, sinon exclusivement, en Angleterre (il faut admettre cependant
qu'il s'est |»roduit, quoique plus faiblement, entre Bretons et Nor-
mands sur le sol continental) ; il remonte à la conquête de (Tuillaume,
mais il n'a pas eu iVetfet littéraire avant le second tiers (environ) du
xii" siècle. A ce moment se produisent à la fois dans le monde clé-
rical et dans le monde laïque des tentatives pour faire pénétrer dans
la littérature générale les traditions ou les contes propres aux Bre-
tons ((tallois) et restés jusque-là inconnus aux autres peuples. Gau-
frey de Monmouth écrit i^on HUloria Britonrtm et sa Vila Merlini^;
William de Malmeslnirv, pour illustrer les prétendues antiquités de
l'église de Glastonbury, puise dans les légendes Ijretonnes: des \'ies
;ipocryi)hes ou interpolées de saints bretons font pénétrer dans l'ha-
-liographie des lictions plus ou moins anciennes de provenance cel-
tique. D'autre part, les jongleurs Invtons parcourent l'Angleterre (et
' G. Pari.s, Romania, X, p. 468-5*50, Études sur les romans de ht Table-
Ronde, dont nous résumons ici le début.
* Romania, X, p. 4(i6.
3 En ll;38 et llôO (ce dernier ouvrapte en hexamètres latins). Il avait déjà
composé en 113Ô la Prophétie de Merlin, qu'il emprunte (en donnant le
nom de Merlin à l'enfant sans père qui prédit l'avenir au roi saxon Yorti-
frern) à Marcus Scoti<:;ena, auteur au ix" siècle d'une histoire falnileuse des
Bretons. Cette histoire parle pour la première fois des exploits d'Arthur (f? i/o;
bellorum): elle est plus connue sous le nom de Nonnius, qui n'en a écrit
que la préface. UHistoria Britonum a eu un immense succès, mais n'est
pas la source des romans celtiques. Elle a eu au xii^ siècle un gi-and nombre
de traductions françaises en vers, dont la plus célèbre est celle du normand
IioJtert Wace (U-V)), en vers de huit syllaljes, intitulée la Geste des Bretons
ou le Brut d'Anrjleterre, parce qu'un certain Brutus, petit-fils d'Enée, se-
rait le père des Bretons. Il l'oflrit à la reine Aliéner de Guyenne, femme de
Henri II : c'est une abréviation de Gaufrei, augmentée de traits fal)uleux
empruntés à la tradition; elle a été publiée par Le Roux de Lincy. MM. Hof-
mann et Yolmœller en ont récemment publié une autre traduction incom-
plète, également en vers de Imit syllabes, sous le nom de Ber Mïmchener
Brut (le Brut de Munich). Celle de Geoil'roy Gaimar (vers llôôj est perdue.
\xiv Lrn'KitAiii'.i: iHAxr.AisK AU M(»yi:n a(;f,
aussi la France) en jonaiil sur lu rotf on la liai[ie des lais, niurceanx
«lo ninsit|iit' ratlachi's à (|ul'1(iu(' avcMituix- roinanescjue on mytholc;-
{iTuino. dont les poètes français donnent l)it'iitôt des versions pins ou
moins fidèles i. Plnsienrs de ces lais, rap[)ortès au même personnage,
finissent par lui faire une sorte de biographie i)oètiijne. T«dle parait
ètrt' roriginc dr's romans consacrés à IMstan {ChrcsL, 21 et 22), les
l»lns anciens jient-ètre (jui aient paru en vers IVançais-'. »
A cette classe, il faut joindre celle des romans épisodlques, (\m
racontent nnc aventure particulière, un exploit isolé d'un chevalier :
la plupart des romans «le ce genre se l'apportent à (Tanvain. Ces
divers romans ont été refaits par les trouvères français, «:[ui les ont
adai)tés aux irneurs et aux idées de leur temps : c'est dire que la
courtoisie, qui déjà dans les poèmes normands avait modifié dans
leur forme les aventures traditionnelles, a pris plus d'importance
encore, et que l'amour, qui ne domine pas encore comme il le f(M"a
plus tard, est intervenu pour susciter l'aventure et mettre en i-elief la
courtoisie du liéro« 3. C'est ainsi que Chrétien de Troyes (1170-118.S),
dont le style a des qualités remarquables, refit, à l'instigation <le
Marie de France, comtesse de Champagne, les romans d'Erec et
Enide, d'Yrain ou le Chevalier au Ij/on {Chrest., 2S,2),ot('Ou\ qui se
rapportent à T^ancelot et au saint G ra al '►, c'est-à-dire CUç/ès, Percerai
le Gallois^, Lancelol du Lac ou le Chevalier à la Charrette; c'est
' Marie de France, l'auteur des Fahles, qui savait le breton et l'an^ilais, a
Iradnit une douzaine de ces lais: l'un des plus intéressants est celui du
Citer refeii.ille, qui se rapporte à la légende de Tristan (VA. CfiresL, 2\}.
("àlous encore le lai à'Ir/naure, variante du roman du Cliàfelain de (loucy
(V. p. XXX), le lai de Frêne, dont le sujet est dévclopiié dans le roman do
Galeran (V. p. xxx), etc.
* Voici la légende de Tristan et d'Iseult .-Tristan, neveu du roi Marc de
Cornouailles, l'a délivré d'un ennemi terrilile (à l'origine, un monsire comme
le ;Minotaure). Chargé ])ar lui d'aller chercher sa fiancée Iseult, il hnjl par
erreur un philtre destiné au roi et qui doit assurer un amour inaltérable
entre riiomme et la fennue qui en auront bu ; de là ses amoiu's avec Iseult,
dont le récit, altéré dans les formes postérieures qu'il a prises, était à l'ori-
u'ine empreint d'une poésie sauvage et pénétrante.
^ a. l^aris, Ro>iiani<(, X, p. /jGH.
' (Test le nom celti(pie du vase, où, croyait-on, avait été recueilli le .sang
de Jésu.s-(;hrist, et que .tosepli d'Arimathie avait transj)orté eu Bretagne.
Les chevaliers de la Table-ltonde le cherchaient à travers mille périls.
•' (chrétien ne put l'achever. Il fut continué par un anonyme, qui s'occupa
exclusivement des aventui-es de Gauvain, cl par (îaucher de Dourdan, qui
développa le vrai sujet du poème, la recherche du Graal, mais laissa encore
l'o-iivre inachevée. Plusieurs trouvères s'essayèrent après lui à la terminer :
l'un d'eux écrivit quelques vers seulement, les deux autres furent bi^aucoup
plus abondants. Celui des deux qui eut le plus <le succès fut Mennessier de
Lille, qui écrivait vers 1220 pour Jeanne de Flandre, petite-nièce du comte
l'hilippe, sous les auspices duquel Chrétien avait commencé le roman.
L'autre se nounnait (ierbert de Montreuil : c'est l'auteur du Roman de la
l'OÉSIE ÉPIOUE Kl' NAUHATIVE XXV
ainsi (■'•^'alenicnt quVint été romposé^ Icler, Diirmarl le Gallois,
(iidnglain (lils de (Tauvaiii), ote. En face de ce groupe de récits bio-
graphiques ou épisodiques, il faut eu signaler un autre, dont le
succès a été bien plus considérable et dont les caractères sont sensi-
l)lt'nient ditlerents. Artliur et (Tenièvre y acquièrent une grande
importance : les amours <le celle-ci et de Lancelot (dont le Lancelot
de Chrétien n'est qu'un épisode), et la quête du saint Graal, que Lan-
celot^ne réussira i)as à trouver à cause de son amour coupable, tandis
qu'il est trouvé dans certaines versions par (Tauvain, dans d'autres
l)ar Perceval, dans d'autres par Galaad, fils de Lancelot, ce sont là
deux (l'entres de cycles ditférents, qui d'ailleurs se pénètrent de
toutes parts, et où le mysticisme et la courtoisie sont poussés jusqu'à
un raffinement excessif. Voici qTielques indications sur les romans
qui nous restent de ce groupe.
En dehors des continuations du Perceval de Chrétien, il faut signa-
ler la tentative faite, au commencement du xiii^ siècle, par le che-
valii'r Robert de Boron (village près de Montbéliard), pour donner
l'histoire com})lète du Graal. Empruntant à Gaucher l'idée que ce
vase avait appartenu à .Joseph d'Arimathie, apôtre de la Bretagne,
dont le corps était censé reposer dans le monastère de Glastonbury,
il écrit d'abord la première partie de l'œuvre, le Joseph d'Arimathie
on le Saint Graal, histoire du Graal en Orient, qui a pour source les
évangiles apocryphes. La 2^ partie, Merlin, dont il ne l'este que
'0) vers, s'inspire de Gaufrei de Monmouth et sert de lien entre le
Saint Graal et le Perceval, imitation de Chrétien de Troyes, qui
ne nous est parvenue qu'en prose. Peu après, entre 1210 et 1230,
furent composés les sept grands romans en prose du cycle de la
Table-Ronde : 1» le Grand Saint Graal, renouvellement ûxx Joseph
d'Arimathie; 2^ Merlin, sans modification, mais avec une seconde
partie (C/î>*e5^, 24); i^(» Arthur; k^^ Lancelot, en cinq parties: 5» la
Qitète du saint Graal; 0» la Mort d'Arthur, amplification de la fin
du récit de' Robert de Boron; 7o le Tristan, de Luce du Gast, qui
fut bientôt amplifié, sous le nom de Brait ou Brèt (le dernier cri de
Merlin perfidement enfermé vivant dans un tombeau par la femme
qu'il aimait), par un certain Elle, qu'on surnomma de Boron, parce
([u'on le crut parent de Robert, et à qui l'on attribua l'immense
l'Oman de Palaraède (également appelé Meliadus dans sa première
partie et Guiron le Courtois dans la seconde), lequel est consacré
aux pères des héros de la Table-Ronde. Gautier Map, à qui l'on a
Violette. Sa rédaction est intercalée assez maladroitement dans le manus-
crit, entre la continuation de Gaucher et la rédaction de Menessier, ce qui
donne pour l'ensemlile du poème plus de 03,000 vers. Voy. G. Paris, la Lit-
térature française au rnoyen âge, p. 97 sqq. et Rornania, XYIII, 175 sqcj.
XXVI IJTTKRATrHK FHAXr.AISK AU MoYKX AGE
ntfrilnu' i»lusieurs do ces romans, soiiiblc n'en avoir <''('i"il aucun '.
Lt' succès dfs romans de la Table-Ronde se répan<lit dans toute
l'Europe et persista jus(ju'à la lin du xvie siècle. Vers le milieu du
xv Kiècle, on compose encore en France le roman en prose de Perce-
forest, et en Espapfue et en Portuj^fal celui (VAinadts, sans doute
«Vaprès un ori^,dnal français. AmarJis répandit jusqu'à la folie le ujoût
des romans de clievalerie : la spirituelle [larodie de Servantes. l)n//
Quichotte (i(>().")). amena heureusement une ivaction salutaire, mais
qui dépassa le liut et dut contribui'r ])Our beaucoup au dédain que
portèrent le xvii'' et le xviii'' siècles à l'ensemlilc d«' la littérature du
moyen ù'jc
•1. — Littéral me hjjzdnluic. — Romans cCavenluve^.
T.n littérature byzantine, qui a exercé une -^rrande influence, encore
insuffisamment étudiée, sur une bi-anche importante de la littéralui-e
du moyen iVe, provient du rapprochement <le la Grèce et de l'Oi-ii'iit
après la conquête d'Alexandre. Le romand est né en (irèce du contad
des deux civilisations. L'(puvre la plus ancienne qui mérite vraiment
ce nom est VJfistoirr habi/lonietme, do •Ti\M\]>]\(i\u\ production orien-
tale revêtue d'une forme o^recque. Les Vies de Pi/tluif/ore, jiar Por-
jihyre et Jamblifjue. d'Apolloniiis de Tyane ])nY Pliilo.strate, de Pro-
clus, de Plotin, ])leines de miracles et d'inventions merveilleuses, ont
eu è</alement une j][rande vogue, sans qu'on puisse déterminer exacte-
ment leur intluence sur l'Occident; mais V Apollonius de Tyr, dont
l'oriffinal grec perdu est du m" siècle, et cpii, traduit probal)lemeMl
au vie siètde, a fourni, comme nous l'avons vu, en changeant l'éjKxjue.
la matière de Jourdain de Blaye, a eu des imitations nombreuses.
A cette première période, purement littéraire, en succède une autre,
plus obscure à cause de la pénurie de documents, qui va de la fon-
dation de Constantinojde jusqu'aux croisades; elle nous est surtout
connue par la littérature populaii-e bulgare imitée en Esclavonie el
en Russie. Pendant cette période, la France n'a guère comniuni(|u<'
avec l'Orient que par l'Italie méridionale, restée à moitié grecrpie:
fdle en a cependant tiré le sujet de plusieurs romans dont nous
allons dire un mot.
Le roman grec de Barlanm otJoasapli ou Josapixat, dont l'origini'
' n. Paris. Cours professé à l'École des Hautes Études en 1880-1881.
"- Nous empruntons les élémeuts de ce chapitre à M. G. Paris, loe. laud.,
et Romania, passim.
' Lo.s poèmes imité.s de l'Antiquité, et les productions du second ftse dans
l'épopée nationale mélant,'co d'éléiiients étrangei's, i)riront le nom de romans,
comme les poèmes d'aveiituro proprement dits.
l'OESIE EPIQUE ET NARRATIVE XXVI l
indionne ost incontostal)!»» i (Jonftaph ost un des noms do Bouddha),
a dû ètro trailuit en latin au xiie siècle, avant de Tètre en français,
puis en allemand. I^e conte indien de SmcWxkl est celui qui semble
avoir eu la meilleure fortune en Occident. Il s'en est formé deux
jjroupes de rédactions: « l'une composée àwDolopatfiosi, qu'écrivit en
latin, proliablement d'après un récit tronqué, k la fin du xiie siècle,
le moine cistercien .Jean de Haute-Seille, et de la traduction en vers
français ([u"en fit Herl)ert peu de temps après ; l'autre, comprenant
plusieurs versions françaises et latines (Roman des Sept Sages, His-
toi'ia Septem Sapienlivm), dont le rapport exact n'est pas encore
déterminé, mais dont les relations sont très étroites (cf. Chvest., 20).
(Test un roman à tiroirs dans le genre des Mille et V7ie Nuits. En
voici le cadre : Un roi veuf se remarie ; il a de sa première femme un
fils ([u"il a fait élever hors de la cour, et qui y revient son éducation
terminée. Sa marâtre, voyant ses propositions galantes repoussées,
l'accuse, comme Phèdre et la femme de Putiphar, d'avoir voulu la
séduire. Le roi la croit et condamne son tils à mort. Son fils A'enait
de faire vœu, pour obéir aux recommandations de son précei^teur
Sindil)âd, de ne pas prononcer une parole pendant sept jours; il ne
peut donc se <lisculper. Le roi a sept ministres, qui viennent tous les
jours lui raconter, sur les dangers de la précipitation et la défiance
qu'on doit avoir à l'égard des femmes, une histoire qui décide le roi à
ajourner l'exécution au lendemain, et cela jusqu'au septième jour,
où l'enfant se disculpe et où la marâtre est punie. Dans les romans
ilu groupe oriental, chacun des sages raconte deux histoires ; dans
certains romans occidentaux, qui semblent nous donner la tradition
primitive, ils n'en disent plus qu'une, et la reine fait la contre-partie;
dans d'autres (le Dolopathos), les récits de la reine sont supprimés,
probablement par suite d'un manque de mémoire de celui qui raconta
la légende au moine de Haute-Seille. Ajoutons (jue .Jean a substitué
Virgile à Sindibâd dans le rôle de précei^teur du prince, et qu'il lui
fait raconter aussi une histoire. Les histoires varient d'ailleurs d'une
rédaction à l'autre, et il n'y en a qu'une {Canis) (|ue l'on trouve par-
tout uniformément : c'est celle du chien cjui avait sauvé un enfant
i-n tuant un serpent qui allait le dévorer, et que le père tue dans un
moment décolère, parce qu'il le croit coupable de meurtre. Celle qu ■
l'on désigne sous le nom de Puteus (la femme qui fait semblant de
sr' jeter dans un puits pour rentrer ensuite chez elle), et qui se trouv(>
lussi dans l'œuvre de Jean, ainsi que Gaza (l'histoire du voleur du
iivsor), est trop connue par Georges Danâ.in \)c>\w qu'il soit utile
• T^es légendes de source indienne passent ordinairement do l'indou on
jiersan, du persan en syriaque, du syriaque en arabe, do l'aralio en j^rec ot
du fjroc on latin.
XXVIll LIIIKHA ri'KK FKANÇAISK AU MOYKX MiK
(rinsister. Les antres liisloin-s du DoUqxithos sont rnipruntrL's à
(riiutres sources i. »
Nous avons déjà attribué à la Yie de Saint Grégoire une source
byzantine. tTest encore d'après des traditions de même oriyine que
l(^s ^fraudes figures d'Hippocrate, d'Aiistote, de Virgile, ont été tra-
vesties et qu'on leur a attri])ué non seulement un pouvoir magi(ine.
mais encore des aventures ridicules, cpù démontr<Mit à la fois et la
malice des femmes et les fail)lesses auxi|uelles sont exposés les sa-
vants et les sages, comme les autres hommes. C'est ainsi ipi'Aristote,
(jui reprochait à son élève ses complaisances pour sa maîtresse, se
voit l)ientôt forcé par elle à recevoir un l)àt et à lui servir de mon-
ture, à la grande joie d'Alexandre, qui survient tout à coup 2.
Dans la seconde période, celle des croisades, les rapports de l'O-
rient et de l'Occident sont directs et bien plus fréquents; aussi en
résulte-t-il un grand accroisseiuent de richesses jiour notre littéra-
ture. Ce qui domine dans ces compositions, ce sont les voyages mer-
veilleux, les histoires de magie, de talismans, de pirates, les aven-
tures d'amoureux séparés malheureusement et se retrouvant après
des événements variés. Voici une liste des principaux romans qui
dériveht de cette source : !<> Erncle {Héraclius), ])ar Oauthier d'Ar-
ras (vers 1160) : la première partie remonte à un roman grec, dont
une forme i)opulaire moderne a été récemment retrouvée dans le
poème de Ptocholéon, tandis que la deuxième, d'origine orientale,
raconte l'histoire d'un homme réduit en esclavage, ([ui recouvi'e sa
liberté grâce à ses connaissances magi(iues (publié par M. Masz-
mann); 2" Flore et Blancheflor, dont on a deux rédactions diffé-
rentes du xne siècle : c'est le sujet du Filocopo de Boccace, dont
Tine forme altérée se retrouve dans la délicieuse chantefalde d'AMca^-
sin et Nic-olette, écrite au xn« siècle, en partie en prose, en partie
en laisses assonantes de sej)t syllabes (Voy. ch. III, p. xxxtii) ;
3*> Cliffès, par Chrétien de Ti-oyes. qui a fait entrer son héros dans le
cycle de la 'J'able-Ronde (voy. })lus haut ]). xxiii-xxiv ; un second
• (i. Pari.s, Romania, IX, :U0 ; cf. liomania, II, ■'18I sqq.
* Voir le Lai tVAristolc, par Henri (rAiidoli, frouvèro normaïul du xni" siècle,
qui est égak'Uient l'auteur du DU du chancelier Philippe, do la Bataille
des vins et de la Bataille des sept arts; ses œuvres ont été récennnent
puliliées par M. Héron, Rouen, 1H8(). Cette létieude, (jui avait déjà été
mise au théâtre au siècle dernier, a dans ces dernièiT-s années fourni à
deux auteurs aimés du pulillc, MM. Alphonse Daudet et Paul Arène, la ma-
tière d'un charmant opera-connque en un acte, le Char, dont M. Emile Pes-
sard a écrit la musique et qui a été rejné.senlé à rOpèra-(Jomi(jue le IH jan-
vier 1H78. — Pour la légende de Virjiile magicien, on peut consulter l'excel-
lent livre de M. dmiparetti, Virgilio nel iiicdio cvo, ;i vol., I^ivourne, 187;i,
et celui de M. A. (iraf, Roma nella mcmoria e nelle immafjinazioni del
rnedio evo (2 vol., Turin, 18^f3), cli. xvr.
POESIE El'lQUE ET NARRATIVE XXJX
poème a été yreli'é sur le même sujet, c'est la Femme de Salumoti.
aujourd'hui perdu sous sa forme originale en français, mais qu'on
retrouve en bulgare, en russe, dans le poème allemand de Salonion
et Moroît (= Marcolf) et aussi, avec quelques ditl'érences, dans le
Bâtard de Buxillun. continuation de Bauduin de Sebuurc i : ce
sujet olfre beaucoup d'anabigie avec Roi'uéo et Juliette; 4" Flo)-i)noHt
(intitulé dans un manuscrit Le Roi Philippe de Macédoine), com-
posé en 1188 à Châtillon-sur-Azergue (Pdiône), par Aimon de Ya-
rennes, ({ui déclare avoir vu son original à Philippopoli : c'est l'his-
toire des ancêtres d'Alexandre; 5» Athis et Porphirias ou Le Siège
d'Athènes (xiiie siècle), attribué sans preuves suftîsantes à Alexandre
de Bernay, l'auteur du Roman d'Alexandre : c'est l'histoire de deux
amis qui se font des sacrifices vraiment liéroïques. La première
partie a été traitée par Boccace (De'caméron, 8e journée), proljable-
ment d'après la môme source byzantine, et aussi dans la Disciplina
clcricalis de Pierre Alphonse et sa traduction française, le Castoie-
ment (Conseils) d'an père à son fils; Go le Roman de la Violette,
par Gerbert de ]\Iontreuil (1230), dont une deuxième forme se trouve
dans le Comte de Poitiers (xiie siècle), et des variantes plus altérées
dans Giiillaurne de Dole, le conte en prose de Floire et Jeanne, etc.;
7o le Roman de la Manehi/ie, par Philippe de Beaumanoir (né à
Rémi, Oise), dont le sujet a été souvent traité, principalement en
Italie : il s'agit d'une femme, mère d'enfants charmants, qui est
accusée d'avoir donné le jour à des monstres (pulilié par M. Fr. Mi-
cliel, et récemment par M. Suchier pour la Société des anciens textes
français); 8° Parthénopeus de Blois [Chrest., 20), une des plus belles
œuvres du moyen âge (fin du xiie siècle) : c'est l'histoire de Psyché
avec interversion des rôles; 9° Florence de Rome (xive siècle);
lOo le Dit de V empereur Constant, publié dans la Romania, VI, 161
sqq., par M. Wesselofsky; 11° Floriant et Florette, pviblié par
M. Fr. Michel ; 12'^ le Roman de Cléomadès, par Adenet le Boi (fin
du xiiie siècle), publié par M. Scheler : on y voit un cheval de bois
traversant les airs, emprunt aux contes indiens par l'intermédiaire
du grec; le même sujet a été traité par Girard d'Amiens dans
Meliacin: 13" Guillaume de Paterne. pu])lié par M. Michelant pour
la Société des anciens textes français. Il y est question d'un prince,
lils du Boi d'Espagne, changé en loup par les maléfices de sa ma-
râtre, qui veut assurer le trône à son propre fils. Le loup-garou se
fait le protecteur (hi prince Guillaume, fils du roi de Pouille, exposé
' La composition cyclique dont faisaient partie ces deux poèmes racontait
les croisades depuis l'origine, remontait même jusqu'aux ancêtres de Gode-
froy de Bouilli:)n, et descendait jusqu'aux guerres de Phifippe le Bel contre
les Flamands: la perte de cette dernière partie est surtout regrettable.
N.N.N. LmÉKATUUH FllAN'r.AlSK AU MoYEK ÂGE
dès sa niiissauce. Celui-ci étant devenu amoureux de Aléliur, iillu de
Venipereur de (tivco, ils s'enfuient revêtus chacun d'une peau d'ours,
(|u'ils échanyfent i>lus tard contre une peau de biche, et jj;râce à la
protection du loup, échappent à toutes les poursuites. Guillaume dé-
livre, sans la connaître, sa mère, qu'assiégeait le roi d'Espagne. Ce
dernier retrouve son lils et oblige sa seconde femme à lui rendre la
forme humaine. Guillaume, sur les indications du prince d-Espagne,
retrouve sa mère et épouse Mélior. Ce roman intéressant peut être
donné comme le type du ronum d'aventures basé sur une métamor-
pliose; l'i" le Roman de VEscoufle {du Milan), (jue M. Michelant va
également publier: le .sujet rappelle celui de Pien'e de Provence et
la Belle Maffiielonc. Guillaume de Palerne et VEscou/fe pour-
raient aussi bien être d'origine celticiue: 15" Bérinus, roman en prose
du xivf siècle, où l'on retrouve des éléments grecs et orientaux, etc.
Nous citerons enlln quehpies romans d'aventure dont la source n'a
pu encore être bien établie, et d'autres où des légi'udes nationales ou
c<dtiijues se mêlent à des hctions merveilleuses : i" Ille cl Galleron,
par (Tautier d'Arras, écrit en 1157 ; 2" Araadas el Idoine, i)ul)lié i)ar
M. Hippeau, où l'on voit trois fées présider aux destinées humidnes :
comme Amadis, Amadas est pendant quelque temps fou d'amour;
:-5" Galeran de Bretagne, ])ar Renaud, charmant poème qui déve-
loppe le sujet du lai de Frêne (i)ublié par Boucherie); 4» Richard le
Beau {Chrest., 25), publié par M. Fœrster, où se trouvent réunies
lieux légendes souvent traitées au mo^^en âge et d'origine orientale,
celle du Mort reconnaissant, et celle du Fils qui recherche son
père: 5» le Châtelain de (.'oucy (par .Jakemon Sakesep, lin du
XIII" siècle), dont on a une variante (lanslelai d^If/naiire: c'est l'his-
toire émouvante, souvent traitée au moyen âge, d'une femme adul-
tère à (|ui son mari fait manger le cœur de son amant. Le châtelain
de (loucy est étranger à ce conte : le poète ne l'en a fait le héros que
jiour pouvoir y insérer plusieurs de ses chansons; 6° Guillaume de
Dole, où se trouvent intei'cidées, comme dans le précédent, des chan-
sons d'auteurs différents; 7» Blonde d'Oxford, par Phili])i)e de iJeau-
numoir ou de Rémi, publié par Le Roux de Lincy : a beaucoup d'ana-
l(jgie avec un charmant roman du xv^ siècle, Jehan de Paris
{Chrest.., 2H);So la Châtelaine de Yergi, aventure d'amour au dé-
nouement tragique, qui, par la linesse de l'analyse et la délicatesse
des sentiments annonce déjà le roman moderne (xiiie .siècle ; une
nouvelle édition, par G. Raynaud, a été récemment annoncée dans la
Romania); !)« Joufroi (incomplet, milieu du xiie siècle), publié p:ir
.MM. Hofmann et Muncker : le troubadour Marcabru, Henri 1er, i-,,i
<r.\nglelerre, et sa femme, Aélis de Louvain, y figurent; lOo Mélu-
sinc {la fée), aïeule su])posée des Lusignan; 11" Robert le Diable,
puldié par Tréiiutii'u ; 12" EuslacJie le moine, ronuin en partie
l'OÉSlE El^IQUE ET XAUKATiVE XKXI
historique, où sont racontées les aventures d'un liardi partisan, Ini-
,L;an<l audacieux autant que chevalier, qui fait le désespoir du comte
de Flandre et du roi d'Angleterre (publié par Fr. Michel), etc.
e. — Fahleaux. — Contes et Xouvelles.
Il est diflicile de séparer les fahleaux i des récits épiques et des
romans, quelque modestes que soient ces piquantes productions de
Tesprit français. (Test surtout tjn Orient (ju'il faut chercher la source
des tableaux ; plus rarement, ils reproduisent un fait réel ou sont
des œuvres de pure imagination. Les contes imliens, créés par les
brahmanes ou apj)ropriéspar eux au point de morale qu'ils voulaient
enseigner, sont arrivés eu Europe, d'abord par les Byzantins, puis
par les Arabes d'Espagne et les croisades. Le recueil d'exernjiln
formé par. Jacques de Vitrv en Judée contriljua beaucoup à réi)andre
par la prédication le goût de ces histoires dans le peuple ; l'esprit
malicieux des jongleurs sut tirer parti de cette riche matière en l'as-
saisonnant d'observations fines, de traits satiri(|ues et trop souvent
licencieux. Les vilains, les clercs, les femmes, sont principalement
l'objet de leurs attaques : cela s'explique par ce fait que les tableaux
étaient surtout composés pour les clievaliers et les bourgeois. Parfois
cependant, le vilain, avec sa rouerie naïve et son gros bon sens, a le
])eau rôle: ainsi le Yilain qui cunquist Paradis par plait, Saint
Pierre et le Jongleur, le Vilain Mire -, Constant Duhaniel, Bru-
nain lavache au i^restre. (Fautres encore, nous montrent, pour ainsi
dire, la revanclie du pauvre hère méprisé et bafoué. Si un tro]) grand
nombre de ces fahleaux, par la grossièreté qu'ils affectent, échappent
à l'analyse, on en trouve cependant qui ne sont qu'amusants, comme
le Curé qui rnangca les mûres, Estnln , Brifaut (Chrest., ;28, 1 et,2) ;
d'autres qui respirent la morale la plus pure, connue la Bourse
pleine de sens^ la Housse partie (ou le Bourgeois dWhbeville), le
'hevalier au barizel; d'autres encore dont la langue est empreinte
d'une exquise délicatesse, comme le Vair Palefroi. Tous ont pour
jirincipal mérite de n(jus donner un tableau sincère des mœurs des
xiie et xiii" siècles, tableau d'autant plus exact qu'il est moins tra-
vaillé et moins voulu, et à ce titre ils constituent une des principales
' Fableaii, diminutif de fahle ; fahlel (lunne au rég. pliir. f'ableaus, en pi-
card fabliaus, forme qui a prévahi à tort. On appelait fables des liisturiette.-5,
des contes amusants, qw les nobles se faisaient raconter après ])oire par les
jongleurs; lorsque ces rèeits étaient en vers, la fa))le prenait le nom drf'nblel.
-Ce conte, d'origine indienne, se retrouve dans presque toutes les littéra-
tures. Molière, lors(pi'il écrivait Le Médecin mulf/ré lui, en avait certaine-
laent lu quelque imitation, qui pouvait, du reste, être iudépeudante de notre
fal)lrau.
XXXll LITTEUA rrUE FRANÇAISE AU MOYEN XGE
ricliesses de notre ancienne littérâtnre. Les faLleaux sont souvent
anonymes: parmi les auteurs connu», nous citerons seulement :
liulf'bcuf (."3 plaisants fahleaux), Huon le Roy (le Yair Palefroi),
t'ourteharbe (les Tvoia Aveugles de Compièçjne), Jehan Beclel ou
]»eut-être Bodel (9 fitbleaux au moins, entre iinU-ç^ Brutiain, le Sou-
hait insensé ei Gombert et les deux Clercs, qu'ont imitérArioste et La
Fontaine, dans le Berceau), Gautier le Long (le Yalet (jeune
homme) qtii d'aise à malaise se met (en se mariant) et la \euve),
l't Bernicr (la Housse partie) i. Tous ces auteurs vivaient au plus
tard au xnie siècle. Dés le xive, le genre se transforme : la verve
railleuse et trop souvent grossière disparait pour faire place à un a ri
plus raffiné, qui s'inspire des novellieri italiens et donne naissance
à des recueils de contes moraux ou simi)lement amusants, où la
galanterie tient plus de place que la morale. Le plus connu de ces
recueils est celui des Cent Nouvelles nouvelles {Chrest., 27), com-
posé à Genappe (Belgique), vers 145(3, par le Dauphin, lils de
Charles VH, qui devait régner sous le nom de Louis XI, et quehpu's
seigneurs de ses amis, mais rédigé [)eut-ètre par Antoine de la Sale,
l'auteur bien connu des Quinze joies du mariage. Nous'ne parlons
pas, bien entendu, des auteurs de nouvelles du xvie siècle, la })ériode
que nous étudions ne dépassant pas la lin du xve.
in. — POÉSIE LYRIQUE ET PASTORALE.
Si l'on veut donner aux mots « poésie lyrique » leur sens le plus
large, il convient d'appeler de ce nom toute poésie de courte étendue,
régulièrement divisée en strophes, dans laquelle les paroles sont
subordonnées au chant. La poésie Ij'rique exprime d'ailleurs soit des
sentiments généraux, soit un sentiment personnel dans lequel s'exalte
l'âme du poète: ce dernier trait appartient plutôt aux troubadours,
c'est-à-dire aux poètes lyriques du Midi. La poésie lyrique du Nord
semble bien être originale, quoiqu'on ait longtemps soutenu le con-
traire : la publication d'un certain nombre de romances et pastou-
relles du xiic siècle î a montré qu'elle n'était pas moins ancienne que
celle du Midi, et le caractère particulier qu'elle affecte est une preuve
de plus que, sauf dans certains genres particuliers plus savants,
comme Y Aube et le Salut d'Amour, elle est essentiellement originale.
En effet, les plus anciennes romances françaises sont des récits épi-
' Cf. Victor Leclerc, Histoire littéraire de la France, t. XXIII, p. ll'i, «'t
1J0(U- tous les fal)leaux cités, A. de Montait,'loii et G. Hayiiaud, Recueil r/énc-
ral et complet des falAimix des xni'= et xiv siècle, Paris, lH7'-J-88, t) vol.
* AU-franzirsisclie liomanzen und Pastourellen, lioruusgege))en von
Kiirl Bartsch, Leipzig, 1870.
l'OESlE LYRIQUE ET PASTORALE XXXIII
ques, des chansons d'histuire ou de toile i, comme on les appelait au
moyen âge : les chansons de Raynaud et Belle Ererjibo)\ Belle
Doette {Chrest., 38), Belle Idoine^ Belle Aiglantine, Belle Isabeau,
Belle Yolande, etc., sont de véritables petits drames, où l'expression
vive et légère, les détails gracieux ou naïfs laissent tout son relief à
la lutte des passions qui s'y agitent, et à ce titre elles ont un caractère
franchement populaire, ou du moins semi-populaire, que n'ont pas
les poésies raffinées des troubadours.
Une autre forme ancienne de la poésie lyrique, où le Nord semble éga-
lement avoir devancé le Miûi, '$&i\^pastourelle {Chrest., 31,2).Raimon
Vidal, dans son Donat provençal, avoue expressément que le « parler
de France, vaut mieux et est plus avenant pour faire romances et pas-
tourelles 2. » Le sujet en est moins relevé que celui de la romance et la
scène est placée à la campagne ; cependant, de bonne heure, les hautes
classes y figurent. Tantôt un chevalier oû're son amour à une bergère
I [ui, le plus souvent, lui préfère le berger son voisin : c'est ce thème qui,
développé et augmenté de la peinture des jeux des bergers, a fourni
la matière des nombreuses pastourelles de Bohin et Marion, et plus
tard (bxJeu de même nom, par Adam de la Halle {Chrest. ,'sQ). Tantôt
un chevalier rencontre une dame dans un verger ou un sentier fleuri,
et engage avec elle une conversation amoureuse, où l'on voit poindre
déjà les allégories du Roman de la Rose; ou encore, comme dans la
délicieuse chantefable à! Â.ncassin et Nicolette {Chrest.. 30) dont il
convient de détacher la deuxième partie, qui a un tout autre carac-
tère, l'auteur place dans un cadre pastoral d'une fraîcheur charmante
le récit d'un amour à la fois naïf et passionné.
Ces -formes primitives de la chanson française, d'origine essentielle-
ment populaire, ont des strophes inégales de trois à huit vers à rimes
consécutives et terminées par un refrain de rime différente : l'as-
sonance y domine. Dés le commencement du xiiie siècle, elle est
remplacée par la rime, et Audefroy le Bâtard, d'Arras, introduit les
rimes croisées, qui semblent être une imitation provençale. La poésie
lyrique devient savante et artistique, et un grand nombre de trouveurs,
surtout parmi les nobles, s'ingénient à imaginer des combinaisons
nouvelles. Le comte Gonon de Béthune, Renaud, le châtelain de
Coucy, le chevalier Gace Brûlé {Chrest., 31, 1), Thibaut de Champagne,
roi de Navarre {Chrest., 31, 2), Gautier de Coinci, le trouvère Colin
Muset, sont les meilleurs des chansonniers connus de cette époque.
' C'est-à-dire « chansons qu'on chante eu filant ou en tissant la toile à la
veillée : » aujourd'hui encore, ou appelle « chansons de filasse » des chansons
analogues.
- « La parladui'a francesca val mais et es plus avinenz a far l'onianz et pas-
turollas. » {Grammaires provençales, '2= édit. Guessard, p. 71).
CONSTATS. Chrestomathie. c
XXXIV LITJKHATURE FRANÇAISE AU MOYEN AGE
La Chanson cVamour (Chrest., 31,.l), la Chanson pieuse (Chresl.,
32), la liott'uenfje (Chresl., ,%), qui, comme le Ballet, servait à accom-
paj/ner les danses, le Jeu-pnrli {Chrest., îij), le Molel (Chresl., 34),
dont la forme est emi)runtée aux cliants litury:iques, le Salut cVamour,
espèce d'épître galante : voilà les principaux genres cultivés au
xiiic siècle.
Avec le xivc siècle, rinspiration (liiiunnc, et l;i (lifliculté vaincue
semble être le but au({uel tendent ])rincipaleme)it les trouvères. J.e
Chant royal, destiné à célébrer surtout Dieu et la Vierge, la Ballade
(l'ancit'ii Ballel asservi à des règles plus rigoureuses), le Rondeau
simple (pluslard Triolet) ou double, prennent diins la faveur i)ul)lique
la place des formes plus lil)res et j)lus siuq^les créées par les trou-
vères de rîige précédent. D'abord Eustaclie Descluuups, dans son Art
de dicter et faire cJtansons, etc., puis, au siècle suivant, Henry de
Croy, dans son Art et science de rhétorique, s'épuisent en etforts
l'idicules j)0ur nous apprendre à distinguer les innomlirables espèces
de rimes et les différentes formes de Ijallades et de rondeaux à la
mode. Deschanq)s {Chrest., 38) joignant l'exemple au précepte, n'écri-
vit pas moins de 1175 ballades, 171 rondeaux, 80 virelais, sans
compter le Miroir du mariage, en 13,000 vers environ, et quantité
de menus i)oèmes. Son maître et son ami, Guillaume de Macliaut
(chef-lieu de canton des Ardennes), Fauteur du Yoir Dit ', dont les
o'uvres ne tardèrent pas à vieillir après avoir joui d'une très grande
popularité, n'avait pas été aussi fécond; il reste cependant de lui
yoo l)allades. 100 ronileaux, la Prise d'Ale.rmid>-ie, en vers octosyl-
lai>iquês, et tTautrcs poèmes assez importants. En même tenq)s que
Deschamps, dans la deuxième moitié du xive siècle, llorissiiit le
chroni(pieur-poète Froissart [Chrest., 37), dont les poésies, j)ul)liées
]>ar M. A. Schelcr^, sans atteindre à la valeur de sa prose, ne man-
quent ni de grâce ni d'intérêt. Les plus importants de ses poèmes
sont: le Trettié de VEspitielle amoureuse, le Joli buisson de Jo-
nèce, le Pai'adis d'amour et la Prison amoureuse, ©ù se trouvent
mêlées des lettres en prose. Peu après, la savante (Christine de Pisan,
qui se dit l'élève d'Eustache Deschamps, se délasse de la conqwsition
de ses graves traités de ])olitique et de morale par des poésies amou-
reuses non dépourvues d'ali'éterie, et aussi i)ar des poésies d'un carac-
tère plus élevé, comme le Poème de la Pucelle (1410), ou même
purement didactique, comme le Livre de Mutacion de fortune (1403),
essai d'histoire universelle, le Chemin de long estude, recherche de
' Co ))ij(''ine raconte le.s relations littéraires de G. de Mâchant avec une
jr-nne princesse de dix-sej)! ans, Aj,Miès de Navarre, .sœur de Charles le Mau-
vais, et leur entrevue à la cour de ce prince.
* BiHixellos, 1871, 3 vol.
POÉSIE LYRIQUE ET PASTORALE XXXV
la vertu qui convieut le mieux au gouvernement du monde, et
l'Epislre â'OUiea la déesse a Hector de Troye, con><eils adressés au
jeune duc d'Orléans, lils de tlliarles V, sous une forme allégorique,
où la prose explique les vers.
Le xve siècle est l'empli, en outre, par les noms d'Alain Ghartier,
de Martial d'Auvergne {y Amant rendu cordelier à l'observance
d'amours, publié par M,Michelant pour la Société des anciens textes
français, les Arrêts d'Aniour, les Vicjiles de Charles VII, etc.), de
CJiarles d'Orléans, d'Olivier Basselin et de Villon, poètes de valeur
inégale, mais que rassenildent un vif sentiment des malheurs qui
désolent la France et un patriotisme d'un bon exenqile à cette époque
troublée. Après le remarcjualjle éloge de Jeanne d'Arc, de Christine,
viennent le Lay de la Pair et la Ballade de Fougères, d'Alain Chartier,
où le poète a^tpelle de tous ses vœux la lin des hostilités et la libéra-
tion définitive du territoire; puis les Vigiles de Charles VII, de
Martial, œuvre plus loualjle par l'intention que par l'exécution ; puis
encore les joyeux et patriotiques Vau.r-de-Vire du foulon Olivier
Basselin, qui trouva la mort dans un combat contre les Anglais i.
Charles d'Orléans même, dont la douceur élégante et un peu triste
semblait peu faite pour s'élever si haut, trouve des accents vraiment
lyriques pour exprimer la joie que lui inspire la conquête de la
Guyenne et de la Normandie; et de son côté, Villon, le poète de la
rue, dont le talent est pour ainsi dire la contre-partie de celui de
Charles, dans sa Ballade de Vhoïineur français, lance d'éner-
giques malédictions contre ceux a qui mal vouldroient au royaume
de France-. »
Mais ce n'est pas seulement dans cette pièce, c'est dans toutes ses
œuvres, bigarrées et diverses comme son existence, que Villon fait
preuve, et pour le fond et pour la forme, de qualités vraiment na-
tionales : son esprit tout parisien aljonde en saillies imprévues et ori-
ginales; son style vif et piquant fait songer aux meilleures pièces de
Voltaire. Après avoir donné le Petit Testament, dont les legs satiri-
ques constituent le fond, il agrandit sa matière en la reprenant dans
le Grand Testament. Mûri par le malheur (il avait déjà failli être
pendu à Paris pour ses méfaits et sortait des prisons de l'évèque
d'Orléans, à Meun-sur-Loire), corrigé, pour un temps du moins, de
sa légèreté coupable, il est dominé par la pensée de la mort et de
' Les poésies pul)liéL'.s sous son nom .sinit l'œuvre de l'avocat de Vire Jean
Le Houx, mort en KilH, comme l'a démontré M. Gasté, Étude sur O. Basselin
(1886); les vi'ais Vaux de Vire de Basselin et de la joyeuse société qu'il pré-
sidait, s'ils ne sont jias entièrement perdus, doivent survivre dans les chan-
sons populaires de la Normandie. Voir Chrest., 39.
* Ci. Auljertin, Histoire de la langue et de la littérature françaises au
moyen âge, II, 107-108.
XXXVl LITTKRATUUE FRANÇAISE AU MOYEN AGE
rinstabilitê.des choses humaines, et trouve pour rexpriinor des ac-
cents d'une vérité saisissante,, comme dans cette admirable Ballade
des dames du temps jadis (Chresl., 40,1), où, énumérantlesl)eautés
,célébres des temps écoulés, il les compare mélancoliquement aux
neiges d'antan. Le rire arrive à son tour, bientôt suivi de larmes,
quand, ayant par hasard parlé des « Innocents », ce mot lui rappelle
les ossements qu'on y avait rassemblés, et qu'il se figure rayonnantes
de gloire, de jeunesse et de beauté, les tètes des heureux de la terre
maintenant confondus dans une triste égalité {Chresf., 40, 1). Cette
souplesse merveilleuse, cette aptitude à rendre les sentiments les
plus opposés, cette élévation de la pensée, le font bien supérieur à
son contemporain, le chanoine-procureur Goquillart (mort en 1510),
dont la poésie facile et provinciale tourne sans cesse dans le cercle
étroit de la satire des mœurs bourgeoises, qu'il savait du reste mer-
veilleusement observer. Ces deux noms nous permettent de passer
sans transition à la poésie satirique, à laquelle il convient d'associer
la poésie descriptive et didacticiue.
IV. — POÉSIE S.VriRIQI.E, DESCRIPTIVE ET DIDACTIQUE.
Si l'apologue se rapproche du fableau, parce que c'est un récit, il
s'en distingue nettement par la IforaZe, qui en est l'élément essentiel,
et à ce titre il se rattache mieux à la poésie didactique qu'à la poésie
narrative. Les fables ésopiques, en partie d'origine indienne, en
partie d'origine grecque, ont été simplement traduites par les Ro-
mains. Phèdre, Avianus (fin du ive siècle), à plus forte raison le
prétendu Romulus imperator (au plus tard au vue siècle), dont les
trois livres de fables en prose ne sont qu'un dérangement des iambes
de Phèdre, n'ont rien inventé. Vers le xe siècle, on a ajouté au Ro-
iiiulHS un appendice, composé de fables venues sans doute de l'Asie
par la tradition orale; c'est surtout cet appendice^ qu'à traduit Marie
de France {Chrest., 41), sous le nom tVYsoxtet, nom qu'on donnait
alors à Romulus. Ses fables, qu'elle dit avoir traduites d'une version
anglo-saxonne, aujourd'hui perdue, du roi Alfred le Grand, ont été
composées sous Henri II (avant 1180); malgré leur sécheresse, elles
méritent la grande popularité dont elles ont joui, principalement par
la Moralilé, qui se distingue par sa hardiesse et un sentiment très
vif des souffrances des faibles et des oitprimés. Un autre recueil de
fables a été traduit quatre fois en vers français : c'est celui qui est
connu sous le nom bizarre <le Anonyinus Neveleli, et que le moyen
âge appelait Ysopus. Ce n'est d'ailleurs qu'une réfection en distiques
latins des trois premiers livres de Romulus, non utilisés par Marie.
Le Roman de Renart (Chrest., 42), dans sa forme française pri-
mitive du xi« siècle, est aujourd'hui perdu, mais nous pouvons nous
POESIE SATIRIOIT:. descriptive et didactique XXXVII
en faire nno idt'-f par les épisodes qui furent traités en vers latins
ilans les Flandres {Isengrhius, 1120; Reinardus, avant 1160) et par
une imitation allemande de Henri de Gliechesare (vers 1180). C'était
à l'origine une suite d'apologues, dont la lutte du loup, devenu Isen-
fjrin^ et dvx goupil, devenu lienart, constituait l'unité. Il n'y avait,
non plus que dans les premières branches du ronmn que nous possé-
dons, ni allusions satiriques, ni vues philosoj^hiques : c'était tout sim-
plement matière à plaisanterie inventée par des clercs pour l'amuse-
ment des laïques. Autour des principaux personnages, dont les noms,
très répandus au moyen Age en Allemagne, ne prouvent nullement
l'existence d'un Thierepos^ germanique, se groupent Chanleclair {le
coq). Barhii.e (la chèvre). Couard (le lièvre), Xoble (le lion). Brun
(l'ours) Beliii (le mouton), Tibert (le chat). Drouineau (le moineau),
etc., tour à tour victimes des tours pendables de Beyiart, qui réussit
toujours à éviter le châtiment dû à ses méfaits. Les plus anciennes
branches du cycle que nous possédions sont le Pèlerinage Renart,
qui est peut-être de Pierre de Saint-Cloud (fin du xiie siècle), et le
Jugement de Renart, i>ar un anonyme : ces deux poèmes, par l'ex-
cellence de la langue, le naturel du style, la finesse des descriptions,
peuvent être rangés parmi les meilleures productions du moyen âge.
Mais dès le milieu du xiiie siècle, l'abus des imitations amène la dé-
cadence; les peintures obscènes, les attaques violentes contre la
société dominent et débordent l'ancien cadre devenu trop étroit. Alors
paraissent le Couronnement de Renart, Renart le nouvel (1288),
par Jacquemard Gelée. Enfin, au commencement du xive siècle,
Renartle coyitrefait, par un clerc de Troyes, qui avait été épicier,
clôt la série des romans de Renart par une immense composition
assez indigeste, mais précieuse pour l'étude des mœurs de cette
époque, où règne un esprit frondeur et même vraiment démocratique :
On y trouve de tout, même une histoire universelle en partie en
prose.
La satire a pris d'ailleurs de bonne heure dififérentes formes dans
notre littérature; une des plus anciennes est celle qui consiste à
peintre satiriquement et de suite les diverses classes de la société,
comme dans les diverses formes des États du rno?ide et dans le
Livre des manières, de l'évèqne de Rennes, Etienne de Fougères
(vers 1170), publié d'abord en autographie par M. Talbert, puis
re^-^a par MM. Boucherie et W. Fœrster dans la Revue des langues ro-
' C'est le nom que donnait Grimm à un groupe d'épopées, dont les héros
auraient été des animaux, et qui auraient constitué le patrimoine particulier
de la race germanique avant la séparation des difl'érentes tribus : l'épopée
animale serait le pendant des Niebelungen. P. Paris a démontré depuis
longtemps l'inanité de cette hypothèse.
XXXVIII LllTERATURE FHANr.AISE AU MOYEN AGE
mnues. Il faut on l'nppvochfi' les Bibles fie niiyot <h' Provins
(vers 12'20) et <le Hugnies de Hersi. très airieuses, surtout la première,
pour 'Tètude «les nueurs. Les satires contre les femmes abondent;
elles sont dues pour la i)lupart à des clercs et dictées par la défiance
et la crainte dos pièges que la femme est censée tendre à leur vertu.
]/Ernfif/ile nit.r fe/nmi's (Chresf.^^S), que l'on a à tort attribué suc-
cessivement à Marie de Compièjfue, à Jean Durpain, et à Marie de
France, est sans doute l'œuvre d'un homme : ce petit poème du
XI le siècle s'est accru par des aiblitions siu-cessives de valeur fort iné-
gale, mais le nombre des stro]»lies originales ne peut guère dépasser
onze ou douze. Ta^s grandes puissances du temps excitent aussi la
verve des trouvères : les Templiers sont violemment attaqués, peut-
être sur l'ordre de Philippe-le-Bel, dans le Roman de Faiivel, remanié
vers 1810 par François des Rues et Challou de Pestain; la royauté, à
son tour, quoique l'attaque soit indirecte, n'est pas ménagée dans le
Dit (Jii pape, du roi et des mojrnaies et dans les Ariseme7its au roy
L(n/s. qu'un l)Ourgeois de Paris, (iodefroy, se permit d'adresser au fils de
Pliilippe-lu-P.el, au début de son règne. Les Itourgeois, les vilains
{Les ri^igt-qiiatre ma7ïières de vilains, etc.), les usuriers, les modes
(Dit des cornettes, etc.), l'Université, vivement soutenue par Rute-
beuf contre les ordres mendiants, exercent tour à tour la verve de
nos trouvères.
Outre ces productions où domine la note satirique, il faut men-
tionner les nombreuses poésies légères dont le but est surtout d'amu-
ser : lo les Dilx : dits des lixes de Paris, des Mousliers, des Cris de
Paris, de la Maille, de YErherie, i)ar Rutebeuf (Chrest., 48), de la
Dent, par Archevesque (Chrest., 40), etc., dont quelques-uns cepen-
dant ont un but moral, comme le dit des Trois morts et des trois vifs
et les dits assez développés de Beaudoin de Gondé (fin du xni» siècle)
et de son fils Jean (Chrest., 50); 2° les Débals, Dispuloisons ou Ba-
tailles, cadre commode dont on a usé beaucoup : débat de Vdme et
du corps, de Synayoçjue et Sainte Eylise, du Croisé et du Descroisé
(\)x\Y Rutfbriif), du Vin et de Veau, etc.; h\ Bataille des vins, celle
des Sept Ars, par Henri d'Andeli, où l'on trouverait les éléments d'une
étude sur l'enseignement au xir siècle, etc.; 8o le.s Testaments, dont
nous avons dit un mot à })ropos de Villon; 4" les Congés (Jean
Bodel, etc.); 5" les Fatrasies ou liesveries (parodies du 2^<^i(er, du
credo, coq-à-l'âne, etc.); G» enfin, les traductions de Vies de saints, le
plus souvent légendaires, ou de Miracles, en jjarticulicr des miracles
de la Vit-rgei, et les poésies d'un caractère moral ou i-eligieux, connue
le Besant de Dieu, de Guillaume de Normandie, la Chantepleure,
' Gaulier de Coinci, prieur de Vic-.sur-Aisno et de Saiiif-Médard de Soissons,
mort on Ti^iJG, est le plus couuu de ces versilicateurs de miracles.
POESIE SATIRIQUE, DESCRIPTIVE ET DIDACTIQT-E XXXIX
1,1 Voie de paradis (trois ivilactions diffHrpntPs au xiiie sièclo, et au
xiv, uno iiinnouso compilation de Guillaume de (Tuilleville, le Pèle-
rinage de la Vie humaine, sur le même sujet), et surtout \^ Miserere
et le Roman de la Charité, du Rendus de Molliens (dernier quart
du xiie siècle), dont ]\I. Van Hamel vient de ilonner une excellente édi-
tion critique, et les Yers de la Mort d'Hélinand i, dont le succès fut
immense au xiiie siècle et dans les siècles suivants.
Les poèmes allégoriques doivent nous arrêter un peujjlus longtemps,
en particulier le Roman de la Rose, dont la première partie, due à
Guillaume de Lorris, mort en 1260, n'est en somme qu'une espèce
d'A/'^ rfVfû/^er développé dans le cadre d'une allégorie assez froide,
où la rose, que l'amant cherche à conquérir dans le jardin d'amour,
représente la possession de la femme aimée. L'auteur s'inspire
d'Ovide, mais en se conformant à l'idéal de la courtoisie au xiiie siècle,
idéal peu élevé qui se résume dans l'art de faire des conquêtes. L'in-
novation-consiste dans la dramatisation des faits dont l'âme est le
théâtre et la personnification des sentiments qui s'y manifestent, I)ayi-
gier(résif^tance).Bel-Accîieil, Male-Boxche, etc. : innovation fâcheuse
d'ailleurs, malgré son énorme succès, qui faussa jusqu'à la fin du
xve siècle les conditions normales de la poésie amoureuse. Les appli-
cations les plus anciennes et peut-être les meilleures du système se
trouvent dans \ç Roman de la Poire, demessireThDDaut (C/u'es^.,45)
et dans le Songe vert, encore inédit dans une bililiothèque privée
d'Angleterre et que nous nous proposons de publier bientôt dans un
travail d'ensemble sur la littérature allégorirpie. La seconde partie du
Roman de la Rose, due à Jean de Meung, quoique maintenue dans
le même cadre et gardant les mêmes personnages, est d'un tout autre
caractère et appartient ijlutôt à la poésie satirique, et aussi à la poésie
scientifique, dont nous allons dire un mot tout à l'heure. Un esprit
nouveau, l'esprit de recherche et de liljre examen, anime les pâles
acteurs du drame. « La mythologie ne leur est pas moins familière
que l'Évangile : déjà j^arait chez eux ce paganisme de langage et
presque de croyance, cette idolâtrie érudite et poétique qui éclatera
deux siècles plus tard dans l'enthousiasme de la Renaissance.
Guillaume de Lorris avait dispersé parmi les bosquets du Jardin
d'Amour un essaim de sylphes gracieux ; Jean de Meung en a fait
une académie, un collège d'encyclopédistes. A leur tête il a placé
* Héfinand, moine de Froidmont, mort en 1229. Son poème affecte ime
forme très particulière : la strophe est de 12 vers octosj-Ualnques disposés
sur deux rimes.
- L'allégorie, en particulier dans les questions anioureu.ses, se montre déjà
dans des romans et des pastourelles du xn' siècle, mais sans être encore éri-
gée en système.
xr. r.iTTKH.vrrRK françatsk au moyen x^e
iloiixiiorsonnagescnV'Spnrlni. dnnte Xainre o[ son clinpolain Géniits:
l'un ot l'autre ont le secret de la pensre du poète et reçoivent la
mission spéciale de faire connaître le fond delà doctrine'. »
Cette science de Jean de INIeung est naturellement celle de son
temps, mélant<e de vérités, d'erreurs grossières et de légendes bizarres,
amenées pai' la manie de tout moraliser qui avait transformé d'une
façon si étrange les Métamorphoses d'Ovide et qui devait plus tard,
sous la plume de Christine de Pisan, faire servii" les poétiques
légendes de la mythologie grecque à l'éflucation du Jils de Charles V^.
De bonne heure, la poésie de langue vulgaire avait disputé au latin
l'honneur de vulgariser les sciences, en particulier l'astronomie et
riiistoire naturelle. Dès le premier tiers (hi xii^ siècle, le Normand
Pliilippe de Thaûn écrivait son Comjpiit (Chvest., 46) et son Bestiaire;
peu après, le livre de Gemmis de Marbode (évêque de Rennes à par-
tir de lOfHî) était traduit en octosyllabes (Chrest., kl), et les imitations
de ce \)vem'\QV Lapidaire français se succèdent en France et à l'étran-
ger jusqu'au xvi^ siècle. Les Volucraires et les Bestiaires ne sont
pas moins nombreux : les plus fameux sont le Bestiaire divin de
Cuillaume de Normandie et le Bestiaire d'Amour de Richard de
Furnival, publiés tous deux par 'M. Hippcau, où les moralités et les
allégories remplacent le plus souvent les ol)servations scientifiques.
V. — POKSIE DRAMATIQUE.
La forme la plus ancienne de la poésie dramatique en France est
le Mystère, issu lui-môme du Trope, cantique rimé et dialogué en
latin, qu'on intercala dès le x" siècle dans les offices célébrés aux
grandes fêtes de Noël, de i'Kpiphanie et de Pâques. Le plus ancien
trope qui nous soit i)arvenu est celui des Prophètes du Christ (fin
du xic siècle), qui est basé, comme l'a démontré M. Sepet», sur un
sermon faussement attribué à saint Augustin, dans lequel les person-
nages interpellés viennent successivement rendre témoignage au
Ciirist. Les éléments constitutifs de ce drame liturgique, en se déve-
loppant, donnèrent naissance à de nouveaux drames latins, comme
ceux d'Abinhrim, de Moïse, de David, de Daniel, où déjà le fran-
çais est mêlé au latin, et à des drames en français, comme la Résurrec-
tion (en anglo-normand), où le dialogue est encore emprisonné dans
le récit, et Adam (écrit également en Angleterre, mais plus tôt, au
XII'' siècle; voy. Chrest., ~)l), qui fut certainement joué hoi-s de l'église,
' AiibrTtiii, Histoire, etc., II, 37.
' Vov. phis haut, p. xxxiv.
3 BÙAiothèque (le l'École des Chartes, t. XXVITI et XXIX.
POESIE DRAMATIQUE XLI
>;nrle parvis, comme le montrent les indications et les détails qui se
trouvent dans le manuscrit sur les décors, les machines, etc., qu'il
convient d'employer. Cette œuvre, dont certaines parties sont remar-
quables pour l'époque, a été découverte à Tours et publiée par M. Lu-
zarche en 1854 ■.
L'histoire des rapports entre le théâtre des xii^ et xiiie siècles et ce-
lui du xve siècle, si diû'érent à plusieurs titres, n'a pas encore été
complètement éclaircie, malgré les savants travaux de MM. L. Gau-
tier- et Sepet. Les éléments pour l'étude de cette période transitoire
manquent presque complètement, par suite de l'usage où l'on était de
confier surtout les rôles à la mémoire. Nous avons bien du xiiie et du
xiv siècles un certain nombre d'œuvres la'ïques représentées hors de
l'église, tantôt par des clercs, tantôt par des laïques, entre autres le
Jeu de saint Nicolas de .Jean Bodel (Chvest., 52) et le Théophile
de Rutebeuf. et ces 40 Miracles de la Vierge du xive siècle réunis
dans le manuscrit de la Bibliothèque nationale, que la Société des
anciens textes français vient de publier, et qui montrent quelle teinte
de mysticisme aveugle et parfois douloureux avait revêtu, durant
cette époque malheureuse et tourmentée, la dévotion à la Vierge :
mais il y a loin de là à ces immenses compositions c^ui embrassent
tout l'Ancien ou tout le Nouveau Testament, et dont \?i Passi07i (V Xy-
noul Gréban, du Mans [Chrest., 54), plus tard développée par Jean
Michel, nous offre le meilleur échantillon. Malgré ses 34,574 vers,
divisés en quatre journées, la pièce est intéressante en certaines de
ses parties, non pas dans les passages relevés, mais comme le disent
les éditeurs dans leur Préfaces, dans ceux ou l'auteur « quittant le
cothurne, parle avec aisance, parfois avec gaieté, la bonne et franche
langue populaire. »
Les origines du théâtre comique sont peut-être encore plus obscures.
Avant l'établissement des confrères de la Passion, qui occupent, à
partir de 1402, le théâtre de l'hôpital delà Trinité, les Enfants Sans-
Souci et les Clercs de la Bazoche avaient été autorisés à jouer en pu-
blic des i^arces, des Moralités et des Sotties. La sottie se rattache à
cei^ fatras ou fatrasies, dont le moyen âge nous a légué de nombreux
exemples ; on en distingue deux espèces : la sottie amoureuse, desti-
née à être récitée dans des piiys de rhétorique, et le jeu des pois piles,
' Pour toute la l:)ihliothèque du théâtre du moyen âge, voir Petit de Julie-
ville, Les Mystères (Paris, 1880, 2 vol.) et Répertoire du théâtre comique
au moyen âge (Paris, 1887).
- Articles clans le journal Le Monde des 16, 17, 28, 30 août et 4 septembre
187-2.
3 G. Paris et G. Raynaud, Le Mystère de la Passion, d'Arnoul Gréban
(Paris, Vieweg, 1878). — Arnoul Gréban a encore composé, en collaboration
avec .son frère Simon, l'iaunen-se Mystère des Actes des apôtres.
XLII LnTKHATL'HK I-HAXCJAISK AT' MOYKN AGE
petit poènip flraniatiquefl»''liitt'' par îles sots on l);ila<liiis. qui l'accom-
pagnaient souvent (le cnlltntes, et qui n*»''tait en somme qu'une espèce
fie parade (It'stini'-e à pn'-part'r le public à la jiartie st'-rieuse <lu spec-
tacle, le Sermon ou la Moralité: après quoi venait la Farce, pour
clore gaiement la représentation». La plus ancienne farce que l'on
connaisse est c<41t' du darçon et de VA veugle. pulilièe ])ar M. P. Meyer
dans le Jahrhuch fiir rornanische Lileralur. Mais c'est aux xve et
xvi« siècles qu'appartiennent presque toutes les pièces de l'ancien
tliéâtre comique. I^a mcillHure, qui est en même temps ime des plus
anciennes du n'-pertoire, est La farce Pathelin [Chreat., 55), dont
Brueys et Palaprat tirèrent en 170G une comédie en trois actes, récem-
ment rajeunie par VA. Fournier et reprise au Théâtre-Français. 11
faut noter à part, au xiii'" siècle, les deux pièces d'Adam de la Halle,
dont l'une, d'un caractère tout aristoeratique, le Jeu de Robin et de
Marion (Chrest., 58), n'est qu'une pastourelle mise en action; quant
à l'autre, le Jeu de la Feicillée, c'est un bizarre petit chef-d'œuvre
d'un caractère tout personnel, où la satire prend des libertés presque
aristophanesques. (les deux pièces semblent être, avec la farce di'-jà
signalée, les plus anciens représentants du théâtre profane.
VI. — CHRONIQUE ET HISTOIRE.
C'est en Angleterre, dans la première moitié du xiic siècle, que la
Chronique rimée se montre pour la i^remière fois, dans ce mouve-
ment littéraire si remarquable qui se rattache aunomd'Aélis de Lou-
vain, femme, puis veuve.de Henri I^J". Aélis avait d'abord fait écrire
])ar un certain David l'histoire de son mari, i)robablement sous une
forme voisine de celle des chansons de geste. GeolFroy Gairnar, pro-
tégé d'Aélis, fait allusion à ce fait dans son Estore des Ançjleis,
écrite en vers de huit syllabes à rimes plates (forme ordinaire de la
Chronique), premier essai d'histoire générale en anglo-normand, dont
la deuxième partie, qui s'arrête à l'avènement de Henri 1er (1087)
nous est seule parvenue ^ Peu après, Wace (né à Jersey vers 1100,
mort vers 1175), qui avait déjà écrit des poèmes religieux {Concexjfion,
Vie de saint Nicolas, de sainte Marguerite, etc.), compo.se deux
grands poèmes historiques, le Roman de Brut (Geste des Bretons,
1155) et le Rornan de liou {Rollon) (Geste des Normands, commencée
••n 1100). publiés le premier par Le Roux de liincy, le second par >L An-
' Voy. Picot, La Sottie en France (liornania, VII, 2:% sqq.), qui donne
inie lontîne hstc des sotties qui nous .sont parvenues.
* Pul)liée, sous If nom de Chroniques dea rois a^ifflo-saxons, dans les
('hroniqiies atifflo-norrnandes, par M. Fr. Micliol.
CHHOXIOUK ET HISTOIRE XLIII
i\Yeiicn{Chresl., 57*). Le liou comprond deux partios, dont la dernière,
composée 10 ou 12 ans après la première partie, est en tirades mono-
rimes et doit être précédée des 314 alexandrins monorimes jusqu'ici
publiés à part sous le nom de Chronique ascendante (G. Parisj, dont
le titre indique que l'auteur remonte le cours du temps pour résumer
les événements jusqu'au règne de Henri II. L'oeuvre de Wace ne manque
pas de mérite ; mais son style simple et un peu naïf fut démodé avant
(pi'il eût aclievé son œuvre, et le roi le remplaça (vers 1175) par Be-
noit de Sainte-Maure, en Touraine, l'auteur du i?o/>m?? de Tro/e, dont
le style, plus travaillé mais moins naïf et un peu plus prolixe, était
plus conforme au goût du jour. Sa Chi'onique des ducs de Normayi-
die (Chrest., 57'') complète, avec la Chronique de .Jourdain Fantosmei
et la Conquête de l'Irlande, d'un anonyme qui traduisait Morice
Ri'gan, latinier du roi d'Irlande Dermod. le groupe important des
chroniques rimées sur l'histoire d'Angleterre au xiie siècle. Il faut y
joindre xii^ siècle, le beau poème de Saint Thomas le martyr,
de Garnier de Pont-Ste-Maxence, et aii xiii«, le poème important
récemment découvert à Cheltenham par l'infatigable chercheur. M. P.
Meyer, directeur de l'École des Chartes et professeur au Collège de
France, dont la publication complète est si impatiemment attendue.
Ce poème historique, qui est consacré à l'histoire des troubles du
temps du roi Etienne, porte le nom de Histoire de Guillaume le
Maréchal (Chrest., .58) et a été composé peu après la mort du roi
d'Angleterre Henri III (1519) par un poète originaire d'une des pro-
vinces anglaises du continent. Le futur éditeur en a donné des extraits
très intéressants dans la Romania, XI, p. 52 sqq. : il nous pardon-
nera d'en avoir fait usage dans notre Recueil.
En France, on sentit aussi de bonne heure la nécessité de dégager
la vérité historiqi;e des embellissements de la poésie : dès la fin du
xiie siècle, on reproche aux chansons de geste de déguiser les faits et
Ton cherche à remonter au latin, comme à la vraie source de toute
vérité. La Chro7iique de Turpin est alors souvent traduite en prose
(car les vers sont désormais suspects) et à ses légendes viennent s'en
ajouter de nouvelles. L'histoire nationale commence à être écrite
en langue vulgaire : un des manuscrits du Turpin contient une
ChroniCj[ue des rois de France, où les interpolations ne manquent
pas. Vers 1260, le ménestrel du comte de Poitiers traduit les Chroni-
ques lati7ies de Saitit-Denis, et Joinville mentionne, sous le nom de
romayi, une autre de ces traductions, qui est devenue la base de
cette chronique générale, si souvent remaniée, cpii va de la prise de
• Guerre de Henri II contre le roi d'Ecosse, en tirades monorimes d'alexan-
drins.
XLIV LITTERATURE FRAXr.AlSE AT MOYEN A(iE
Troie au règne de (;ii:irlos V i. r/liistoire iiniversello iii("'ine est inau-
gurée. Dès la fin du xii*" siècle, le futur empereur de Constantinople,
Beaudoin IX. comte de Flandre, faisait rédiger en français un recueil
d'histoires qui portait le nom d'Hisloires de Baudoin et fut continué
par son successeur lîauilouin d'Âvesnes : la partie la plus ancienne
est encore inédite. La Chronique riniée de Philippe Mousket (])lus
de 31,000 vers), qui va de la prise de Troie à Tan 1242, se borne à
rhistoire de France : elle est précieuse pour ITiistoire littéraire par
l'usage que l'auteur a fait de chansons de geste perdues. La chroni-
que rimée de (Tuillaume Giiiart, sergent d'armes d'Orléans, intitulée
Branche des royaux lifjnages (12,500 vors, composée en 130G), est
écrite au contraire dans un esprit d'opposition aux chansons de
geste. L'auteur raconte la guerre de Flandre de Philiiipe IV, en 1304 ;
il y a ajouté, à l'aide des Chronicptes de Saint-Denis, une intro-
iluctiou qui s'étend de 11<S0 à 1304, et qui n'ajoute pas grand'chose à la
valeur, du reste considérable, de la partie personnelle de son œuvre.
Mais ce sont surtout les croisades qui ont fourni la matière aux
meilleurs chroniqueurs et historiens français, et en particulier aux
historiens en prose. Nous avons déjà vu la première croisade racon-
tée dans une chanson historique en vers, laC7/««.so?i d'Antioche on
(\e Jérusalem. M. P. Meyer a récemment découvert une traduction en
vers de YHisloria hierosolyraitana de Baudri de Bourgueil, conq)0-
sée vers la lin du xii^ siècle (Iiornania,\ , 1 sqq.) et racontant la ])re-
mière croisade, et aussi (dans un des deux mss.) les événements sub-
séquents jusqu'à Baudouin II. La troisième a produit VEstoire de la
guerre sainte, d'un jongleur nommé Ambroise (12.000 vers de huit
syllabes encore inédits). La quatrième a été immortalisée par l'œuvre
de Villehardouin (vers 1207), qui inaugure avec éclat l'histoire per-
sonnelle et subjective (Chresl., 59) ^, en même temps que la prose s'y
dégage des entraves du latin, qui se font sentir encore dans les tra-
ductions du xii" siècle. Son continuateur, Henri de Yalenciennes, qui
s'est occupé des années 1207 et 1208, quoiqu'il ait plus de brillant et
de mouvement, n'atteint pas au mérite du grave maréchal de Cham-
pagne»; mais Robert de Clari, qui a écrit l'histoire de la croisade à
un point de vue tout différent de celui de Villehardouin, celui de la
gent menue, est à ce titre extrêmement intéressant et mérite d'être
étudié. Les événements des trois premières croisades se trouvent
réunis dans le Livre de In Terre-.S'r/in^e, traduit dès la fin du xii"
' G. Paris, Cours, etc.
* Voir l'excfllente édition qu'on a donnée M. Natalis de Wailly et le cha-
pitre qu'v consacre M. An))f'rtin dans son ouvrap(e phisienrs fois cité, t. II,
p. \m sqq.
' Pultlic on 1874 par M. Ilopf, d'après le manuscrit unique de Copenhague.
1
i
CHRONIQUE ET HISTOIRE XLV
siècle, du latin de Guillaume de Tyr (1184), et continué par plusieurs
chroniqueurs, dont le meilleur est un certain ErnoUl : cette conti- '
nation a seule été publiée par M. de Mas-Latrie. Enfin la septième
croisade est racontée dans la Vie de sai7it Louis de Joinville (1224-
1319), rédigée en 1309 iChrest., 61). Joinville n'est ni un homme de
guerre ni un diplomate, comme Yilleliardouin; c'est simplement un
honnête homme plein de bon sens et de cœur, plus bourgeois que
chevalier, s'épanchant librement avec une naïveté qui fera le charme
éternel de son œuvre. La relation de Pierre Sarrazin, quoique plus
exacte et plus claire, est loin d'avoir la même valeur littéraire. Il faut
aussi signaler le livre, si intéressant pour l'histoire des mœurs, du
Ménestrel de Reims (Chrest., (30), composé en 1220. C'est un récit
de la croisade, avec de nombreuses digressions, où la vérité histori-
que se trouve travestie de la manière la plus naïve; le style en est
plein de grâce et de mouvement. M. N. de Wailly l'a très soigneuse-
ment édité (1878), comme il avait déjà fait pour Joinville et Yille-
hardouin.
Au commencement du xive siècle appartient le Livre de Marco
Polo, rédigé en français un peu altéré par Rusticien de Pise, qui par-
tageait à Gènes la prison du fameux voyageur oriental pendant une
guerre civile, et traduit dans toutes les langues de l'Europe i. Les
progrès de la géographie moderne ont montré l'étonnante exactitude
de ces récits; les fables invraisemblables qu'on y trouve mêlées ne
sont pas de l'invention de Marco Polo, mais proviennent de rensei-
gnements qu'il ne pouvait contrôler. Dans le dernier tiers du même
siècle, Froissart compose sa Chronique (Chrest., 62), qui va de
1326 jusqu'à 1400, et dont la première partie (de 1326 à 1360). imitée
de très près de l'œuvre du chanoine Jean Le Bel, a été rédigée jus-
qu'à trois fois, de 1372 à 1410, date de la mort de l'auteur, de façon
à rendre sans cesse l'œuvre plus complète et plus personnelle ^. Pour
le reste de la Chronique, Froissart ne relève que de lui-même et
vole, comme il dit, de ses propres ailes, grâce aux renseignements
qu'il a passé sa vie à recueillir dans les cours et sur les grandes
routes du continent et de la Grande-Bretagne. Voici comment le naïf
Montaigne juge le célèbre chroniqueur : « J'aime les historiens ou
fort simples ou excellents. Les simples, qui n'ont pas de c[uoi y
mêler quelque chose du leur et qui n'y rapportent que le soin et la
diligence de ramasser tout ce qui vient à leur notion et d'enregistrer
à la bonne foi toutes choses sans choix et sans triage, nous laissent
' PubUé par G. Pauthier, Paris, 1865. Sur la question, un peu obscure, des
n''dactions diverses par où a passé le livi'e, voy. Rom., XI, 429.
* Voir la belle édition de M. Siméon Luce,' encore incomplète, et celle de
M. KeiTyn de Lettenhove (Bruxelles).
XLVI LHTÊH\TrUK FRANÇAISE AU MOYEN" AGE
le jnj^eiiitMit (Mitier pour la connaissance do la vrritr. Tel est, ])ar
exemple, le bon Froissart, etc. » Bien dillérent est Philippe de Coni-
mines, mort un siccle après Froissart. Ses Mémoires {Chrest.,63) inau-
gurent riiistoire politi((ue : ils nous montrent la lutte intéressante et
dramati(ine entre l'esprit politique qui vient de naître, dans la per-
sonne de riiabile et perlide Louis XI, chanq)ion de l'unitc française,
et l'esprit fcodal ([ui va succomber avec (iliarles de Bourjj;ogne, der-
nier ri'i)rcseutant (le cette féodalité brillante dont Froissart se plait à
nous peinilrc les brillantes passes d'armes. Le siècle ([ui sépare ces
deux écrivains remar({uables est rempli par un grand nombre d'ou-
vrages liisti)ri(}ues atl'ectant le plus souvent la forme de Mémoires,
•le Biographies, de Jounumx, dans le détail des(iucls nous ne pou-
vons entrer ici '.
VIL — SeUMOXS, traductions et œuvres diverses en PROSE.
Le plus ancien sermon vraiment populaire que nous possé<lions
en français est le sermon en vers, du commencement du xii" siècle,
qui commence parles mots Grand mal fist Adam (voy. Chrest., (î'i),
d'aljord publié par M. Jubinal. M. Suchier vient d'en donner une
nouvelle édition fort améliorée, en y joignant un autre sermon un
peu postérieur, de même forme (sixains rimant en aabcch)^ et de
même dialecte (anglo-normand). Les sermons de saint Bernard
(Chrest., 65) n'ont point été composés en français ; ils ont été traduits
dans la deuxième moitié du xiifi siècle, dans la région des Vosges.
Ceux de Maurice de Sully, évéque de Paris (Chrest., 6G), qui ne sont
guère postérieurs, oU'rent nu mérite littéraire suffisant pour expli-
quer la vogue immense dont ils ont joni. I/éloquencc de la chaii'e a
(Tailleurs fourni en France, au xm" siècle, un assez grand nombre
d'd'uvresremaniuables 3; nuiis au xiv», il semble que l'on se soit borné
à piller l'âge i)récé(lent, jus(prau moment où (lerson (Chrest., 67),
(]ui devait être ]>lus tard chancelier de l'Université, prêclia de-
vant la cour (1389-97) des sermons qui n'étaient pas exenqits de
recherche, mais où la science et le talent se montraient déjà. Plus
tard, devenu curé de Saint-Jean-en-(_Tréve, il composa pour ses parois •
' Il cunviciit de sit^naler cependant, dè.s le cununencenicnt du xui" siècle, des
(,'ssais d'hist(jiro univei-solle en pro.so : Le Livre des Ilisluircs, d'un clore (jui
écrivait ver.s 122Ô sous les auspices du cliAtelain d(; liille Roger, et qui s'ar-
rête au temps de César, et surtout les Faits des Romains, compilation qui s'ar-
rête au même point et contient intercalés divers renseignements intéressants,
notauuuent sur les Gaules.
* Seulement ici les vers de six syllabes se mêlent aux vers de cinq syllabes.
3 Voir Lecoy de La Marche, La Chaire française au xiii" siècle , et Auber-
tiu, Histoire, aie, t. II, p. 2% sqq.
à
SKUMOXS, TRADUCTIONS, ŒUVRES DIVERSES EX PROsE XLVII
sien.s des instructions fjunilières que l'on peut citer conmii' ci' quil
il fait de mieux (1400-1 il 4), et dont la plus grande partie lurent
pultliées pour la première fois en 1502, après avoir été traduites en
latin. L'orateur, rigoureux dans son raisonnement et pédant dans
son exposition, s'y montre trop souvent gêné par les lourdes formes
de la méthode scolastique et n'atteint pas à la noble simplicité de
Maurice de Sully; il ne se montre vraiment lui-même que lorsque,
mettant de côté tout l'appareil de l'école, il se laisse naturellement
emjiorter par la vive sympatliie qu'il éprouve pour le « pauvre
commun »,
Outre les sermons, le moyen âge eut toute une littérature en lan-
gue vulgaire Ijasée sur les livres saints (surtout les apocryplies), et
destinée à l'édilication des fidèles. Les évangiles apocryphes, les
Actes des ApntJ'es, développés par des légendes concernant ceux des
apôtres dont la vie ne paraissait pas assez remplie, les Gesta Pilati,
les Vitœ patrura, etc., eurent une grande vogue. Le Nouveau-Tes-
tament fut traduit dès la fin du xiie siècle. L'Ancien-ïestament
l'avait d'abord été par parties séparées; c'est ainsi que nous avons
la belle traduction des quatre livres des Hois (deuxième moitié du
xiie siècle, voy. Chrest., 68) publiée par Le Roux de Lincy, le Livre
de Job. les Psautiers d'Oxford et de Cambridge, et plusieurs traduc-
tions complètes de la Bible, encore manuscrites. De même le Dlalo-
f/us Gregorii papœ (fin du vie siècle) fut traduit dès la deuxième
partie du xii" siècle ; cette traduction a été récemment publiée par
M. W. Fœrster, sous le titre de : Li dialoge Grégoire lopnpe.Yevsla
fin du xiiie siècle, Macé, curé de La Charité, suivant l'exemple de
Henri de Valenciennes, raconte librement l'Ancien Testament en
40,000 vers. Déjà le livre des Macchabées avait fourni la matière
d'une chanson de geste perdue, dont nous avons deux remaniements
encore manuscrits, l'un d'environ 2'2,000 vers du milieu du xiiie siè-
cle, l'autre d'environ 8,000 daté de 1295. De ces traductions édifiantes,
il con^•ient de rapprocher plusieurs traités de morale, de la lin du
xiiie siècle, comme le Ma?n(el des péchés de Guillaume de Wadding-
ton, et la Somme le Roi, du frère Laurence, appelé aussi le Miroir
du monde ou Des vices et des vertus, dont certains passages sem-
blent annoncer V Imitation de Jésus-Christ '.
Dans l'ordre des lettres profanes, il nous reste à mentionner quel-
ques ouvrages en prose qui n'ont pu trouver place dans les chapitres
précédents. Et tout d'abord, ce livre étonnant de l'Italien Brunetto
Latino, le Livre du Trésor [Chrest., 70), moins remarquable encore
par la richesse de l'érudition dont il est la preuve, que par l'éclatant
G. Paris, Cours, etc.
XLVllI
LITTEUATUKE FRANÇAISE AU MOYEN AGE
témoignage que ruuteiir rend dans sa préface â notre langue, en dé-
clarant que, s'il a écrit son livre en français, c'est « par ce que fran-
çois est plus delital)les langages et plus communs que moult d'au-
tres »; puis le curieux traité de Jehan d'Arkel, Li ars d'amour, de
verfuetdeboneurté (CViJ'es^., 71), probablement basé sur des sources
latines et où la science scolastique déborde de toutes parts; et ces
habiles traducteurs de nos grands classiques latins, Pierre Bersuire,
Simon de Hesdin, Jacques Bauchant, préc^irseurs des savants de la
Renaissance; enfin Christine de Pisan, dont nous avons déjà signalé
les œuvres poétiques, nuiis dont nous ne saurions passer sous silence
les principales œuvres de politique et de morale, en prose, par exem-
ple, le Livre des fais et bonnes meurs du sage roy Charles V, seul
monument contemporain pour l'histoire de ce roi, le Trésor de la
cité des darnes ou Livre des trois vertus pour V enseignement des
princesses, le Corps de Politie^ le Livre de la Paix, et ces curieuses
Epîtres sur le roman de la liose, où le grave écrivain s'indigne,
avec une honnêteté peut-être un peu naïve, de la vogue d'un poème
dont elle croit la lecture dangereuse pour l'honneur des femmes et
des jeunes filles.
Cette revue, trop rapide assurément, nuùs que nous ne pouvions
développer sans dépasser les bornes étroites d'un Manuel un peu
complexe, aura du moins suffi à faire entrevoir à nos jeunes hunui-
nistes la richesse de cette littérature du moyen âge si longteuq)s
ignorée et dédaignée dans notre paj's. Puisse-t-elle exciter chez eux
une curiosité féconde qui les pousse à pénétrer plus avant dans ces
études et à faire une connaissance plus intime avec les œuvres de
nos vieux auteurs ! Nos peines et nos soins n'auront pas été perdus.
CHRESTOMATHIE
L'ANCIEN FRANÇAIS
LES PLUS ANCIENS TEXTES
I. SERMENTS DE STRASBOURG DE 842*
I. SERMENT DE LOUIS-LE-GERMAMQUE
Pro Deo amur et pro Christian poblo et iiostro coinmnu salva-
ment, d'ist di in avant, in quant Deus savir et podir me dunat,
si salvarai eo cist meon fradre Kaiio et in aiudha et in cadhiina
' Ms. BIlil. nat., fs. lat., 9708. — Les plus anciens uionumeiits de la langue française,
publiés pour les cours universitaires par E. Koscinvitz, 2» éd., HeilLronn, 1880. — Fac-
similé en héliogravure dans l'album de la Soc. des anciens textes français. — Dans ce
texte, l'orthographe, altérée par l'inexpérience du scribe, qui écrivait ordinairement du
latiu, ne donne pas toujours des renseignements exacts sur la prononciation de l'époque,
de sorte que le dialecte ne peut en être sûrement déterminé.
1. " Deo n'est pas un mot latin, mais une représentation graphique de la diph-
tongue eu, où Vo a un sou fermé un peu différent de Vu latin = ou français. Cf. meos,
meon, et, dans la Prose de sainte EiUalie, Deo. La place du régime indirect {Deo pour
de Deo, de Deu) entre la i>réposition et le nom n'a rien d'insolite. On trouve souvent des
expressions comme celle-ci : H Deu amis, l'ami de Dieu (suj. sing.).
Les notes afférentes aux plus anciens textes sont stirtout grammaticales et philolo-
giques. Pour les morceaux uon traduits, elles sont surtout explicatives. On voudra bifii
se reporter aux notes des six ju-emiers morceaux pour la solution générale des princi-
pales questions de phonétique ; nous y renvoyons une fois pour toutes, sauf à signaler
au passage les cas particuliers qui pourront se présenter.
Constats. Chreslomalhie. 1
•J CHKESTOMATHIE DE L ANCIEN FRANÇAIS
cosu, si cuni 0111 i)er clreit son fradm salvar dift, in o (jnid il mi
altrosi fa/et. ot al» Ludlier uni plaid iiniKjiiain piiiidrai. (jni
iiieoii vol cist meoii fradre Kaiie in danino sit.
II. SERMENT DE l'aRMÉE DE CHARLES-LE-CHAUVE
Si Lodliiivigs sagi-ainent, que son fradre Karlo jurât, conser-
vât, et Karlus meos sendra de sue part lo suon fraint, si io
returnar non Tint pois, ne io ne neiils, cui eo returnar int pois,
in iiulla aiudlia contra Ludlnnvig nun li iu er.
2. Savir et Xiodir {un \l'' aiicli^ suce iri^i pudeir = ' sapï'io, "potëTo) luoiilruiit, elle/ le scribo
dos Sermenls, une hésitation dans la notation de ei. Cf. sàvier, dans le nis. du Saint
Lcijer. L'i ne saurait être confondu avec celui des verbes de la 2» eonju;,'aisou, oii l'c
était précédé eu latin de c {plaisir, v. fr. taisir, etc.). Cf. sit, dift {= débet), mi, et
d'autre jiart tjuid, in, int, isl, cist; dans ce.s derniers mots, l'on a sans dont-e affaire à
une ortho^fraplie étymologique, et il faut prononcer é. Quanta prindrai, dont on n'a pas
encore donné d'exi)lication satisfaisante, cet exemple ne suflit pas pour qu'on ])Uissu
admettre que les Hern^enis ont nu caractère dialectal. — ^1/c est un accusatif, et non nu
datif. Nous sommes donc en jiréseuce d'une proposition inlinitive régie par dunat.
3. Aiudka ^= adjùla, radical de adjulare, qui a naturellement l'accent sur l'u, d'où il
suit que cet u se conserve, au lieu de tomber comme dans aidier = adj{u)tar^ (cf.
aiut, m, 143). Le dh (ou trouve ailleurs Ih) est une tentative pour indiquer l'affaiblis-
sement de la dentale forte, non encore parvenue à d.
4. Frudra (partout ailleurs fradre), cf. sendra. L'a atone pourrait sans doute être con-
sidéré comme dû à la tendance de Ve à. se clianger en a ajirès un groupe de deux con-
sonnes dont la seconde est >• (cf. en grec irâTpaai. fivôpaai, ËTpaTrov); mais il faut recon-
naître que l'a atone linal ayant encore un son intermédiaii'e entre a et « muet, l'écriture
du scrilje a pu en contracter quelque hésitation. De même, on a ici fradra, fradre, et
non /"rt'rfrt', parce que l'o latin accentué devant une consonne, quoique n'étant plus a,
n'est point encore devenu é (probablement è jilus ou moins ouvert). Cl. salvar, returnar,
Christian, et voy. ii, 0, uote ii macnl.
5. Le subj. fazet est justifié par le sens restrictif du membre de phrase. II serait facile
de le conserver en traduisant : « pourvu qu'il fasse ».
0. Meon vol constitue une de ces locutions dont il est parlé au Glossaire et dans
lesquelles la forme absolue du possessif est employée, au lieu de la forme atone inun,
]iour insister sur l'idée de possession. Cf. meos et sue, ii, 2. Vul est un nom verbal tiré
de valoir, nf)n par apocoiic de la terminaison, mais par l'intermédiaire d'une forme subs-
tantive ' volium, refaite sur ' volio = comme le- montre la forme voil. Cf. deuil, v. fr.
dui'il, duel, dol, etc. = ' dolium, de doleo. Quant .à la non-dijihtongaison de o idul dans
V Alexis, IV, 41, doit être écrit duel), elle n'est point assurée dans un texte oii l'ortho-
graphe est peu sûre et souvent étymologique. A côté de 'inon voil, on disait aussi : ton
vuil, son vuil ; cf. Roman de ThèlJes inédit, ms. B. N. fs. fr. 375, f" 42 r", c. 2 : Son voel,
je croi, vous ocesisi, « S'il n'avait dépendu que de lui, il vous aurait, je crois, tué. » — In
damna sit sont-ils des mots purement latins, constituant une formule usitée dans les
actes et insérés dans le texte ])ar une distraction du scrilic '? C'est i)eu probable. Les
Serments ont, il est vrai, quelques autres mots à forme purement latine, comme in I,
1, 2, etc., pro i, 1, quid, i, 4, nunquami, o, jurât, conservât ii, 1, ce qui ue i)rouve nul-
lement que ces mots aient été réellement j)rononcés comme en latin, mais indique l'inex-
périence du scribe a noter les sons poimlaires.
2. Sendra, avec l'acfent sur la première syllabe, ])our Si-ndre (cf. fradra). A. côté de
seiidre, on trouve sindre, et d'autre part sire, qui vient d'une forme f)ù \'n a disjiaru
l>ar suite de l'eruploi fréquent de ce mot comme iiroclitique (' se'ior, cf. pire ^=2ie.jor).
3. Pais = ' -fjocsum, jiour ' jiolsum, qui a dû exister a côté de possum. Le groujie Is
change régulièrement sa dentale en gutturale, qui à son tour devient yod (i consonne)
et forme diplitonguc avec la voyelle qui i)récècre. Cf. post = ' pois, ' pars, ' pojs, pois,
puis, et coisl, II, 20. Cette explication, duc à M. Chabaneau, a été contestée, mais on
n'en a pas présenté jusqu'ici de jdus i)lausi))le. — À^eiils = iie ullus, forme jiopulaire
usitée à côté de nullus. Cf. ici même nul, nulla. — Cui, régime direct. Cette forme du
lelatif (écrite aussi a tort qui) se rencontre fréquemment dans l'ancien français, même au
|)luricl, aussi bien comme régime direct que comme régime indirect sans pré^jositioa
datif). U est plus rarement employé pour remplacer un nom de chose.
SERMENTS DE STRASBOURG 6
TRADUCTION '
I. SERMENT DE LOUIS LE GERMANIQUE
Pour rainour de Dieu et pour le peuple clirétieu et notre coniniun
>alut, de ce jour en avant, en tant que Dieu m'en donne l'intelligence
et le pouvoir, je soutiendrai mon frère Charles ici présent par mon
aide et en toute chose, comme on doit par droit soutenir son frère,
tout autant qu'il fera de même pour moi, et je ne prendrai jamais
avec Lothaire aucun arrangement qui, de mon gré, soit au détriment
de mon frère Charles ici présent.
II. SERMENT DE l'aRMÉE DE CHARLES LE CHAUVE
Si Louis tient le serment qu'il jure à son frère et si, de son côté,
Charles, mon seigneur, le viole, au cas où je ne l'en pourrais détour-
ner, je ne lui serai d'aucun secours contre Louis, ni moi ni personne
que j'en puisse détourner.
II. PROSE DE SAINTE EULALIE "
Buona piilcella fut Eulalia^
2 Bel avret corps, bellezour anima.
Voldrent la veiiitre 11 Dec inimi,
4 Voldrent la faire diavle servir.
' Los mots entre crochets sont ajoutés pour rendre la traduction plus intelligible ; ceux
entre parenthèses, ou bien expliquent les mots précédents, ou bien donnent la traduction
littérale.
** Recueil d'anciens textes bas-latins, français et provençaux, par Paul Meyer, Paris,
Vieweg, 1877, p. 193. — Texte revu sur le fac-similé en héliogravure de l'album de la
Soc. des anciens textes français. — La prose de sainte Eulalie a été composée dans la
région nord-est du domaine, et nous donne de précieux renseignements sur l'état de la
langue à la iiii du ix" siècle, quoique le manuscrit qui nous l'a conservée soit postérieur
d'un demi-siècle environ. Voyez notre Tableau soniniaire de la litleralure fru)i';aise au
iiiuyen âge, Chrestomathie, j). vu.
1. Eulalia, et 2, aninia. L'a, ici pas plus que dans les Serments, ne saurait être pur.
Il se prononçait entre a et e féminin. Ce dernier e était d'ailleurs encore sonore au
commencement du xive siècle. Cf. Romania, III, 471.
2. Avret = habuerat, plus-que-parfait organique au sens de l'imparfait. Cf. 20 et m, 120
(li avret pardonét), oii Ll est joint à un participe passé et forme ainsi un i)lus-que-parfait
périphrastique. Pouret 9, furet 18, vutdret 21, roveret 22 ont le sens du parfait aoristique.
3. Veinlre. La forme vaincre, qui n'est pas encore dans le Roland, est un retour à
l'étymologie dû à l'analogie. Par un changement contraire,- qui remonte au latin popu-
laire, Ir est devenu cr dans craindre = tremere. De veinlre, il faut rajiprocher chartre
(cartrem, 80) = carcerem, et de craindre, le changement de tl en cl (vetulum, ' veclum,
vieil).
4 CHRESÏOMATHIE DE L ANCIEN FRANÇAIS
El nont eskoltet les mais conseillers
(*> Ou'élle Deo raneiet chi mâent sus en ciel,
Ne por or ned argent ne paramenz
8 Por nianatce regiél ne preienient.
Nïule cose non la pouret omqnc pleier
10 La polie sempre non aniast lo Deo inenestier
E poro fut presentéde Maxiniiién
12 Chi rex eret a cels dis soure pagiéns.
El li enortet, dont lei nonque chiélt
l'i (Jued elle fuiet lo nom christiién.
5. Elle. Jusque vers le milieu du xn^ sièle, e venant de ê, i latin entravé (suivi de
plusieurs consonnes) ne rime pas avec è venant de é latin entravé. C'était donc un e plus
ou moins fermé ; nous le marquons en conséquence d'un accent aigu, sans affirmer
cependant son identité parfaite avec l'e actuel. Nous faisons la même réserve pour 6
provenant de a latin accentué, qui se prononçait un peu différemment à cette époque.
0. Raneiet. A répond souvent à i, e antétoniques en ancien français, surtout dans les
plus anciens textes et dans certains dialectes. Le (/ iuédial, comme le c (cf. pleier 1),
preiciitent 8), est déjà tombé, après avoir dégagé un yod, qui a formé diphtongue avec la
voyelle précédente. — Clii, prononcez ki. — Moent. D'après M. L. Havet [Romania, VI, 324),
o tonique a donné d'abord \a, puis par « réfraction » Aé, et ce dernier, qui est devenu xé
dans \ Eulalie, est ensuite passé à Ai devant les nasales (maint), et à é devant les autres
consonnes [è en Normandie, éi en Bourgogne, en passant par ùi). Dans tous les cas,
nous avons affaire ici à une diphtongue descendante (ou forte) àe, dans laquelle l'e a
naturellement un son faible. An xvii« siècle, c'est devenu é dans les mots où la consonne
suivante n'était pas muette {mer, mcre, mais mener).
7. iN'erf. Le d est euphonique ; de même, iilus bas, dans gued li. 17. 27, comme le
montre la forme que 'M, oii le d de quod est déjà! tombé. Cf. sed (= si) m, 73. 75. 77.
IV, 03.
8. Manatce. Orthographe phojiétique, qui indique la vraie prononciation du c doux
français (analogue a celle de ch = tch) pendant la première période du moyen âge
(cf. c:o 21, domnizelle 23 et lazsier 24). Pour Va = i latin antétoniqne, voy. à raneiet.
— Rof/iel = re^alem, forme unique pour les deux genres. Le g est dur comme dans
pagiéns, de même que le ch dans chidlt 13, cliièf 22 (=^ Inélt, etc.) de notre texte. De
même dans les Serments et le Saint Léger (cf. Romania, VII, 128). Tout au plus pour-
rait-on admettre la prononciation intorméiliaire kyélt, etc., dans la série k, ki/, Ich (pro-
nonciation régulière de ck dans les anciens textes). Pour l'Ale.eis et le R(Aand, il est
plus probal)lc que nous avons affaire à de véritables cliuintantes : tch, dj.
11. Maximiién = Maximianuni. A devant une nasale ne donne ie qu'après i (cf.
christiién) ou une chuintante Ipagién, j)lus tard ^jf/ic/i, est à parti.
13. Dont = [ce] dont. Chiélt. Voy. 8, note à regiel.
14. Qucd. Nous ne pensons pas qu'il faille lire fjuéd et h' tirri- de quid, à cause du
qnid des Serments : le sens s'y oppose. — Elément. Mot savant. Le sens est détourné
d'une façon remarquable. V. Ducange : Klementa = potus et cibus. M. MtrXunvv (Rom .
Studien, II[, 192), qui lit e le ment, traduit ainsi : « Elle en réunit [de la doctrine
chrétienne] le son et l'idée. »
15. Adunel. La dentale médialc (d ou / affaibli de ))onne heure en d) ne disparait en
français qu'à la tin du xi« siècle. La dentale finale se maintient un demi-siècle cnvii'on
plus tard, et pendant tout le xiii» siècle dans le dialecte picard, où on la trouve encore
isolément au xiv« siècle, principalement dans les mots en -ié, précédé ou non d'une
chuintante.
PROSE DE SAINTE EULALIE
Éir eut adiiiiet lo suon élément :
16 Mélz sostendreiet les einpedeinentz
Qued elle perdesse sa virginitét;
18 Poros furet morte a grand lionestét.
Enz enl fou la gettérent, come arde tost :
20 Elle colpes non avret; poro nos coist.
A ezo nos voldret concreidre li rex pagiéns ;
22 Ad une spéde li roveret tolir lo chiéf.
La domnizelle celle kose non contredist :
24 Volt lo seule lazsier, si ruovet Krist.
In ligure de colomb volât a ciel.
26 Tuitoram que por nos deguet preier
Qued avuisset de nos Christus mercit,
28 Post la mort, et a lui nos laist venir
Par souve clementia.
19. Fou = focum. Le c s'est absorbé dans la voyelle labiale suivante, en produisant
d'abord une aspiration, qui n'a pas tardé à disparaître, ce qui a amené la réunion de Vu
à la voyelle précédente (" fohu, fou, et d'autre part fuén, féu et fin). De même, grteeum
a donne grieu, griu, gri, et d'autre part gréu, gré ; fagum, fou, etc. L'if. s'est conservé :
lo après un a ou un e, dont il était séparé par v ou b {clou) ; â» après au, o, dont il était
séparé par c ovl g {trou); S» quand il suivait immédiatement la voyelle e on œ (Dieu).
id. Coist = coxit, 'cocs't. Le c placé entre une voyelle et une autre consonne se
transforme régulièrement en yod [l consonne), qui se joint à la voyelle précédente pour
former une diphtongue. Les diphtongues descendantes (ou fortes) 6i, iii ainsi formées
ont persisté jusqu'au commencement du xiv« siècle, ai étant d'ailleurs devenu tii lorsqu'il
était de formation antérieure au x.c siècle (L. Havet). Cf. iv, G, note. — L'a est ici ouvert,
comme le montre l'assounance.
20. Qram, pour orern, plus tard orom, arômes. La conservation de l'a est due, suivant
quelques critiques, à l'influence de Vr. C'est peut-être simplement une preuve que le
son de a n'était pas encore tout à fait arrivé à e (cf. m, 5, note), ou bien un souvenir
de l'orthographe latine.
27. Aviiisset. Le plus-que-parfait du subj. latin a formé, comme on sait, l'imparfait du
sul)j. français. La syntaxe semblerait exiger ici le présent. — Avuisset, qu'il faut peut-
être prononcer aicisset, en donnant à iv le son qu'il a en anglais, devient dans l'Ale.vis
oùsset. Pour le maintien de au (av), cf. aut, Saint-Léger, à coté de ont, Alexis.
28. Post, et 29, cleinentia. mots purement latins. Pour ce dernier, voy. note à Ettla-
lia, II, 1. — Sauve. Vu latin, représenté ici par ou, a développé un u consonne (tj).
C'est un phénomène que l'on rencontre assez souvent à l'extrémité uord-est du domaine,
région à laquelle appartient notre texte. Notez de plus que û (de même o dans bellezour 2)
est représenté par ou et non par o, comme dans non, eskoltet, etc. M. Liickin^ en conclut
avec quelque raison qu'il faut voir dans ou une diphtongue primitive généralement
resserrée en o, mais persistant dialectalement devant r, s ou une voyelle, ce qui constitue
un parallélisme exact avec éi, issu de ê, i latins.
6 CHUESTOMATHIE DE L'ANCIEN FRANÇAIS
TRADUCTION
Eulalie était bonne pucelle : elle avait jx'au le corps, plus ])ollo
ràinc — Les ennemis de Dieu voulurent la vaincre, ils voulurent
lui l'aire servir le diable. — Elle n'écoute pas les mauvais conseillers
qui renji;agent à renier (litléraleuieni : en ceci qn\^]\e renie) Dieu,
qui habite en haut au ciel, — ni pour or, ni pour argent, ni i:)Our
parures, pour menace venant du roi, ni pour prière. — Rien ne j)ut
îamais faire plier la jeune lille [et empêcher] qu'elle n'aimât toujours
le stij'vice de Dieu. — Et à cause de cela, elh^ fut mise en présence de
Maximien, ({ui en ces jours régnait sur les païens. — Il l'exhorte, ce
dont il ne lui chaut, à renoncer au nom de chrétienne. — Elle concentre
donc toute son énergie : elle supporterait plutôt la torture — que de
perdre sa virginité; aussi mourut-elle à grand honneur (très honora-
blement). — On la jeta dans le feu, afin qu'elle brûlât prompt(^ment :
elle n'avait pas de fautes [à se reprocher], aussi ne put-elle pas brûler
(litf^ cuire). — I^e roi païen ne voulut pas se fier à cela (au feu); il
commanda qu'on lui tranchât la tète avec une épèe. — La demoiselles
ne protesta pas; elle veut quitter ce monde {Htl^ le siècle) : ainsi le
commande le Christ. — Elle s'envola au ciel sous forme de colombe.
Prions tous qu'elle daigne intercéder pour nous, — afin que le Christ
ait merci de nous après la mort et nous laisse venir à lui par sa
clémence.
IIL VIE DE SAINT LÉGER '
[17] Enviz lo fist, non volontiors :
I^aisset l'entrer on un nionstior.
Ço fut Lusos 0 il entrât,
(^lerc Evrnïn iluoc trnvat.
Cil Evruïns niolf 11 volst mél.
6 Tôt par envidic, non por él.
La Vie do saint Léger, texte revu sur le ms. de Clerrnoiit-ForranJ, par G. Pari.s
{Romania, I, 273 sqq. Restitution critique du texte). — Cf. Bouyhorie, Une nouveùln
revision des jwi'i/ies de Clermont (Rev. des 1. rom., 2» sér., I, 5 sqq.), et P. Meyer,
Recueil, p. l'Jli sqq. — Ce poème on assonances a été composé vers le milieu du x« siècle,
(l'après une vie latine que nous possédons, très probablement par un Bourguignon, nt
transcrit jiar un Provençal. Il nous a été transmis dans un manuscrit appartenant à la
bibliothèque de Clermont, qui contient aussi la Passion du Christ. (Voyez Tableau, etc.,
p. VII.)
1. Lo (cf. ço, passim;. Quoique l'élision ait déjà lieu dans ce texte {l'entrer, etc.),
l'article et le pronom ne sont pas encore arrivés à la l'orme le devant une consonne. —
Lo list. Il s'agit du roi Cliili)eric, à qui saint Léger vient de refuser de redevenir son
conseiller.
2. Laisset l'entrer, il le laisse entrer. On aurait dit également en ancien fr. : entrer le
laissi't. Du même aujourd'hui, à l'imi)ératif, où le pronom sujet est égahMiimt sn))priMié,
(in dit: laisse-le entrer. Du reste, l'ancienne langue jouissait d'une ^fraude li))erté pour
la place à donner au pronom régime d'un infinitif dépondant d'un autre verbe.
4. Clerc Lcriiin. Le comte Ebroïn s'était retiré dans c(! couvent, de dépit do n'avoir
jMi faire donner la couronne à Théodoric, frèn; de Chilj)éric.
.'). Mel. Forme régulière (cf. ni, 5, etc., et cltiéll ii, 13. V, ii, 70), a tonique don-
nant e. La forme /ital. qui a prévalu (cf. o.slal à côté de oslel, al à côté de él, etc.),
est due à l'influence conservatrice de /, qui dans certains dialectes du Midi a iiièmi!
développé un a adventice (viala, pial). C'est peut-ôtre à une influence analogue (ju'esl dû
« de orarn u, 20.
VIE DE SAINT LEGER
[18] Et snnz Lodgiors list son mostier:
Evruiu pi'ist a castiier.
("l'io ire t^rand et cél corropt
Ço li prciaf laissast lo tôt ;
Fist lo por Dieu, nel tist por lui:
12 Ço li preiat paiast s'od lui.
[19] Et Evruïns fist feinte pais :
r.ol di'iMonstrat que se paiast.
Quandius en col nionstier cstut,
Çol denionstrat amis li fust ;
Mais en avant vos ço odn'iz
18 Corn il edrat par mêle feid.
[20] Reis Chelperis il se fut niorz :
Par lo regnét lo si^vront tost.
Yindrent parent et li>r ami,
Li sant Ledgier, li Evruïn ;
Ço confortent ad amlies dons
24 Que s'entralgont en lor lionors.
8. Pfist a (cf. 36, etc., et sans a 80), commença à, se mit à. Ou dit aujourd'hui,
dans un sens un peu spécial : il se prit à, mais ce verbo n'est plus employé, dans ce
cas, ni comme impersonnel (cf. V, ii, 41), ni comme rteutro. — Castiier, exhorter (cf. le
moderne châtier). Ce texte conserve encore intact le c latin placé devant a (cf. quier,
calsist, etc.), ce qui ne prouve pas cependant qu'il appartienne à la réj^ion du Nord et
Nord-Est, où la gutturale a persisté jusqu'à nos jours. Voy. la uote à rer/iel ii, 8.
!). Corropl. Le p indique ici la véritable étymologie =^orruptum. Voy. l'article de
Littré, au mot courroux.
10. Laissast, paiast. L'ellipse de la conjonction qtte est fréquente en ancien français.
Ce qui l'est moins, c'est cette même ellipse lorsque la conjonction est annoncée par le
démonstratif neutre ce (ici ço).
12. Paiast est pris dans son sens étymologique. Pacare, pacifier, faire la paix, se
retrouve encore beaucoup plus tard. Cf. Coiironiwment de Louis, 20U1, 2^130, et Charroi
de Xi mes. 343. Le c médiat, avant de tomber, a dégagé un yod, qui a formé diphtongue
avivî a. 11 tombe régulièrement, sauf dans quelques cas où il a été protégé par une
liquide {aigle, aigre, etc.).
13-Ô. Pais ; paiAst Cette assonance montre que ai était une véritable diphtongue. C'est
seulement dans la deuxième partie du xiic siècle que l'on rencontre ai rimant avec é,
c'est-à-dire devenu son simple. Mais tout d'abord ce n'est que devant un groupe de trois
consonnes {ineslre); devant nwc ou deux consonnes, la simplification du son n'est arrivée:
que beaucoup plus tard et toujours en passant par la prononciation intermédiaire (>ii
Quant aux cas où ai se trouve devant un c muet, la prononciation -àl-e est encore
signalée au xvic siècle par Meigret, et Th. de Bèze, qui la traite de provinciale, dit qu'il
faut prononcer -éi-e. Notre texte nous olfre encore la tripbtongue iéu assonant avec la.
diphtongue ié : Dieu : preier 51, : prediier 89, : ciâl 112 et 142, et d'autre part eu avec-c
dans iieu : claritét 105, le second élément u (prononcez ou) de la diphtongue descendante
ne comptant pas dans l'assonance, qui n'exigel'homophouie que jiour la voyelle accentuée.
15. Estut ne vient pas de stetit. C'est une forme analogique refaite sur le modèle des
verbes qui ont lo parfait en -ui.
19. Se fut raorz. Le réfléchi n'est plus guère usité qu'au présent et à l'imparfait et au
sens de « être sur le point de mourir ». En anc. fr., il pouvait signifier : au sens actif,
« se donner la mort », et au sens neutre, « mourir », et était employé à tous les temps.
— Fut. Le parfait pour rimi)art'ait, comme très souvent dans l'ancienne langue (cf. aut
C2, « avait ») ; ou plutùt fut étant ici employé comme auxiliaire, c'est un passé antérieur
au lieu du plus-que-parfait (cf. iv, 48). — Notez l'emploi (très régulier en ancien français)
du cas sujet pour le participe du verbe réfléchi : murz et non jias mort. Cï. avoir nom,
également avec le cas sujet.,
20. Souvrent = sapuérunt, d'où ' sduurent, sovrent. On a, d'autre part, sa(p)uérunt,
' stiurent, sorent. De même au sing. scîut 60, et aussi sot, dans d'autres textes. De sout
rapprochez jotit 67 = ja(c)uit, pout 92. 122 = po(t)uit, aut 69, etc. == ha(b)uit (cf. avret
120. arrent 129).
21. C'est à cause de la césure que lor a été placé devant le second des substantifs qu'il
détermine.
22. Li sant Ledgier, ceux (?»"»' : les) de saint Léger. Cette tournure est restée dans les
patois méridionaux. Quant à l'ellipse de la préposition de devant le nom de personne
régime, qui alors se place quelquefois devant le nom déterminé, si c'est un nom propre
(<-f. pro Deo ainur I, i, 1), elle est assez connue pour qu'il soit inutile d'insister. —
Evruïn. L'assonance avec ami (cf. 34 et 140) montre qui- in ne se prononce pas en, mais
in. D'ailleurs, la nasalisation, qui s'est développée d'abord avec maintien de la consonne
{iin['), î'n, etc.), puis l'a chassée (â, c, etc.), n'existait pas eucore au x<^ siècle. Elle a
C) Nous représentons ainsi les voyelles nasales actuelles.
8
CHRESTOMATHIE DE L ANCIEN FRANÇAIS
[•■il] Et sanz Lcdptiers donc firet bien,
Qut> s'ent ralat en s'ovcs(jnict ;
Et Evruïns donc liret nu'-l,
Que donc devint anateniez :
Son qiiiév, que il at coronét.
30 Tôt lo laiseret recimer.
"2:2] Domine Dieu iluoc laissât
Et a diable[s] comandat.
Qui donc fut niéls et a lui vint.
Il volontiers semprel recivt :
Coni lolc en aut yrand adunét,
80 Lo règne prist a dévaster.
[23] A fou, a flamme vait ardant.
Et a glavies persécutant :
Por (juant il puot tant fait de mél,
Por Dieu nel vuolt il ol)server.
Cil ne fut nez de médre vifs,
42 Qui tel cxercite vedist.
[24] A Ostedun, a celle civt,
Dom saut Ledgier vait asalir.
Ne puot entrer en la citct :
Defors l'asist, list i grand mél ;
Et sanz Ledgiers molt en fut trists
48 Por cél tel mél que defors vit.
[25] Sos clers a[t] pris et revestiz.
Et od ses crois fors s'ent eissit.
Por o ent eist, V(dst li preier
Que tôt cél mél laissast por Dieu;
(jil Evruïns, quel horel vit.
r>1 Prendre! rovat, Hier lo fist.
commencé par les voyelles claires «, e, i, j^)ro))abIement à la lin du xf sirclo, ol fini par
les sourdes o, ti, qui étaient encore pures a cotte date.
2'-i. Confuftent que, encouragent à. Cf. le v. prov. conortar. 11 y a sans doute eu
confusion entre ' cotifortare et cohorlari.
2.J et ^7. Donc (aussi dont}. Il est parfois difficile de distin|juer, dans les plus anciens
textes, si ce mot signifie « alors » ou « donc », les deux sens étant voisins et sortis tous
deux de celui du latin lune.
25, 27 et 50. Fii'et = fecerat, plus-que-parfait organique au sens du parfait aoristiquc.
Cf. laiseret 30, exaslret 95, enleret 134. 138, et voy. ii, 2, note. Avet-et 120 a le sons de
l'iniparfait et forme avec le participe pardunél un plus-quo-parfait poriphrastique ; furel
101 a le .sens de l'imparfait.
2(j. S'eresquM = sa en. L'emploi du masculin du possessif pour le féminin devant les
mots commençant par une voyelle ne commence qu'au xiv» siècle. On dit encore : ma
mie, ma ,nour, mauvaise orthographe pour m'amie = ma amie, etc. Le genre do
evesquiél a changé d'après l'analogie de duché, comté (encore aujourd'hui : Franche-
Comté). Ces derniers mots ont emprunté le genre des mots parallèles diicheé, comleé, où
le suffixe -aluM a été échangé contre le suffixe -italem. — Eves/iiiicl suppose ' epispo-
catum pour episcopatum, car l't n'a pu se produire qu'avant le cliangenient de a en é, et
cet t se conserve, comme on sait, même dans les dialectes oii c latin devant a ne devient
pas ch.
31. Domine Deu, plus tard : Domne- {Damne-, Damrc-, Damer-, Damle-, Damel-,
Dame-), -Dieu, -Deu; -Dé. Le premier mot ne se décline pas, parce qu'il est joint au
second dans la prononciation.
33-4. Vint, recivt. Voy. la note a Evruîn 22.
3i. Semprel = sempre le (cf. quel horel ô3, prendrai 54, sôurels 134). Les proimms
personnels ne s'appuient que rarement (et dans les çlus anciens textes) à des mots autres
que des pronoms. En ancien provençal, ce phénomène est plus fréquent.
37. /-'ihi. Voy. II, 19, note.
38. Persécutant, forme savante due à l'emploi fréquent de ' persecutare dans la langue
religieuse.
39. Por quant. Cf. por tant que lxv, 10 = pourvu que, et les expressions restrictives
modernes: pottr autant que, tout autant que.
41. Vifs, vif (vivant) est souvent emi)loyé comme un epithelon ornans dans des phrases
semblables. Cf. V, i, 5, de nul orne l'ivanl, vi'', 198, etc., et surtout xix, 2r)4, vif recréant.
42. Exercite, mot savant, comme le montre le déplîici'niont de l'accent latin ot le
maintien de \'i, qui serait tombé si le mot eût été de formation populaire.
43. A Ostedun, a celle civt (cf. en cel monstier 81).
40. A>:sisl = ■ assesit, et non : assedit.
.'jl. Eist, volst. Hemarqucz la facilité avec laquelle l'ancienne langue passe du pi'ésent
historique au jiarfait aoristique, et réciproquement. De même, aux di-ux vers qui jiré-
cèd(?nt, on passe du passé indé/ini de l'action (équivalent à un j)résent de l'etal) au
parfait aoristique.
53. Quel horel, et 54, prendrai, voy. 34, note.
VIE DE SAINT LEGER
9
[26] Horc en odreiz les peines granz
Que il ont liref, li tiianz.
]À p(>rli<los tant fut crudéls,
Les imils di'l quiév li l'ait crever :
Coni si Faut t'ait, niist l'en reclus:
00 Xe sont nulshuom qu'est devenuz.
[•27] Anibes lèvres li fait falier,
Ane la lancrue que aut en quiév.
Coni si l'aut tôt vituperét,
Dist Evru'ïns, qui tant fut mi'ds :
« llor atperdut don [t] Dieu parler;
66 Ja nen podrat mais Dieu loder. »
[•28] A terre jout, molt fut affliz ;
Nen aut od sei cui en calsist.
Sovre les piez ne puot ester,
Que toz les at il condamnez.
Hor at perdut don [t] Dieu parler,
72 Ja nen podrat mais Dieu loder.
[29] Sed il nen at langue a parler,
Dieus exodist les sons pensers ;
Et sed il nen at uoils carnéls,
En cuor les at espiritéls ;
Et sed en corps at grand torment,
78 L'àneme eut avrat coiisolement.
[30] Guenin aut non cuil comandat :
La jus en cartres l'ent menât,
Et en Fescan, en cél monstier,
Iluoc reclusdrent saut Ledgier.
Domine Dieus en cél llaiel
84 I visitet Ledgier son serf.
[31] Les lèvres li at restorét :
Si com desanz Diexi prist loder ;
Et anc ent airt mercit si grant.
Parler lo tist si com desanz.
Donc prist Ledgiers a predi[i]er,
iiK) Lo puople bien fist creidre en Dieu.
[32] Et Evru'i'ns si com l'odit,
Creidre nel pont entro quel vit ;
Com il lo vit, fut coroços ;
Donc aut od lui dures raisons :
El cuor exastret al tirant,
96 Peis li promist ad en avant.
[33] A grant fui-or, a grant flaiel,
Silrecomandet Lodebert :
Ço li rovat et noit et di
Mél li fesist dentro qu'il vit.
Cil Lodeberz furet ))Uons huom,
102 Et saut Ledgier duist a son duom.
57. Crudéls, assonant avec crever, montre qu'il vient de ' crudalem, et non de crude-
lem ; car on sait que ë tonique donne ei (oi).
(JÛ. Ne sont... qu'est devenus;. On dirait aujourd'liui : « ce qu'il était devenu ». Cf. 57 :
tant îut crudéls tqtte) les noils del quier li fait crever. L'ancien français usait d'une
plus grande liberté que le fr. moderne dans la concordance des temps ; cependant il faut
reconnaître que cette liberté se réduit le plus souvent à la confusion du présent histo-
rique et du parfait aoristique. De même, dans les propositions coordonnées ; voy. 51, note.
ai. Anc, aussi (cf. 87), semble confirmer l'étymologie proposée par Diez pour aine
= adhuc.
03. Vituperét, mot savant (cf. exercile 42, clarilét 105, lucrat 118, etc.). Vituperare
est appliqué à la mutilation par les hagiographes, comme dehonestare, deturpare
(G. Paris, Rouxania, I, 312).
05. Dont Dieu parler (cf. 71). Nous disons de même : « avoir de quoi manger ». —
Dieu, a Dieu.
08. Calsist = ' calsisset pour cahiisset. Changement de suffixe plus fréquent pour les
verbes qui ont en latin le parfait en i que pour ceux qui l'ont en ui.
73. Sed, avec un d euphonique non étymologique. Cf. 75. 77. iv, 03, et ned ii, 7.
78. 'Aneme (cf. 141), dissyllabe, comme j(Jv{e)ne, onfj[eUe (aussi angle), 6rd(e)ne (aussi
orne), et imdg{e)ne (trissvllabe). Ces mots sont à demi savants.
82. Reclusdrent = recius(ê)runt. On attendrait recluslrent, Vs se liant mieux avec
le t, qui est du même degré. Dans cette forme, d'ailleurs dialectale, le d constitue sans
doute un retour au radical latin re-clud. Cf. prisdrent m, 114. 110, et disdrent\ii>, 28.
83. Flaiel a signifié successivement : « fouet, punition (et eu particulier : punition de
Dieu), sûulfrance (et en particulier : souffrance des martyrs, persécution subie), persé-
cution infligée (fureur des persécuteurs).» Voy. Runiania, I, 314, et notre Glossaire.
80 et 8S. Desanz = dès-anc. Anz est le même mot que ainz (cf. anc et aine), avant,
plutôt = unte et s adverbiale.
8'J. Prediier (cf. prediat 117) = " priedîcare, pour prœdicare, par confusion avec prœ-
dîcere, tandis que prechier, qui se rencontre aussi = prted(i)care. Dans preeschier
(prescher LIV, ii, 84, par la contraction de ee et par la réduction de ie à c) = priedic-
tiare, Vs est développée par la chuintante : la forme normale est preechier.
95. Tirant. Cf. vit>, 91, et vov. XV, ii, 13. note et le Glossaire.
10
CHRESTOMA'IHIK DE L ANCIEN FK\N(',A1S
[:i41 II H volst fairo niolt aniét :
Boivre li rovat aporter :
Guardat, si vit grant claritôt :
Do citil vindrt't, fut de par Don :
Si t'om roors en ciôl est granz ;
lt)8 Eissi com flamme est clér ardanz.
[3ô] Cil Lodoberz, quel horel vit,
Toriiat s'als altros, si lor dist :
« ( lest liomne, cél, moltaime Diens,
Por cui tels cosc vient de ciel. »
Por céls signes que vidrent tels
114 Dieu prisdi'ent molt a conloder.
[86] Toit li lionine do cest pais
Trestoit lai j^i'isdrent a venir.
Et sanz Ledgiers les prodiat :
Domine Dieu il les lucrat,
Rendit cél fruit espiritél
l".iO Que Dieus li avret pardonét.
[37] Et Evruïns, coni il l'odit.
Creidro nel pont entro (jnel vil.
Cil liions qu'il list cil li i)('sat:
A ocidre lo comandat.
Quatre homnes i traniist arme -,
126 Qui lui alassent décoller.
[:^] lA trois vindront a sant Ledgier,
Jus se gil(''i'i'nt a sos pioz :
Do lor i)oquio/, que avront faiz,
11 les asolst et pardonat.
T,i (piarz, uns fol, nom aut Vadarl,
i:{"2 ()(1 un ospot lo décollât.
loi. lieivre doit être considéré comme pris substautivemeiit saii.s article, eon.striiction
moins dnre que l'ellip-sc de a avec aporter.
100. De ciel (cf. en ciel 107). Ciel a été parfois considéré comme un nom propre de
lieu, et. comme tel, employé sans article. Cf. XXIX, n, 5.5, vient en meson, et voy. ïo-
hV'Y.Zeilschrift fur rom 'Philologie, XII, l'J4. 199.
JOS. Clér ardanz. Dans le cas où deux adjectifs sont ainsi rapprochés, In premier
n'est pas toujours, comme ici, pris comme adverbe et invariable. On trouvi^ en ancien
français de nombreuses expressions où les deux adjectifs prennent l'accord. Cf. eoi/i sui
mule e'ùrce (Aliscans, 50) ; oeus durs cuits (Mesnagicr de Paris, ii, p. 22ô) ; des cliuses
pures humaines (Amyot, Paul-Emile, 58), etc. On dit encore aujourd'hui : tme rose fraîche
éctose, une influence toute puissante, etc. Cf. vid, 113, note.
111. Cést homne, cél. Pléonasme destiné à renforcer l'idée (cf. 123), Cél (" ecc-illum)
a d'ailleurs le sois emphatique du latin, tandis que césl {' ecc-istum) désigne la piu'-
sonne qu'on montre du doigt.
112. Tels cose. La présence dans le manuscrit de Clermont de Vs au nominatif singu-
lier des adjectifs de la B» déclinaison a lieu de surprendre à cette date. Faut-il y voir
une influence provençale ? M. (i. Paris ne le jiense pas.
114 et 110. l'ri.sdrent ^ pre(n)s(f)rnnt. L'i jirovient (ici comme à la Iro et 2» pers. <lu
plnr.), \y.u- analogie, de la 1" pers. du aing. pris = pre(n)si,* prieis, où Vi iiiial a iii-
tlni-ncé la tonique (f donne régulièrement ie, et iei se réduit à i). Lo d euphonique, in-
ti-rcalé au lien de t (prislrenl ) da.uii cette forme dialectale, a sans doute été amené par
le d des autres formi'S de prendre. Cf. reclusdrent S2, et disdrent vil), 28.
115. Toit = 'totti. Ce mot, comme la l" pers. de la iilujiart de.s jiarfaitsen i, a étf
induencé par l't final. L't atone final explique de même h' maintien de i dans il, icil.
icixt, cil, cist au sujet pluriel, à côté de icel, ieesl, etc., au rég. sing. et plur. Lo maintien
de Vi au suj. sing., où il y a un e final, est plus surprenant. M. Clédat propose, avec
quelque vraisemblance, de l'attribuer aux formes parallèles illic, islic.
110. Trestoit = trans-'totti. Traits a ici, comme souvent isolément, ou en composition,
le sens augmentatif. — Lai = (il)lac : prononcez kii. L'i provient de la transformation
en yod du c final, qui est tombé dans la forme comnuine la. Cf. 130, etc. Mais lai (cf.
jai] LXV, 8, etc. s'explique différemment.
123.' Cil biens... cil. Cf. 111.
124. A ocidre lo comandat (litf : « le confia à tuer »). Cf. xxvi, 140, commanda son
enfanta mourir {mourir au sens 'actif), et sann préposition aucune: // l'a ocire
comandé (Roman de Thèbes, ms. B. N. fs. fr. 784, f" 1 v", et (JO, f" 1 v» ; de même, dans h'
ms. de Spalding). Cf. V., i, 09, les comandet ferir, où commander a déjà pris le sens
moderne, et voy. la note à iv, 20.
120. Lui, fém. Iei, puis li (de mémo moi, toi, soi) s'employait, non pas seulement,
comme aujourd'hui, en qualité de régime indirect (= à lui) nn de régime de prépositions,
ou encore de régime direct dans un sens emphatiuue {il n'a invité )jiie lui), mais encore
comme régime direct placé devant le verbe, dans des cas où il est difficile de distinguer
cet emploi de celui delà forme proclitique le {me, te, se), et oii l'intention de donn(;r du
relief n'est pas nette. En sens contraire, mais moins souvent, on trouve le, etc., où nous
mettrions lui, etc. (Cf. iv, 77. li, 79).
VIE DE SAINT LEGER
11
[3!i] El cdiii li ant tolut lo qni(''V,
Li corps estorot soiirels pinz :
Ça tut loncs dis que nou cadit
Lai s'ai)roisinat qui lui fevit :
Entre taliat les piez dejus,
lî-oS Li corps esteret seinpre sus.
['lO] Del corps asez l'aveiz odit,
Et dels Haiels que granz sostint.
L'àneme recivt Domine Diens :
Als altres sanz ent vait en ciel.
Il nos aiut od cél seinor
144 Por cui sostint tels passions !
TRADUCTION
[17] Il le fit malgré lui, non volontiers : il le laisse entrer dans un
monastère. Ce fut à Lisieux qu'il entra ; il y trouva Ebi'oïn [qui y
était] moine. Cet Ebroïn lui voulait beaucoup de mal, uniquement
par envie, non pour autre motif.
[18] Et saint Léger fit son office : il se mit à exhorter Ebroïn. Cette
grande colère, ce courroux, il le pria de laisser tout cela. 11 le fit pour
l^ieu. et non pour lui : il le pria de se réconcilier avec lui.
[19] Et Ebroïn fit une feinte paix : il fit semblant de se réconcilier.
Tant qu'il resta dans ce monastère, il fit semblant d'être son ami.
]\Iais vous entendrez (verrez) plus loin comme il agit avec mauvaise
foi.
[20] Le roi Chilpéric était mort : on le sut bientôt par le royaume.
Leurs parents et leurs amis arrivèrent, ceux de saint Léger, ceux
d'Ebroïn ; ils les engagent tous deux à s'en retourner dans leurs
terres.
[21] Et en cette occasion saint Léger fit bien, car il retourna dans
son évéché ; et en cette occasion Ebroïn fit mal, car alors il devint
anathème : sa tète, qu'il avait tonsurée, il la laissa se couvrir tout
entière de cheveux.
[22] Il laissa là Dieu et se recommanda aux diables. Quiconque
alors était mauvais et venait à lui. il l'accueillait toujours volontiers :
lorsqu'il en eut réuni une grande multitude (de ces gens-là), il se mit
à dévaster le royaume.
[23] Il va brillant [tout] avec le feu, avec la flamme, poursuivant
[les fuyards] l'épée à la main : il fait autant de mal qu'il peut ; pour
rien au monde il ne garderait quelque mesure {Utt^ pour Dieu, il ne
133. Li aiit {éd. il l'aut), correct, nécessaire, parce que l'élision du pronom li est
inadmissible au datif.
134. Esteret (cf. 138). Plus-que-parfait organique de ester ( = ' sla(re)ral pour s/etera/),
influencé par eret, imparfait de ester', il a le sens d'un parfait aoristique. Cf. ii, 2, note.
135. Ço fut loncs dis que. Loncs dis est un accusatif de temps, et non un nominatif.
Cf. to: dis, tons dis, toujours. L'emploi de cette expression pour indiquer un temps qui,
d'après la source latine, fut d'une lieure, semble prouver que di avait déjà perdu le sens
limité de « durée de vingt-quatre heures ».
137. Entro pour entra que (cf. 92, 122). L'ellipse de que dans les locutions conjonc-
tives n'est pas rare dans les propos, qui indiquent le point d'arrivée idesi = desi que,
etc.). Xu contraire, que subsiste souvent seul dans les propositions finales et consécu-
tives (afin que, de sorte que).
143. Aiut = adjutet. Ad du latin a été ici, par exception, traité, non comme préfixe,
mais comme faisant partie du verbe. Adjutare a donc été assimilé aux verbes qui, ayant
un radical de plusieurs syllabes, jirennent l'accent tantôt sur la dernière syllabe radi-
cale, qui alors se maintient laiite, manjiie, parole, etc., a l'indic. prés.), tantôt sur la
terminaison, ce qui amène la chute de la voyelle autétonique {aidier, manr/ier, parler.
etc.). — Aiut, non ajut, comme le prouve la forme aiudfia des Serments, oii le scribe a
exponctué un d devant l'i, ce qu'il n'aurait pas fait, s'il avait prononcé adjudlia, dj, son
du,; dans le haut moyen âge, pouvant fort bien se noter di.
l'2 CHIiESTOMXTHlE DE L"\NC1EN KKANr.AIS
veut y prendre {farde). Il n'y eut jamai:5 d'honime vivant, né de
mère, qui vît une pareille armée.
[2'k] A Autun. cette cité tameuse. il va attaquer Monseigneur saint
I^eger. Ne [louvant {litl^ il ne peut) entrer dans la ville, il Tassiégea
au dehors et y lit de grands ravages ; et saint Léger s'attrista beau-
coup pour les grands ravages qu'il vit [faire] au dehors.
['■iô] Il a pris [avec lui] ses clercs et les a fait revêtir [de leurs
habits de cérémonie], et il est sorti de la ville avec ses croi.x. Il sort,
parce qu'il veut, au nom de Dieu, le i)rier de renoncer à tous ces
ravages. Cet Ebroïn, dès qu'il le vit, ordonna de le saisir et le fit
charger de liens.
[20] Maintenant vous entendrez le récit des grands supplices qu'il
en tira, le tyran. Le perûde fut si cruel qu'il lui fit crever les yeux
( litt^ les yeux de la tète). O'iand il eut fait cela, il le mit en prison :
personne ne sut ce qu'il était devenu.
[•27] Il lui fait fendre les deux lèvres et aussi la langue {litl^ la
langue qu'il avait dans la tête). Quand il l'eut ainsi honteusement
mutilé. Êljroïn. qui tant fut mauvais, dit : « Maintenant il a [)erdu le
moyen de parler à Dieu; désormais, il ne pourra plus louer Dieu. »
[28] Il gisait à terre, bien atîligé : il n'avait avec lui personne qui
s'en émût. Il ne peut se tenir sur ses pieds, car il les a tous deux
entravés. Maintenant il a perdu le moyen de parler à Dieu; désor-
mais il ne pourra plus louer Dieu.
[29] S'il n'a pas de langue pour parler, Dieu entend sa pensée; et
s'il n a plus au corps des yeux charnels, il en a dans l'âme de spiri-
tuels ; et s'il a au corps grand tourment, son âme en aura consolation.
\/iÔ] Celui à qui il le confia s'appelait (Utt^ avait nom) Guenin : il
l'ennnena au fond d'une prison. A Fécamp. dans le monastère de
cette ville, on enferma saint Léger. Dans cette cruelle épreuve, Dieu
visita Léger, son serviteur.
[81] Il lui remit les lèvres en état et il commença à louer Dieu
connue auparavant; il en eut si grand' pitié qu'il le fit parler comme
auparavant. Léger se mit donc à prêcher et il convertit {litt^ il fit
bien croire en Dieu) les gens [qui l'entouraient].
[82] Et Eltroïn. quand il l'ouït dire, ne put [se résoudre à] le croire
ju.squ'à ce qu'il l'eût vu; quand il l'eut vu, il en fut courroucé. Alors
il s'<'mi>orta en paroles contre lui (lifl^ il eut avec lui de dures rai-
sons). La fureur s'alluma dans le cœur du tyran : il lui promit de
nouvelles tortures {litl^ des tortures désormais). ,
[38] Il recommande à Lodebert de le torturer furieusement. Il lui
ordonna de le tourmenter nuit et jour tant qu'il vivrait. Ce Lodebert
était un brave homme : il ennnena chez lui saint Léger.
[84] 11 voulait lui faire ce qui pouvait lui être le plus agréable : il
lui lit appoi-ter à boire. Il regarda et vit une grande clarté : elle venait
du ciel, envoyée de Dieu (lill^ elle existait de par [la volonté de]
Dieu), s'étendant comme un arc lumineux dans le ciel, éclatante
comme une Ihunme.
[;ijj Lodebert. dès qu'il vit cela, se tourna vers les autres (ceux
qui le suivaient) et leur dit : t Cet homme, pour qui une pareille
manifestation se produit au ciel. Dieu l'aime bien. » A cause de ces
VIE DE SAINT ALEXIS 18
signes qu'ils virent ainsi se produire, ils se mirent à louer Dieu hau-
tement.
[36] Tous les gens du pays accoururent vers lui, et saint Léger les
évangélisait : il les gagnait au Seigneur, se montrant ainsi reconnais-
sant des dons spirituels que Dieu lui avait accordés.
[37] Et Ebroïn. quand il Fouit dire, ne put [se résoudre à] le croire
jusqu'à ce qu'il l'eût vu. Le bien que faisait cet homme lui pesait sur
le cœur : il donna Tordre de le tuer. Il envoya quatre hommes armés
qui allassent lui trancher la tète.
[38] Trois d'entre eux allèrent à saint Léger et se prosternèrent à
ses pieds : il leur donna l'absolution et le pardon des péchés qu'ils
avaient commis. Le quatrième, un félon — il se nommait Vadart —
lui trancha la tète avec une épée.
[39] Et quand il lui eut enlevé la tête, le corps resta debout sur les
pieds : il resta longtemps sans tomber. Celui qui l'avait frappé s'ai>
procha : jusqu'à ce qu'il lui eût tranché les pieds prés de terre, le
corps continua à rester debout.
[40] Vous avez assez entendu parler du corps [de saint Léger] et
des grandes tortures qu'il subit. Quant à l'âme, Dieu la reçut : elle
alla {litt^ : va) au ciel rejoindre les autres saints. Puisse-t-il nous
venir en aide avec le maître pour qui il soutîrit un tel martyre !
lY. VIE DE SAINT ALEXIS '
LXXVllI. Quant ot li pédre ço que dit at la chartre,
Ad ambes mains deront sa blanche l^arbe.
« E ! tilz. » dist il, « com doloros message !
Vis atendeie qued a mei repaidrasses,
Par Dell mercit que tum reconfortasses. »
' La Vie de saint Alejcis, poème du xje siècle, texte critique par G. Paris. Paris, F.
Vie\s-eg, 1885 (str. 78-101). — Le texte de cette édition, destinée aux élèves de l'école des
Hautes-Etudes, est un peu diflërent de celui de la première (Bibliothèque de l'Ecole des
Hautes-Etudes, fasc. VIli, que nous avons suivi dans notre U^ édition. Voir à l'Appendice
critique. — Ce poème en assonance, de la seconde moitié du xi' siècle, a été com-
posé d'après une vie latine de saiut Alexis, probablement en Normandie, en tout cas à
î'Oue.st de Paris, peut-être par Thibaut de Vernou, chanoine de Rouen. (Voyez Tableau,
p. vii-viu.) Alexis, fils du gonfanonier de l'empereur, quitte secrètement son épouse, le
soir même de ses noces, pour aller vivre d'aumônes. Il revient au bout de dix-sept ans
sans être reconnu dans le palais de son père et y reste dix-sept autres ans dans une
misère volontaire. Il laisse en mourant un écrit, que le pape seul peut arracher de sa
main et qui dévoile la vérité.
1. Pédre (cf. raédre, crider, etc.). La dentale médiate forte, déjà transformée en douce
(d) dans Eulalie (cf. spéde), ne disijarait complètement qu'à la fin du xi*^ siècle. La
dentale finale s'est conservée beaucoup plus tard (cf. Chanson de Roland, Voyaije de
Cluirleiiiagne, Comput, etc.), principalement dans les dialectes du Nord et du Nord-
Est, oii ou la trouve encore isolément au commencement du siv» siècle, principalement
dans des mots terminés eu ié, précédé ou non d'une chuintante.
4. Qued. Cf. 82 et ii, 14. 17. 27, et voy. ii, 7, note.
14 CHUESTÛMATlllE DE L' ANCIEN FRANÇAIS
LXXIX. A halte voiz prist li pédre a crider :
« Filz Alexis, quels duels ui'est preseutez!
Malvaise guarde fai fait soz mon degrét.
A! las pec'hables. coni i)ar fui avoglez!
Tant Tai vedut, si nel poi aviser! 10
LXXX. « Filz Alexis, de ta dolente médre !
Tantes dolors at por tei endurédes,
E tantes fains e tantes seiz passédes,
E tantes lairmes por le tuen cors plorédes!
Gist duels l'avrat encui par acoréde. 15
LXXXI. « 0 filz, oui iérent mes granz ei'editez,
Mes larges terres dont jo aveie assez,
Mi grant palais en Rome la citét '?
Empor tei, tilz, m'en esteie jienez :
Puis mon décès en fusses onorez. '^0
0. Vuiz =voccin. Voici couiment M. L. Havet iIioinania,in, 33/) résume les règles
conceruaiit oi et ui : 1» oi ancien (assenant eu o fermé, écrit dans- les textes anglo-nor-
mands ui) vient de u fermé français primitif (= ô, ù latin, et ô tonique devant n; spora-
diquement substitué à ô et û protouiques) ; 2» ai ancien (assonant en o, toujours écrit oi)
vient de au ; 3° ui ancien (assonant en u, toujours écrit Mi) vient de u français primitif
= û latin; 4» ui secondaire pour oi ancien (assonant d'abord en u, puis en u; écrit
d'abord oi. puis ui) vient de o français primitif (= o classique ; — et sporadiquement
o fermé latin populaire = ô, û classique). Le oi était intact pour l'auteur de VEulalie,
altéré pour l'auteur de Y Alexis, et avait achevé de devenir ui pour le scribe du Psautier
d Oxford (peut-tHre plus tôt); 5» oi et ui récents subsistent; par ex. : i/loire (d'abord
ijloric), oi issu de ei {soir, boil, etc.), oi et ui issus de ul, ni (foijer, fuie).
9. .4 .' las et au féminin a ! lusse (cf. 5G). Ou trouve aussi souvent e ! las, e ! lasso, d'où
l'on a tiré hélas, devenu invariable et pris comme interjection. E, au sens de ah ! hélas !
se trouve ici, vv. 3 et 48. — Cotn par. La particule angmentative par (= per, dans jjer-
maijnus, perdiscere) est le plus souvent réunie à un adverlte de quantité, et dans ce cas
est intraduisible eu français moderne. Cf. tant par vi», 21, trop par xx, 36, etc. Au v. 15,
elle e-st isolée.
10. Si (= sic), particule souvent à peu près explétive, mais qui ici indique une oppo-
sition : « et cependant ».
11. De ta dolente médre! Expression elliptique exclamative. Cf. W et 91, où il s'agit
d'un nom de qualité remjilaçant un nom de personne. Il est à remarquer que, dans ces
phrases, il y a toujours une épithète, et que la tournure en question sert à lui donner
du relief, avec une idée de regret, de sorte que de ta dulenle médre équivaut pcjur le sens
à i/uc ta mi're ejit dolente, affligée! Grammaticalement, de doit être expliqué par « au
sujet de », et il faut sous-entendre quelque chose comme « que va-t-il arriver-? » pour notre
exemple, et « qu'est-il arrivé? qu'est devenu ? » pour les deux autres.
12-14. Tantes (cf. 8G sqq.). Tant pouvait s'employer de trois façons : 1» comme adjectif
variable, reproduisant le latin tanlus; 2° comme substantif neutre invariable, reprodui-
sant le latin tanlu-m et accompagné de la préposition de et d'un nom singulier ou
pluriel ; 3" comme adverbe de quantité. L'emploi de l'adjectif est allé en diminuant d'im-
portan(;e k partir du xup siècle.
13. Seiz = 'sites. Le singulier était sei, plus tard soi. L'f de soif ne date que du
xv« siècle. Cf. muef = modum et /ief = ' feodum.
19. Esteie. La forme d'imparfait empruntée au verbe ester (stare) est, comme on voit,
très ancienne dans la langue. Elle n'a supplanté définitivement la forme organique qu'au
xv« siècle.
20. Puis, préposition =iiost, 'pois, ' pocs, jwis et puis. Voy. I, il, 3,liote.
VIE DE SAINT ALEXIS
15
LXXXII. « Blanc ai le chiéf e la ])ai'l)e ai chanude:
Ma grant onor aveie retenudc
Eiiipor tei, tilz. mais n'eu aveies cure.
Si grant dolor ui nr'est apareûde !
Filz. la toe ânenie seit el ciel asolude !
25
LXXXlll. « Tei coveuist helnie e brouie a porter,
Espéde ceindre conie toi altre pér.
Ta grant maisniéde doiisses governer,
Le gonfanon l'emperedor porter,
Gom list tes pédre e li tuens parentez.
LXXXIV. « A tel dolor et a si grant poverte,
Filz. fiés deduiz par aliènes terres,
E d'icél bien qui toz doilst tuens estre.
Pou en perneies en ta povre lierberge :
Se Deu ploiist, sire en doiisses estre. »
LXXXV. De la dolor que démenât 11 pédre
Grant fut la noise, si l'entendit la médre.
La vint corant com feme forsenéde,
Bâtant ses palmes, cridant, eschaveléde :
Yeit mort son til, a terre cliiét pasméde.
LXXXVL Qui donc li vit son grant duel démener,
Son piz debatre e son cors degeter,
oU
OD
40
2(J. A porter. Convenir se construisait souvent avec a au lieu de de devant un infinitif.
Il en est de même de commander, désirer (cf. iv, 54. LXV, 22), oublier, craindre, jurer
(cf. V, III, G) et quelques autres.
27. Toi altre pér. Altre fait ici pléonasme avec pér. On sait que pour la S» déclinaison
il y a eu au sujet pluriel assimilation à la 2», de sorte que pares a été traité comme mûri
et a donné pér et non ^jeVs.
30. Parentez, étant du masculin, doit être tiré de ' parentalum, et non de parentalem.
Cf. LXiv, 87. Au contraire, conté vid, 208, est féminin par analogie avec conleé (= comitem
-itatem), quoiqu'il suppose, comme ^;((i'e»?(', le suffixe -«Y iti/i.
31. Puverle = " pauperta (latin populaire) et non : paupertas, comme tempesle= * tem-
pesta. Paupertatera a donné régulièrement jpovre^e. Cette alteimance des suffixes -tas et
-ta a eu lieu parfois même dans le latin classique. CL juventa (en tiSLUÇaia jovente) u
côté de juvenius.
32. Aliènes, mot savant.
34. Uerberye (anc. Laut-all. heriberga] a donné, en français moderne, hd{r)beryer. Une
forme plus ancienne, ariberga, a donné aubert/e, en passant par alberye, arbenje. Dans
les deux cas, l'euphonie a fait son œuvre, et une des deux r a disparu, soit i^ar suppres-
sion, soit en se transformant en une autre liquide. Cf. pèlerin = peregrinum, et surtout
le V. fr. albre, à côté de arbre.
38. Curant (= currendo) est un gérondif neutre. On dirait aujourd'hui : oi coi<rani!
(cf. cei)endant chemin faisant, tambour battant). Cet emploi du gérondif est fréquent en
ancien français, même lorsqu'il se rapporte, non au sujet, comme ici, mais au régime.
41. Qui donc li vit. Voy. au Glossaire, s. v. que «.
16 CHRESTOMATHIE DE l' ANCIEN FRANÇAIS
Ses crins detraire e son vis maiseler,
E son mort til l)aisier et acoler,
N"i ont si dur ne l'estoiist plorer. 45
LXXXVII. Trait ses chavéls e débat sa peitrine,
A grant duel met la soe charn medisme :
« E! tilz, dist éle. coni m'oûs enhadide?
E jo, dolente, com par fui avoglide!
Nel conoisseie plus qu'onques nel vedisse. » 50
LXXXVIII. Florent si ueil e si giétet granz criz;
Sempres regrétet : « Marte portai, Ijelsfilz!
E de ta médre que n'aveies niercit ?
Por teim vedeies desidrer a morir :
Ço'st grant merveille que pitiét ne t'en prist ! 55
LXXXIX. « A ! lasse mesdre. com oi fort aventure !
Ci vei jo morte tote ma portedure.
Ma longe atente a grant duel est venude.
Que podrai faire, dolente, malfadude ?
(Jo'st grant merveille que li miens cuers tant
^duret ! 60
XO. « Filz Alexis, molt oiis dur corage
Quant adossas tôt ton gentil lignage !
Sed a mei sole vels une feiz parlasses,
Ta lasse médre si la reconfortasses.
Qui si'st dolente : chiers filz. buer i alasses. 65
4lj. Chavéls. Cf. met 47, regrélel 52, ftc, et voy. la note à ii, 5.
48. Coiii m'o'ùs enhadide ! comme tu m'avais pri-se en haine ! Pour le temps, voy. note
à m, 19.
'lO. Qu'onques nel vedisse, que si jamais je ne l'eusse vu. L'ellipse, de si est un
Intiniiimc.
'A. l'iorenl si ueil. Ces deux mots s'associent volontiers dans les anciens textes. Cf. V,
II, 80, <'t III, 8, plorel des eulz.
.Vi. Mur (= mala hora ; cf. buer), joint à un verbe au présent ou au passé, signifie que
l'on a ou que l'on a eu tort de faire l'action, ou bien que l'action ou l'événement constitue
un malhi'ur. Avec le futur, il indique le plus souvent une menace, au cas où l'action
serait faite.
ôi. Desidrer a. Voy. note au v. 20.
ÎM. Pitiét n'est pas' ici au cas régime, comme on pourrait le croire par la comparaison
avec la tournure iniporisoiinelle il a, a. Dans les plus anciens textes, les noms féminins
de la -i' décl. latine ne se trouvent que sous la forme de l'accusatif: r/ent (cf. iv, 103),
Mort, nuit, etc. Ce n'est que plus tard, au milieu du xa» siècle, que, sous l'influence de
la drcliiiaisoti masculine, ils prennent une s au cas sujet singulier.
')!>. Oi est ici le présent de oîr, ouïr.
(il-.">. n s'agit ici, non de la mort d'Alexis, mais de son départ secret, le soir de ses
noces, pour aller vivre eu mendiant.
05. Buer i alasses, tu serais parti sous d'heureux auspices (avec ma bénédiction). Ce
VIE DE SAINT ALEXIS 17
XC.I. « Filz Alexis, de la toe charn tendre!
A quel dolor déduit as ta jovente!
Por tfueini fuis? Jat portai en mou ventre;
E Deus le set que tote soi dolente :
Ja mais n'iér liéde por home ne por feme. 7U
XCII. « Ainz que t'ousse en fui molt desidrose ;
Ainz que nez fusses sin fui molt angoissose ;
Quant jot vi net sin fui liéde e joiose ;
Or te vei mort, tote en sui corroçose :
Go peiset mei que ma fin tant demoret. 75
XGIII. « Seignor de Rome, por amor Deu. mercit!
Aidiez m"a plaindre le duel de mon ami.
Granz est li duels qui sour mei est vertiz ;
Ne puis tant faire que mes cuers s'en sazit :
Nen est merveille : n'ai mais filie ne til. » Si)
XGIV. Entre le duel del pédre e de la médre
Vint la pulcèle qued il out esposéde :
« Sire, » dist éle, « com longe demoréde!
Atendut fai en la maison ton pédre.
Ou tum laissas dolente et esguaréde ! 85
XGV. « Sire Alexis, tanz jorz fai desidrét.
E tantes lairmes por le tuen cors plorét,
E tantes feiz por tei en loinz guardét
Se revenisses ta spose conforter,
Por félonie nient ne por lastét ! 90
mot était le plus souvent accompagné du verbe naître (être né), d'où l'interjection d'en-
couragement buerné ! qui traduit lé latin euge ! dans le Livre des Psaum.es.
00. De la toe charn tendre fcf de ta jovente bêle 91, et por le tuen cors 87). Périphrase
fréquente pour désigner une personne, surtout au moyen de cors accompagné d'un pos-
sessif ou d'un complément déterminatif (voy. cors au Glossaire). Cette périphrase se
rencontre aussi quelquefois avec non (« nom »), personc, chicf, menibres. — Pour la
tournure exclamative avec d«, voy. note au vers 11.
70. 1er ^= ero. On trouve quelquefois iérc, oii le c est difficile à expliquer. Je l'attri-
buerais à la tendance à fortifier la prononciation de ie dans un monosyllabe. Cf. ièrc, à
côté de î«/- {= heri), dans certains patois du Midi. — Liéde (cf. 73) = heta ; œ latin a
subi généralement le sort de e bref, et œ celui de e long, i bref (prononcés e fermé dans
le latin populaire).
77. Aidiez ra' a plaindre. Voy. note à ni, 126.
devant l, sans que pour cela il formât diphtongue avec e.
8.3. Demoréde (litt' : « demeurée »), participe fém. sing. Cf. allée, venue, etc.
8i. Ton pédre ^ de ton pédre. Cf. ni, 22, note, et voy. au Glossaire, s. v. de._
88 En loinz. Dans envpres, erapor, envers, etc., en ne fait souvent que fortifier l'ad-
CoxsTAXS. Chrestomathie. • 2
18
XCVJ.
XGVII.
XGVIII.
XCIX.
CI.
CHRESTOMATHIE DE l'âNCIEN FKAN(;..\1S
« O chiérs amis,- de ta jovoiite bêle!
Ço peiset mei que podriiat en terre!
E! gentilz oin. com dolente puis estre!
Jo atendeie de tei boues novèles,
Mais or les vei si dures et si pesmes ! 95
« O bêle boche, bels vis, bêle faiture,
Gom vei mudéde vostre bêle tigure !
Plus vos amai que nule créature.
8i grant dolor ui m'est apareiide !
Miélz me venist, amis, que morte fusse. 100
« Se jot soûsse la jus soz le degrét,
Ou as geiit de longe enfermetét,
Ja tote gent nem soiissent torner
Qu'ensemble ot tei n'oûsse conversét :
Se mei leûst, si t'oûsse guardét. » 105
« Or par soi védve, sire, » dist la pulcêle;
<c Ja mais ledéce n'avrai, quér ne puet estre,
Ne charnel home n'avrai ja mais en terre.
Deu servirai, le rei qui tôt governet :
Il nem faldrat, s'il veit que jo lui serve. » 110
Tant i plorérent e li pédre e la médre
E la pulcêle, que toit s'en alassérent.
En tant dementres le saint cors con redorent
Toit cil seignor e bel l'acostumérent :
Gom felix cil qui par feit l'onorérent ! 115
« Seignor, que faites ? » ço dist li apostôlies.
« Que valt cist criz, cist duels ne ceste noise?
verbe ou la préposition. Ici, il indique la direction, comme a dans au (a le.) loin, et
loinz est pris gubstantivement. Pour la forme, en luinz est à emprès ce que au loin est
à auprès. En était souvent employé là où nous mettons à. Quant à dans, on ne le trouve
pas avant Ronsard, et son emploi semble coïncider avec la disparition de el {ou}, es = en
le, en les (Darmesteter). *
100. Miélz me venisl que, il aurait mieux valu pour moi que (cf. xiv, 117). L'impar-
fait du subjonctif servant de conditionnel représente en ancien français, surtout iians
les verbes impersonnels, aussi bien le passé que le présent. Il semble qu'il y ait là une
tradition étymologique, l'imparfait du subjonctif français venant, comme on sait, du
plus-que-parfait latin.
lOC. Or par soi védve. Devenue veuve de fait, avant d'être épouse, trente-quatre ans
auparavant, par le départ d'Alexis, elle est maintenant loul à fait (réellement) veuve.
111. /, c'est-à-dire « i)rès du corjis d'Alexis ».
113. En tant dementres. Expression pléonastique. Pour en tant = alors, pendant ce
temps, cf. a tant.
117. Ne (= nec) a ici un sens voisin de ou, comme souvent en ancien français (plus
VIE DE SAINT ALEXIS 19
Gui que seit duels, a nostre ues est il joie,
Quér par cestui avrous boue adjutôrie :
Si li preions que de toz mais nos tolget. » l'^)
TRADUCTION
LXXVIII. Ouand le père eut entendu ce que disait (liU^ : a dit) la
lettre, il arrache ù deux mains sa barbe blanche : « Ah! mon lils »,
dit-il, « quel douloureux message ! J'espérais que tu nie reviendrais
vivant, et que, grâce à Dieu, tu me réconforterais. »
LXXIX. Le père se met à crier bien haut : « Mon fds Alexis, quel
deuil m'arrive ! Je t'ai bien mal gardé sous mon degré. Hélas ! cou-
l)able [que je suisj, condjien j'ai été aveugle! Je l'ai vu si souvent, et
je n'ai ])U le reconnaître.
LXXX. « Mon tils Alexis, quel deuil pour ta mère! Pour toi, eUe
a enduré tant de souÔVances, supporté si souvent la faim et la soif;
pour toi elle a pleuré tant de larmes ! Ce malheur, qu'elle va ap-
prendre (litt^: aujourd'hui;, lui percera le cœur.
LXXXI. « O mon fils! à qui re^■iendra mon vaste héritage, mes
grands domaines, dont j'avais à foison, mes grands palais dans
Rome la cité? C'est pour toi que je m'étais donné la peine d'en
prendre soin : après ma mort, tu en aurais eu la seigneurie.
LXXXII. Blanche j'ai la. tète et chenue j'ai la barbe; c'est pour toi,
mon fils, que j'avais conservé ma vaste seigneurie, mais tu n'en avais
cure. Quelle douleur s'est aujourd'hui montrée à moi! Mou fils, puisse
ton Ame être au ciel pardonnée!
LXXXIII. « ïu aurais dû (litt*' : il te conviendrait) porter heaume
l't haubert, ceindre l'épée comme tes pareils; tu aurais dû commander
à ta nombreuse suite et porter le gonfanon de Fempereur, comme
l'avaient fait ton i)ére et tes ancêtres.
LXXXIV. « Au milieu de quelles souffrances et de quelle pauvreté
tu as vécu sur la terre étrangère, ô mon fils! De ces biens, (jui au-
raient dû t'appartenir entièrement, tu ne prenais que bien peu dans
ton pauvre réduit. Si Dieu l'eût voulu, tu devais en être seigneur et
maître. »
LXXXV. Ainsi le père exprimait bruyamment sa douleur : la mère
l'entend et accourt comme femme hors de sens, frappant ses mains
l'une contre l'autre, poussant des cris, échevelée. Elle voit son iils
mort et se laisse aller à terre toute pâmée.
LXXXVI. Parmi ceux qui la virent alors se livrer à sa profonde
souvent encore en ancien provençal) dans les propositions interrogatives, condition-
iielli'.s, dubitatives ou indéterminées.
118. li rejjrésente Alexis.
120. ToUjel = ' tolliat. Cf. ralgent m, 24, doimjniez xxiv, 254, dunye li, 4, etc., oii
la chuintante est due également à la substitution de la désinence -iiiia à -um, par ana-
logie avec les verbes de la 2« et de la 4e conjugaison {/lerget yi', 23, moerye, vienge,
lienge = feriat, ' moriat, veniat, teneat), ce qui arrive surtout dans les verbes oii le
radical est terminé par une liquide ou une nasale.
'20 CHRESTOM\THIE DE L'aNCIEN FRANÇAIS
douleur, frapper sa i^oitrine et renverser son corps en ai'rière, s'ar-
racher les cheveux et se meurtrir le visage, baiser et embrasser le
cadavre de son lils, personne n'eut le cteur si dur qu'il ne fût forcé
de pleurer.
LXXXVII. Elle s'arrache les cheveux et se frappe la poitrine; elle
torture sa jjropre chair : « Ah ! mon lils, » dit-elle, « comme tu me
détestais! Et moi, infortunée, comme j'étais aveugle! .Je ne le recon-
naissais pas plus que si je ne l'eusse jnmais vu. »
LXXXVIIl. Ses yeux versent des larmes et elle jette de grands
cris. Elle ne cesse de se plaindre : « Quel malheur que je t'aie porté
[dans mes flancs], beau fils! Ta pauvre mère, que n'en avais-tu
pitié ? ïu me voyais désirer la mort à cause de toi : il est l)ien sur-
prenant [litl^: c'est grand'merveille) que tu n'en aies pas été pris de
pitié.
LXXXIX. « Ah ! déplorable mère ! Quel terrible mallieur j'appi'ends !
Je vois là mort mon unique enfant (litl^ : toute ma portée). Ma
longue attente a abouti à un grand deuil. Que pourrai-je faire [main-
tenant], pauvre malheureuse ? .Je m'étonne que mon corps y résiste si
longtemps.
XC. « Alexis, mon fils, tu as eu le cœur bien dur ({uand tu as
ul)andonné tout ton noble lignage! Si tu m'avais parlé, rien qu'à
moi, du moins une fois, tu aurais ainsi réconforté ta pauvre mère,
qui est si affligée; tu serais parti sous d'heureux auspices, ô mon
cher fils.
XGI. « Alexis, mon fils, toi si délicat! Dans (juelles soufl"rances tu
as passé ta jeunesse! Pourquoi m'as-tu fuie? .Je te portai autrefois
dans mon sein, et cependant Dieu sait que je suis aujourd'hui toute
dolente : jamais plus je n'aurai de joie, quoi qu'il arrive {litl^ : ni
pour liomnic ni pour femme).
XCII. « Avant de favoir, je te désirai fort; avant de naître, tu me
causas bien des angoisses; quand je te vis né, j'en fus contente et
joyeuse; maintenant je te vois niort et j'en suis tout attristée: ce
m'est un cruel chagrin [litt^ : cela me j)ése) que ma mort tarde tant.
XCIII. « Seigneurs de Rome, pitié, pour l'amour de Dieu! Aidez-
moi à pleurer le deuil de mon ami. Grand est le deuil qui est venu
sur moi; je ne puis parvenir à le maîtriser (liU^: je ne puis tant faire
que mon corps s'en saisisse). Ce n'*est pas étonnant : je n'ai plus ni
fille, ni fils. »
XCIV. Au milieu du deuil du père et de la mère, vint la pucelle
(ju'il avait épousée : « Seigneur », dit-elle, « combien longue a été
mon attente ! .Je t'ai attendu dans la maison de ton père, où tu me
laissMs dolente et égarée.
XGV. « Seigneur Alexis, je t'ai désiré de si longs jours et pleuré
tant de larmes pour toi, et regardé tant de fois au loin [pour voii-] si
tu revenais consoler ton épouse, et non par félonie ou par lassittidiM
X(!;VI. « Cher ami, belle jeunesse, il m'est <lur de penser (^i7ii : cela
me pèse) (pi'elle pourrira dans la terre! Ah! noble seigneur, quelle
ne doit ]Kis éti'(,' mon affliction ! .J'attendais de toi l)onnes nou-
velles, mais aujourd'hui je les ai (lill^ : je les ,vois) bien tristes et
bien mauvaises !
VIK DE SAINT ALEXIS 21
XCVII. (y Belle bouche, beau visage, belle prestance, qu'ètes-vous
devenus {lill^ : comme je vois votre belle forme changée! ) Je vous ai
plus aimé que nulle créature. Aujourd'hui si grand deuil m'est venu
qu'il vaudrait mieux pour moi, [cher] ami, que je fusse morte.
XC;VIII. « Si je t'avais su là-bas, sous le degré où tu .es resté- si
longtemps malade, personne n'aurait pu m'empècher d'aller rester
avec toi; si on me l'eût permis, je t'aurais gardé.
XCIX. « Maintenant, seigneur, je suis conqjlètement veuve, » dit
la jeune fille ; « jamais plus je n'aurai joie au coeur, car cela ne
peut être; jamais non plus je n'aurai d'époux charnel sur cette terre ;
je servirai Dieu, le roi qui gouverne tout : il ne me faillira pas, s'il
voit que je le sers, »
C. Tant y pleurèrent et le père et la mère et la jeune fille que leurs
forces furent conqjlètement abattues. Cependant tous les seigneurs
présents arrangèrent le saint corps et le revêtirent d'un habit d'ap-
parat. Heureux ceux qui purent ainsi l'honorer par un acte de foi !
CI. (c Seigneurs, que faites- vous ? » dit le pape; « que signifient ces
cris, ces plaintes et ce bruit? Fasse deuil qui voudra {lill^ : à qui que
soit deuil) ; pour nous, il doit nous in.spirer de la joie {lilt^ : à notre
usage il est joie), car par lui nous aurons bonne aide. Prions-le donc
de nous délivrer de tous nos maux. » '
' yote additionnelle. — La légende de saint Alexis est encore vivante. Entre autres
preuves qu'on pourrait en fournir, nous nous bornerons a cette citation empruntée à
VArmana pronvençdu de 1889, oii le Cascarelet (Boumanille), parmi les curieuses
recommandations d'une grand'mére à son petit-fils, donne celle-ci : « Quand trounara,
abro tmo candeleto, e bouto te, s'as pou. suuto lis escalié, (jue saut Alèssi ié rnottrigui;.
Quand il tonnera, allume une petite chandelle, et fourre-toi, si tu as peur, sous l'escalier,
car saint Alexis y mourut. » Ajoutons qu'on dit couramment en Provence, parmi le
peuple ; « Etre derrière la porte, comme saint Alexis. »
39 CHRESTOMATHIE DE l'aNCIEN FRANÇAIS
II
POÉSIE ÉPIOLE ET NARRATIVE — ROMANS
A — GESTE DU ROI
V. CHANSON DE ROLAND *
I
ROLAND REFUSE DE SONNER DV COR — TURPIN BÉNIT L^ARMÉE
« Compainîî Rodlanz, car sonoz olifant ;
Si l'odrat Charlos, qui est as porz i^assant:
.loi vos plovis, ja retoriioroiit Franc.
— Np placet Dieu, » ço li respont Rodlanz,
") « Ouc ro seit dit de nul oine vivant
.îo por paiéns que jo seie cornant !
.Ta n'en avront reproche mi parent.
Extraits de la Chanson de Roland et do la Vie du saint Louis, jiar Jean de .Joiii-
villo, publiés avec Introductions, Notes et Glossaires complets jiar Gaston Paris,
meinlire de l'Institut, 2e édition, revue et corrigée. Paris, Hachette et G'«, 1889. — La
Ghanson de Roland, la plus ancienne et de beaucoup la jdus belle de nos chan-
.sons de geste, est postérieure à VAlexis d'environ un quart de siècle. Elle a été com-
posée en assonances (ou peut-être simplement transcrite» \itir un jongleur des Marches
de Bret.agne, nommé ïouroude ; elle appartient, dans tous les cas, au Gentre ou à l'Ouest
du domaine. Pour des détails sur le sujet, voy. Tableau, p. xiv-xviii.
1. — 1. Compaing. Dans ce texte et dans beaucoup d'autres, transcrits par des scribes
normands ou anglo-normands, u représente non seulement le son français m, mais
encore Vo fermé (provenant de ô, û et de 0 devant une nasale), dont le son, d'abord
intermédiaire entre o et ou, a fini par aboutir à ou ou à eu, et à o devant les nasales.
2. As porz passant = o passant as por:. Passant est un gérondif à l'accusatif, un
cas de l'infinitif, et non un participe présent; voiLà jiourquoi il reste invariable. Voy.
la note à V, ii. 78.
4. Dieu = a Dieu (cf. 20 et 30, etc.).
5. De = par. — Vivant, voy. lu, 41, note.
0. Por païens, pour [des] païens (parce que j'ai devant moi des païens). Cf. 21. Les
Sarrazins, comme les Turcs et les Arabes, sont très souvent appelés « jiaïens » dans
les chansons de geste, et Mahomet rapproclié de Jupiter (ou Jnpin), d'ApoUin (Apollon)
ou même de Tervagant, divinité dont 1 origine n'est pas connue.
7. Nous voyons ici combien puissant était, à 1 époque du Roland, le sentiment de
solidarité chez la noblesse : la famille tout entière était glorifiée ou déshonorée par la
CHANSON DE ROLAND '28
Quant jo serai en la bataille grant,
Et jo ferrai e mil cols e set cenz,
10 De Durendal vedrez l'acier sanglent.
Franceis sont bon, si ferront vassalment :
.Ta cil d'Espaigne n'avront de mort guarant. »
Dist Oliviers : « De ço ne sai jo blasme
Jo ai vednt les Sarrazins d'Espaigne :
15 Govert en sont li val e les montaignes,
E li larriz e trestotes les plaines.
Granz sont les oz de cèle gent estrange :
Nos i avons molt petite compaigne. »
Respont Rodlanz : « Mes talenz en engraignet.
00 Ne placet Dien ne ses sainz ne ses àngeles
Que ja por mei perdet sa valor France !
Mielz vneil morir que hontages m'ataignet :
Por bien ferir l'emperédre nos ainiet »
Rodlanz est proz ed Oliviers est sages :
25 Ambedoi ont nierveillos vassalage.
Puis qued il sont as chevals ed as armes,
•Ta por morir n'eschiveront bataille.
conduite d'un de ses membres. Cf. v. 21, où le sentiment patriotique vient corroborer le
sentiment de l'honneur de la race.
10. Durendal. L'épée des héros des chansons de geste porte généralemenl un nom
particulier et possède des qualités merveilleuses (Cf. Halteclére, l'épée d'Olivier; Almace.
celle de Turpin ; Joiose, celle de Charlemagne ; Cortain, celle d'Ogier. Voy. Chrest. \i>i,
20'J). Cet usage, dit avec raison M. G. Paris, doit remonter a un temps oii il était rare de
posséder une excellente épée.
11. Si, ainsi, par conséquent.
13. De ço ne saijo blasme, je n'y vois pas matière à blâme. Ço, le fait de sonner du
cor pour appeler Charlemagne au secours de l'armée.
17. Granz, lat. grandes, est parfaitement régulier, les adjectifs féminins n'ayant,
comme les noms, qu'une forme pour le singulier et une pour le pluriel. Cf. iv,16. —
Oz = osts ^= hostes. Au singulier, ost dans les plus anciens textes, puis oz sous l'in-
fluence de la déclinaison masculine. Cf. iv, 55, note. Ce mot a d'ailleurs été aussi em-
ployé comme masculin, sans doute par un sentiment obscur de l'étymologie. — Eslrange,
étrangère.
20. 'Angeles. Cf. m, 78, note.
21. France. L'article était très souvent supprimé devant les noms de pays. Cf. V, n,
18, 24, etc.
22. Que hontages m'ataignet, que d'être déshonoré. Remarquez le changement de
construction, qui consiste à mettre comme second terme de la comparaison un subjonctif
(avec ellipse de que) au iieu d'un infinitif. De même, en latin, on peut se servir de quam
suivi du subjonctif avec ou .sans la conjonction ut, surtout après potins. Cf. Cicéron,
passim. Tite-Live, etc.
23. Por bien ferir, parce que nous frappons bien. En français moderne, une locution
semblable ne pourrait se rapporter qu'au sujet de la phrase.
25. Ambedoi = ambo-'dui. La déclinaison de duo a été assimilée en latin populaire à
celle de bonus au pluriel.
27. Por morir, au jirix de la mort, fallùt-il mourir. Apres une proposition principale
négative, pour indique souvent en ancien français un échange marquant opposition.
24 CHRESTOMATIIIE DE l'aNCIEN FRANÇAIS
lion sont li conte e lor paroles haltes.
Félon i)aién par grant iror chevalelient.
30 Dist Oliviers : « liodlanz, vedez en alques !
Vostre olifant soner vos nel deignastes :
Fust i li reis, n'i oûssons doniage.
Cil qui la sont n'en deivent aveir blasnie.
Guardez a mont ça devers les porz d'Aspre :
35 Vedeir i)odez dolente riédreguarde ;
Qui céste fait ja mais n'en fei-at altre.
— Tais. Oliviers, ne dire tel oltrage :
Mal seit del cuer qui el piz se codardet !
Nos remandrons en estai en la place :
40 Par nos iért faiz e li cols et li chaples. »
Quant Rodlanz veit que bataille serat.
Plus se fait tiers que lions ne lieparz ;
Franceis escridet, Olivier apelat :
« Sire compaing, amis, nel dire ja.
45 Li emperédre, qui ça enz nos laissât,
Itéls vint mille en mist ad une part
Son esciëntre nen i out un codart.
Cf. Xni, I, 11. Aujourd'hui, on ne pourrait employer ainsi pour avec un infinitif, mais
senleuient avec le substantif indiquant le prix : « Je ne le ferais pas pour un empire ».
30. Vedez en alques, regardez un peu de ce côté. Voy. V, ii, 40, note.
31. Sel = ne le. Le, j)rouoni neutre, représente, par un pléonasme fréquent en pareil
cas, l'inljnitif régime du verbe jirincipal placé par inversion en tête do la phrase.
32. Fust i li reis, si le roi y était. Il n'y a pas ici de sens restrictif, comme il y en
aurait en français moderne dans la construction analogue : le roi y fùl-il. — Ous'sons
= habuissemus. On sait que les différentes flexions de la 1" pers. du plur. en latin ont
été uniformément remplacées en français par -ons (d'abord -ornes), emprunté à somes =
sumus. On trouve également les formes sans s : om {um) et on. Ûm est la forme ordi-
naire (anglo-normande) du ms. d'Oxford.
BCi. Le pronom fém. céste représente une espèce de neutre, une idée générale comme
« chose, affaire », etc. Cf. aujourd'hui encore la dans « Vous nous la baillez belle », etc.
38. Mal seit de, malheur à.
42. Fiers, au cas sujet. Cf. ui, 19, note. L'accord se fait par syllepse avec le sujet de
la phrase, auquel fiers se rapporte logiquement, sinon grammaticalement.
44. Sel dire ja, ne le dites plus (Voy. Glossaire, s. v. infinitif, et «on S). Ce qui suit
n'est que le dévelo[)i)ement des quatre derniers vers de la tirade précédente. De même,
la 3« et la 40 tirade uu 2» extrait reproduisent la donnée de la 2» tirade, ce qui ne veut
pas dire que nous ayons affaire ici, comme il arrive jiarfois, à des variantes dues à des
remaiiieurs : c'est une des formes de la réjiétition épique. — Notre premier couplet est
précédé dans le manuscrit d'Oxford, et suivi dans les Extraits de M. G. Paris, d'un autre
conjdet rej)roduisant la même idée.
40. Itéls vint rnilie en mist ad une part, il en mit décote (il en choisit) vingt mille de
tels (que). Dans des tournures semblables, après tel {itél), que est souvent sous-entendu.
Cet emploi de tel en apposition à un nom de nombre est d'ailleurs fréquent. — Mille
(plus tard mile, mille) = milia, comme mil (conservé dans le millésime) = mille, l'a
jposttonique se conservant en français sous la forme d'un e muet, tandis que l'e tombe
dans les mômes conditions. Après 1999, on devra régulièrement écrire : deux mille,
deii.r mille un, etc.
47. Son esciéntre, accusatif absolu.
CHANSON DE ROLAND t};")
Por son seignor deit cm soffrir gmnz mais,
Ed endurer e forz freiz e granz ehalz ;
50 Sin deit oni perdre del sanc e de la cham.
Fier de ta lance, e je de Durendal,
Ma bone espéde que li reis me donat.
Se jo i muir, dire puet ki l'avrat :
Icéste espéde fut a noble vassal ! »
55 D'altre part est l'arcevesques Turpins ;
Son cheval lirochet e montet un larriz ;
Franceis apèlet, un sermon lor ad dit :
« Seignor baron. Charles nos laissât ci ;
Por nostre rei devons nos bien morir,
00 Crestiëntét aidiez a sostenir :
Bataille avrez, vos en estes tôt fit,
Car a voz uelz vedez les Sarrazins.
Clamez voz colpes, si preiez Dieu mercit :
Assoldrai vos por voz ânemes garir.
65 Se vos morez, vos estrez saint martir,
Sièges avrez el graignor paredis. »
Franceis descendent, a terre se sont mis.
E l'arcevesques de Dieu les benedist :
Por pénitence les comandet ferir.
70 Franceis se drécent, si se métent sour pié,
Bien sont assois, quite de lor péchiez ;
E l'arcevesques de Dieu les at seignie ;
Puis sont montét sour lor coranz destriers :
ôO! Sin = si en. Si (= sic) est à demi explétif; en représente por son seignor (dans
rintérèt de son seigneur).
55. L'archevêque de Reims, Turpin (dans les documents authenthiques Tylpinus), est
un personnage historique, qui mourut longtemps avant Gharlemagne, mais après Ron-
cevaux. Nous ne savons rien de lui qui justifie le rôle qu'on lui prête ici. Au xu» siècle,
on a fabriqué sous son nom un écrit latin relatif aux expéditions de Gharlemagne en
Espagne, oii se trouve entre autres un récit de la bataille de Roncevaux assez dilïérent
du nôtre : Turpin, bien entendu, n'y meurt pas (G. Paris).
60. Crestiëntét. Mot assimilé à un nom propre de pays, d'oii la suppression de l'ar-
ticle. Cf. 21 et vui, 1, notes.
02. A vos iielz, de (avec) vos yeux. A indique ici l'instrument. Cf. 82, etc.
03. iJieit. à Dieu. Cf. V, i, 20. V, ii, 29 et 48, etc.
05. Eslre:, forme de futur empruntée à ester. Ici estrez semble avoir conservé quelque
cliose de sa signification primitive et indiquer la permanence de l'état bienheureux du
martyr.
00. Graignor, comparatif organique (= grandiorem), a ici un sens purement augmen-
tatif. Cf. XXV, 152.'
07. A terre se sont mis, ils se sont prosternés.
08. De Deu, au nom de Dieu. Cf. 72.
73. Coranz est ici adjectif verbal (participe présent de l'état), comme dans chien cou
rant. Au contraire, il est gérondif dans est alez corant V, ii, 21.
2(i
CHRESTOMAÏHIE DE L ANCIEN FRANÇAIS
Adol)ét sont a lei de chevaliers
75 E de bataille sont tiiit apareilliét.
Li cous Rodlaiiz apèlet Olivier:
« Sire conipaing, molt ])ien lo disiez :
Par (Tiieneloii soines a mort jugiét ;
Pris en at or ed aveir e deniers.
XO Li eniperédre nos devreit bien vengier.
Li reis Marsilies de nos at fait niarchiét ;
Mais as espédes l'estovrat eslegier. »
11
MORT DE ROLAND
Rodlanz forit en nne piédre bise :
Pins en abat que jo ne vos sai dire ;
L'espéde croist, ne froisset ne ne briset.
Contre lo ciel a mont est ressortide.
5 Quand veit li cons que ne la fraindrat mie,
Molt dolcement la plainst a sei medisme :
« E ! Dnrendal, com iés lièle e saintisme !
En l'ôrie pont assez i at reliques,
Un dent saint Piédre e del sanc saint Basilie,
10 E des chevéls mon seignor saint Denisie ;
Del vestement i at sainte Marie :
11 nen est dreiz que paién te baillissent :
De crestiiéns devez estre servide.
7i. A lei de chevaliers, selon la règle (comme il convient à) des chevaliers.
70. Apèlet. Le t ilc la 'i» pors. du sing. seinlile sulisistcr encore dans le Roland. Los
cas oii on pourrait lo croire élidé demandent une correction, comme ici, oii le nis.
d'Oxford donne en apelet, ce qui fausserait le vers, si le scribe eût prononcé ce t. Mais
il est l)on de noter ([iie l'écriture conserve quoique temps des traits do jjrononcialion
aroliaïque, alors qu'ils sont entièrement ou presque entièrement disparus.
7'.>. Aveir désigne les richesses de tout genre ; deniers, l'or ou L'argent monnayé.
82. L'estovrat eslegier, il le faudra payer (litt* : « l'alléger, le soulager de sa dette »).
II. — 1. Piédre bise, pierre brune. Cette expression est très fréquemment employée
pour désigner le granit, le porphyre et autres espèces de pierres dures, dont la plupart
sont de couleur foncée, de sorte que pierre bise est souvent, comme ici, synonyme de
pierre dure.
3. Ne froisset ne ne briset, ne s'ébrèche ni no se brise (cf. via, 8^89). T/emploi des
verbes actifs au sens neutre-passif était autrefois bien plus fréquent qu'aujourd'Inii. Cf.
lever, mouiller, etc.
i. Est ressortide, a rebondi.
(i. La plainst a sei medisme, il la plaignit, s'adrossant à lui-même.
'.). Saint Piédre, de saint Pierre; s. Basilie, de s. Basile. Cf. 10, 11, etc.
CHAXSON DE KOLAXD
Molt larges terres de vos avrai conquises,
15 Que Charles tient, qui la barbe at tloride :
Li emperédre en est e bér e riches.
Ne vos ait om qui facet codardie !
Dieus ! ne laissiez que France en seit lionide !
Go sent Rodlanz que la mort l'entreprent.
20 Devers la teste sour le cuer li descent.
Dessoz un pin i est alez corant,
Sour l'erbe verte si s'est colchiez adenz,
Dessoz lui met s'espéde e l'olifant ;
Tornat sa teste vers Espaigne la grant :
:^5 Por ço l'at fait qued il vuelt veirement
Que Charles diët, e trestote sa gent,
Li gentilz cons qu'il est morz conquérant.
Claimet sa colpe e menut e sovent,
Por ses péchiez Dieu porofrit lo guant.
80 Ço sent Rodlanz de son tens n'i at plus ;
Devers Espaigne gist en un pui agut.
A l'une main si at son piz batut :
« Dieus, meie colpe, par la toë vertut,
De mes péchiez, des granz e des menuz.
14. De vos, avec vous, grâce à vous (nom de Tinstrument). — Avral conquises, jiour
ai conq^iises, expression curieuse qui n'est pas saas exemple en ancien français. Celui
qui parle se reporte par la pensée à un avenir prochain qu'il considère comme déjà
arrivé.
15. Barbe floriâe, b. blanche. Métaphore usuelle dans les chansons de geste et duo
sans doute à la floraison printanière des arbres fruitiers.
21. Corant = currendo. Cf. 27 et voy. iv, 38, et V, i, 73, notes.
22. Adenz. Ce mot donne un sens qui contredit ce qui suit : ou bien il y a ici une né-
gligence fâcheuse due à l'assonance, ou bien le vers est corrompu.
2ti. Diêt = dicat. L'i palatal dégagé par la gutturale s'est fondu avec Vi étymologique,
comme dans vessie, amie (cf. vi b, 10, etc.. et voy. la note à vu, 102). — E trestote sa ijent.
Quand un verbe avait deux sujets coordonnés, le verbe se plaçait quelquefois entre les
deux, et ainsi le second sujet était mis en relief. Dans ce cas, le plus souvent, comnir
ici, le verbe ne s'accorde qu'avec le premier sujet, et il faut admettre l'ellipse de ce
même verbe. E peut donc se traduii-e par « et de même ». Cf. V, n, 80.
27. Conquérant. Cf. corant 21.
29. i)tew,àDieu. Cf. V,i, 20 et03.V,ii,48,et V, iii,14. Auv.54,laprépositionest exprimée.
— Quand un chevalier voulait olïrir réparation d'une ollense, ou provoquer un advei
saire, il lui tendait ou jetait son gage, ordinairement son gant (dans le Roman de
Thèbes, v. 393-6. Œdipe présente à Jocaste un pan de sa tunique, comme réparation pou-
le meurtre de Lains) ; et si l'adversaire le prenait ou le relevait, c'est qu'il acceptait 1 ■
duel.
30. Ço sent R. de son tens n'i at plus, R. sent (que) sa vie est finie.
32. Â l'une main, d'une main. L'ancien français opposait régulièrement l'un à l'autre
non seulement comme pronom indéfini, mais avec un nom, lorsqu'il ne s'agissait que d ■
deux. De même, il mettait l'article déterminatif avec les autres nombres cardinaux pou.-
opposer une partie d'un tout au reste. Cf. vi a, 40, etc.
33. Par la toe vertut. Roland demande le pardon de ses péchés au nom dos perfc -
tions divines, des mérites à l'aide desquels lo Christ a racheté les hommes.
2S CHRESTOMATHIE DE L'aNCIEN FKANÇAIS
35 Que jo ai faiz dès l'ore que nez fui
Tresque a cést joi-n que ci sui conseûz ! »
Son destre y^uAut en at vers Dieu tendut :
'Angele del ciel i descendent a lui.
Li cons Rodlanz se jut dessoz un pin.
40 Envers Espai<^ne en at tornét son vis :
De plusors clioses a remembrer li prist :
JJe tantes terres conie li bcrs conquist,
De dolce France, des ornes de son lin^.
De Cliarlemagne, son seignor quil nodrit,
45 E des Franceis dont il est si cheriz.
Ne puet muder nen plort e nen sos})irt ;
Mais sei niedesme ne vuelt métré en ohlit :
(llaimet sa colpe. si i)riët Dieu mercit:
« Veire paterne, qui onques ne mentis,
50 Saint Lazaron de mort ressurrexis
E Daniel des lions guaresis,
Guaris de mei l'âneme de toz perilz
Por les péchiez que en ma vide fis ! »
Son destre guant a Dieu en porofrit,
55 E de sa main sainz Gabriel lat })ris.
Dessour son braz teneit lo chiéf enclin ;
.Teintes ses mains est alez a sa lin.
Dieus li tramist son ângele chérubin,
E saint Michiél de la mer del péril,
00 F]nsemble od éls sainz Gabriëls i vint :
L'aneme del conte portent en paredis.
30. Conseùz, atteint mortellement.
37. En, pour ses péchés. Cf. 54.
38. A. lui, à côté de lui, avec lui.
40. Kn indique chanf^ement de direction. Le sens de ce mot est parfois un peu vague
en vieux français. Cf. V, i, 30.
41-.J. On pourrait à bon droit s'étonner de voir que Roland ne donne point le moindre
Souvenir à la belle Aude, sa fiancée. Cela prouve simplement qu'à l'époque du Roland,
les amours du héros avec la sœur d'Olivier ne faisaient jioint encore partie de la légende.
50. Hesstirrexis (= resurrexisti), tu ressuscitas (mot savant).
51. Guaresix. Ce dévelojjpement inorganique de la i« piTS. du sing. (et des 1" et 2» du
plur.) du j^arfait de l'indicatif et de tout l'imparfait du subjonctif se rencontre surtout
dans les verbes en -ir, et aussi, postérieurement, dans d'autres. Cf. vainquesis, Bastard
de Kouiï\ou, il2; 7-espondexistex, Beaudoin de Sebourc, xi, 350; nasquesis, ibid., 4.57;
vendcxis, ibid., xvi, 1080; conbalcsist, Hugues-Capet, 100, etc. Voy. Chabaneau, Hist. de
la conj. fr., p. 9;J-4, et G. Paris, Accent latin, p. 74.
52. JJe mei l'nneine. Inversion qui n'est pas rare en ancien français.
59. Saint Michiél de la ruer del péril. Allusion à la célèbre abbaye du Mont Saint-
Michel au jn'ril de la mer (Manche), fondée au viii« siècle, près du pays dont Roland
était coniti- : c'est une des raisons (d'ailleurs peu probantes) qui ont fait croire que l'au-
teur du Roland était Breton.
CHANSON DE ROLAND 29
Morz est Rodlanz : Dieus en at l'âneme es ciels.
Li emperédre en Roncesvals parvient.
II nen i at ne veie ne sentier
65 Ne vnide terre ne aine ne plein pied,
Qne il n'i ait o Franceis o paién.
Charles escridet : « Ou estes vos, bels niés ?
Ou Tarcevesques e li cons Oliviers '?
Ou est Gerins e ses compaing Geriers ?
70 Ou est cons Ote e li dus Berengiers,
Ive e Ivôries que j'aveie tant chiérs?
Qu'est devenuz li Guascoinz Engeliers,
Sanse li dus e Anseïs li tiers ?
Ou est Gerarz de Rosseillon li viélz,
75 Li doze pér que j'aveie laissiét ? »
De ço cui chiélt, quant nuls n'en respondiét ?
« Dieus ! » dist li reis. « tant me puis esmaier
Que jo ne fui a l'estor comencier ! »
Tiret sa barbe com om qui est iriez,
80 Ploret des uelz e si franc chevalier ;
Encontre terre se pasment vint millier :
Naime li dus en at molt grant pitiét.
m
MORT DE LA BELLE AUDE. LA FIANCÉE DE ROLAND
Li emperédre est repaidriez d'Espaigne,
E vient ad Ais, al meillor siét de France ;
El palais montet. est venuz en la sale.
Gô. Ne vnide terre ne aine ne plein pied, ni une aune ni un pied entier de terrain
vide. La coordination a remplacé la subordination, par une espèce d'iiendiadys. Plein
pied. Cf. pleine hanste, via, 12.
70. Resjwndiét = ' respondêdit, par une fausse analogie avec les composés de dare.
Le latin populaire, traitant les verbes composes comme les simples, disait : perdedit,
vendedit, d'où perdiet, vendiet (perdiérent, vendiérent); cette forme a gagné de bonne
heure les verbes en dere : descendiét (cf. descendedit, Valerius d'Antium; et descendide-
rant, Laberius, dans Aulu-Gelle, vu, 9), entendiét, etc., et même quelques autres (rum-
pirt, etc.). /c' s'est ensuite réduit à /, plus tùt ou plus tard, suivant les dialectes. Le
Saint Léger a déjà rendit ui, 119: cela prouve que les deux foi-mes étaient alors usitées
parallèlement. — En, d'eux, d'entre eux.
78. A l'estor comencier, au cominencement de la bataille. Comencier est pris substan-
tivement, et rarticle n'est sous-entendu que parce qu'il y en aurait eu deux de suite.
Si le régime eût été placé après l'infinitif (a/ comencier l'estor), ce qui est également
correct, on aurait exprimé l'article; de même avec un verbe neutre (ai remonter les
abatHs, quand ceux qui ont été désarçonnés remontent), oii 2>arfois la transformation
du verbe en substantif est encore plus avancée (al remonter des abatus).
80. Ploret des uel:. Cf. V, ui, 8, et voy. iv, 51, note. Pour le verbe au singulier, cf.
26 et vov. la note.
oU CHRESTOMATHIE DE l'aXCIEN FRANÇAIS
Es li venude Aide, une bêle dame.
5 (jo (list al rei: « Ou'st Rodlanz li châtaignes.
Oni nie jurât a prendre en maridage ? »
( -harles en at e dolor e pesance :
Ploret des uelz. tiret sa barbe blanche :
« Suer, chiére amie, d'ome mort me demandes. .
10 Jo t'en donrai molt enforciét eschange :
Ço'st Lodoïs, meillor n'en sai en France ;
il est mes filz e si tendrai mes marches. »
Aide respont : « Gist moz mei est estranges.
Ne placet Dieu ne ses sainz ne ses ângeles
15 Après Rodlant que jo vive remaigne ! »
Pert la color, chiét as piez Charlemagne ;
Sempres est morte : Dieus ait mercit de l'âneme !
Franceis baron en plorent, si la plaignent.
Aide la bêle est a sa lin aléde.
20 Guidet li reis qu'éle se seit pasméde ;
Pitiét en at, sin ploret l'emperédre ;
Prent la as mains, si l'en at relèvéde :
Sour les espalles at la teste clinéde.
Ouant Gharles veit que morte l'at trovéde,
25 Ouatre contesses sempres i at mandédes ;
Ad un mostier de nonains est portéde :
La nuit la guaitent entresque a l'ajornéde.
Loue un altér bêlement l'enterrèrent ;
Molt grant onor i at 11 reis donéde. *
m. — (i. Qui me jurai a prendre on maridai/e, (jui jui-a de nie in-eiidre en mariage,
Me est-il à la fois régime iiulireet de jurai et régime direct de prendre^ C'est
])ossible. On a jugé inutile de répéter ce pronom. En tout cas, il est certainement et
obligatoirement régime de prendre : son éloiguemeut nu fait pas difliculté. Pour a,
voy. IV, 2C, note.
8. Plorel des uelz. Cf. V, il, 80, et voy. iv, 51, note.
ij). Suer. Voy. au Glossaire, s. v. seror. — D'ome mort, au sujet d'un homme mort.
L'ancien français supprimait volontiers l'article indélini un et l'article jJartitif (préjio-
sition de et article déterminatif).
18. m la plaignent, et déplorent sa mort (à haute voix).
2'2. As mains, avec ses mains. — En, de là (oii elle gît, à ses pieds).
27. L'ajornéde, le point du jour : participe passé féminin pris substantivement. Cf.
l'aj ornant.
' Nous croyons inutile de donner la traduction d'un texte si souvi,'nt traduit ; nous
nous contentons de renvoyer à celles de nos notes qui visent l'interprétation. — Notre 3«,
qui ne se trouve pas dans les Extraits de M. G. Paris, a été ramené à l'orthographe
des deux autres.
VOYAGE DE CHARLEMAGNE 81
VI". VOYAGE DE CHARLEMAGNE A JÉRUSALEM
ET A CONSTANTINOPLE *
... "Et di.st lor Charlemaignes : « Bien dei avant ga])er :
Li reis Hugue li Forz nen at nul bacheler
De tote sa niaisniée. tant seit forz et niembrez.
Ait vestut dous halbers et dons helmes fermez,
5 Si seit sour un destrier eorant et sojornét;
Li reis me prest s'espée al poin d'or adobét,
Si ferrai sour les helmes ou il iérent plus cléj-j
Trencherai les halbers et les helmes gemmez,
Le feltre avoec la sèle del destrier sojornét.
10 Le brant ferrai en terre : se jo le lais aler,
Ja n'en iért mais retraiz par nul home charnel,
Tresqu' il seit pleine hanste de terre desterrez.
' Karls des Grossen Reise nach Jérusalem und Constantinopel . ein allfranzœsisches
HeldengediclU des A'/ien Jahrhunderts, herausgegeben von Ed. Koschv:itz , Hcilbronn,
2e édition, 1883 (AUfranzcesische Bibliothek, herausgegeben von D' W. Fœrster), v. v.
4.53-48-5 et 49.3-(J33. — Ce poème anouyme, dont la première moitié est absolument sérieuse,
contient, dans sa seconde moitié, que nous reproduisons en partie, la mise en œuvre d'un
conte oriental dont les équivalents sont nombreux. C'est de beaucoup le plus ancien em-
ploi du vers de douze syllabes que l'on connaisse, puisqu'il remonte a la fin du xie siècle
(voyez Tableau, p. xiv) ; il est, naturellement, écrit en assonances. Nous avons cru devoir
imprimer à la suite du Voyage en vers trois des quatre rédactions en prose connues, qui
peuvent donner une idée des procédés employés par les remanieurs des suie et xive siècles.
C'est à i)ropos des amours d'Olivier avec là fille de l'empereur de Constantinople, Jac-
queline, dont il eut Galien, que le pèlerinage de Gharlemagne est raconté dans le
Galien en prose, et dans la vaste compilation de Garin de Monglave.
■" n y a ici dans le ms. une lacune, comme le montre la comparaison avec les rédac-
tions en prose (nos vib, vie et vid). Voyez, en particulier, notre uo vib. — Les vers 439-
443 j)arlent du jjilier creux oii se tient l'espion :
En la chambre volue, en un perron marbrin
Qui fut desoz chavez, s'i at un home mis :
"Tote la nuit les guardet par un pertus petit.
Et li charboncles art, bien i poet hoen veïr
Corne en mai en estét, quant soleilz esclarcist.
V. 4 de la note. L'escarboucle qui éclaire comme une forte lampe ou comme le soleil
est un lieu commun dans la littérature du moyen âge. — Veîr. Voy. XUI, i, 5 note.
1. E dist (cf. 17, etc.). La répétition de la copule et en tète de chaque alinéa a un ca-
ractère de naïveté épique. Cf. la Bible, etc. Il en est de même des réflexions peu variées
de l'espion.
2-9. Tournure toute latine, mais cependant très intelligible. H faut sou.s-entendre
devant les subjonctifs ait, seit, prest une conjonction indiquant une condition ou une
hypothèse : gue (^ supposé que ou si). « Si toutes ces conditions sont réunies, alors,
dans ce cas, je frapperai, etc. »
.5. Si (= sic) est une simple copule ; mais au v. 7, il signifie « alors, à cette condi-
tion ».
7. Ferrai = fer irâbeo, où l't étant antétonique est naturellement tombé, d'ovi les deux
/■ de ferrai (cf. courrai, mourrai), h'i ne s'est maintenu que dans les verbes oii il aurait
été difficile de prononcer le groupe des consonnes finales du radical en y ajoutant -rai
{dormir, souffrir), etc.). L't antétonique devenant régulièrement e muet, on a dû avoir
d'abord : donnerai, souffrerai, etc., puis, sous l'influence de l'infinitif: dormirai, souf-
frirai, etc.
3*2 CH11EST0M\TH1E DE l'aNCIEN FRANÇAIS
— Par Dell » ço dist l'escolte, « forz estes et lueiiibrez :
Que fols tist li reis Hiigiie. quant vos prestat ostél.
15 Se amiit mais vos ci de folie parler.
Al matin par son l'albe vos ferai congeer. »
Et dist li emperére : « Gabez, bels niés Rollanz !
— Volentiers, » dist il, « sire, tôt al vostre comant.
Dites al rei Hngon me prest son olifant,
'-20 Puis si nr'en irai jo la defors en cél plain.
Tant par iért fort m'aleine et li venz si bruianz
Qu'en tote la citét, que si est ample et grant, .;
N'i remaindrat ja porte ne postiz en estant ■
De cuivre ne d'acier, tant seit forz ne pesanz, .
55 L'uns ne fierget a l'altre par le vent qu'iért bruianz. ]
Molt iért forz li reis Hugue, s'il se met en avant, ;
Ne perdet de la barbe les gernons en bruslant ,
Et les granz pels de martre qu'at al col en tornant, "\
Le peliçon d'ermine del dos en reversant. ^
30 — Par beu ! » ço dist l'escolte, « ci at mal gabement. i
Que fols tist li reis Hugue, qu'il herberjat tel gent. » ^
♦
« Gabez, sire Oliviers, » dist Rollanz li corteis. •
— Volentiers, » dist li coens, « mais que Charles l'otreit.»
« Et vos, sire arcevesques, gaberez vos od nos ?
35 — Oïl, » ço dist Turpins, « par le comant Gharlon.
Treis des meillors destriers qui en sa citét sont
PreuRet li reis demain, sin facet faire un cors
13. Ço dist l'escolte. Ce pléonasme est encore usité dans plusieurs patois du Midi, lors
qu'on'rapporte une conversation. — Forz estes et meynbrez.Ayec le pluriel de jiolitesse, le
prédicat se mettait régulièrement, comme aujourd'hui, au singulier, et ordinairement au
cas sujet.
14. Que fols fisi. Voy. au Glossaire, s. v. que i .
1.5. Mais, encore (à partir de ce moment).
10. Par son l'albe = per summum albte. Cf. en son, v. lOô, 13.J, etc., et aussi en
aoïflet, V. 148, toujours avec ellipse de de.
19. Prest est an subjonctif ; il faut sous-entendre que.
22. Que (= quam), forme régulière primitive du féminin. Cf. 62, 90, 96.
23. Itapprocnez en estant (debout) de remaindrat.
24. Forz et pesanz ne se rapportent grammaticalement qu'à jwstiz, qui est masculin,
comme le montre l'uns, qui suit.
2.j. Par, à cause de. — Qu' (= que), qui. Voy. au Glossaire.
27. Se perdet. Le subjonctif s'explique en sous-entendant qite, au sens de « supposé
que i«. Cf. 2-9. — En bruslant (gérondif neutre) a pour sujet logique les moustaches
(f/ernons) et non le roi Hugues, tandis que en tournant et en reversant se rapportent
plutût au roi.
31. Que a ici le sens de « vu que, car ».
34. Le iia,b d'Olivier ne saurait figurer dans une édition classique : nous le supprimons
donc, ici et dans les trois rédactions en prose.
37. Sin facet faire, et qu'il leur fasse faire. En (contenu dans sin) signilie « de (au
moyen de) ces trois chevaux. »
VOYA.GE DE CHARLEMAGXE 33
La defors en cél iilain. Quant niiélz s'eslaisï>erunt,
Jo i vendrai sor destre eorant par tel vigor
40 Que me serrai al tierz, et si larrai les dons ;
Et tendrai quatre ponies molt grosses en mon poin.
Sis irai estruant et jetant contre mont,
Et larrai les destriers aler a lor bandon.
Se pome m'en escapet. ne altre en chiét del poin,
45 Charlemaignes, mis sire, me criét les oilz del front.
— Par Deu ! » ço dist Tescolte. « cistgas est hels et bons:
N'i at hontage nul vers le rei. mon seignor. »
Dist Guillelmes d'Orenge : » Seignors, or gaberai.
Yeez cèle pelote, onc graignor ne vi mais ;
50 Entre or fin et argent guardez combien i at !
Mainte feiz i out mis trente homes en essai.
Ne la pourent muer : tant fu pesanz li fais.
A une sole main par matin la prendrai.
Puis la larrai aler très par mi cél palais,
55 Mais de quarante teises del mur en abatrai.
— Par Deu ! « ço dist l'escolte, « ja ne vos en crerrai.
Trestoz seit fel ïi reis. s'essaiier ne vos fait !
Ainz que seiiez chalciez, le matin le dirai. »
Et dist li emperére : « Or gaberat Ogiers,
t)0 Li dus de Danemarche, qui tant poet travaillier.
— Volentiers. » dist li bèr, « tôt al vostre congièt.
Yeez vos cèle estaclie que le palais soztiént.
Que hui matin veïstes si menut torneiier ?
40. Serrai (cf. 112, 125) = sed^ejrâbeo, avec assimilation du d en r, tandis que dans le
moderne (as) siérai on a repris le radical des formes accentuées (ie = e tonique). (As)
soirai est refait sur assoyons, asseyons (ancien asseons). Cette forme a aussi servi,
jusqu'au xxnc siècle, de futur à eslre, concurremment avec serai. — Al tierz, sur le troi-
sième, celui qui sera le dernier à gauche. — Et si larrai les doits. Les chevaux sont
censés attachés ensemble ; sinon, on ne voit pas l'intérêt qu'il y aurait à en supposer
trois au lieu d'un, car ils ne courraient pas parallèlement. — Pour les dous, cf. xrs', ô2
et voy. V, II, 32, note. — 44. En, des quatre. — JN'e, ou [si].
iô.Les oilz del front. Il reste quelque chose de ce pleona.sme dans l'expression : coû-
ter les yeux delà tète.
50. Entre or fin et. Voyez au Glossaire, s. v. entre.
54. I out mis, on y a eu (il y a été) mis. Tournure impersonnelle hardie calquée sur
a. i a (plus tard (7 i'a). Dans les deux tournures, le cas régime est obligatoire, car le
nom est complément direct du verbe. ' '
54. Très par mi cél palais, tout à fait au milieu, au beau milieu [de] ce palais. On
peut également prendre ici mi pour un adjectit masculin s'accordant avec palais. L'el-
lipse de de rend seule compte de la formation de la proposition parmi. Cf. l'ancien
enmi.
03. Que représente le palais. — Torneiier. Le palais merveilleux de l'empereur tour-
nait, au moindre veut, autour du pilier central, grâce aux cors d'ivoire dans lesquels
CoNSTANS. Chreslomathie. 3
b4 CHUESTOMATHIE DE L ANCIEN FRANÇAIS
Demain la me verrez par vertut embracier :
IJj Neii iért tant fort l'estache ne l'estoecet brisier,
Et le palais verser vers terre et tresbnciiier ;
Oui la iért conseûz. ja guarantiz nen iért.
Mnlt iért folz li reis Hugue. s'il ne se vait mncier.
— Par Den ! » ço dist l'escolte, « cist hoen est enragiez !
70 Onques Deus ne vos doinst cél gab a comencier !
Oue fols list li reis Hugue qui vos at herbergiét. »
Et dist li emperére : « Gabez, Naimes, li dus !
— Volent iers. » dist li bér. « ïot le peil ai cbanut :
Dites al rei Hugon prest mei son halJjerc brun ;
75 Demain, quant jo Tavrai endossét e vestut, . . .
Le me verrez escorre iior force a tel vertut,
N'iért tant forz li halbers d'acier ne blanc ne brun
Que n'en chiéent les mailles ensement com festus.
— Par Deu ! » yo dist l'escolte. « viélz estes et clianuz :
80 Tôt avez le peil blanc, niolt avez les ners durs. »
Et dist li emperére : « Gabez, danz Berengiers !
— Volentiers, » dist li coens. « quant vos le m'otreiiez.
Prenget li reis espées de toz ses chevaliers,
Eacet les enterrer entresqn' as lielz d'oi- miér,
85 Que les pointes en seient contre mont vers le ciel ;
En la plus halte tor m'en monterai a piét,
Et puis sor les espées m'en larrai derochier :
La verrez branz croissir et espées brisier,
L'un acier depecier a l'altre et entroschier.
90 Ja n'en troverez une que m'ait en charn tochiét,
Ne le cuir entamét ne en parfont plaiiét.
— Par Deu ! » ço dist l'escolte, « cist hoen est enragiez !
Se il cél gab demostret. de fer est o d'acier. »
soufll.'iiont los deux (.'iifuiits de bronze qui sunnontaieut chacune des cent colonnes de
marlji-'- placées tout antour.
70. Vos doinst a comencier, vous accorde, vous ])ermettc de commencer. Nouvel
exemple de l'emploi de a là où le français moderne mettrait de. Voy. iv, 20, note.
77. y'iért, sous-entendu que.
Xii. Espées. L'absence de l'article devant un nom suivi d'un complément déterminatif
est justilié par le sens : « des épces empruntées à tous ses chevaliers indistinctement. »
Or, on .sait que l'ancienne langue supprime volontiers l'article surtout l'article indéllni.
Cf. lOX et lOU, et voy. To))ler, Zeilschrifl fur rom. Philologie, xui, 194 sqq.
80. M'en vnonterai. L'ancien français faisait de en un emploi plus étendu que nous
(cf._ V, I, 30, etc.). U disait : s'en monter, s'en venir (en venir 102J, etc. Nous n'avons
guère conservé que s'en aller.
88-8y. Croissir, brisier, depecier, entroschier. CL V, ii, 3, et voy. la note
m. En parfont. Cf. « en long, en large. »
VOYAGE DE CHARLEMAGXE bO
Et dist li emperére : « Sire Bernarz, gabez !
95 — Yolentiers, » dist li coens. « quant vos le comandez.
Veïstes la graiit éve que si bruit a cél guet ?
Demain la ferai tote eissir de son canél,
Espandre par cez chans. que vos tuit le verrez,
Toz les celiers emplir qui sont en la citét,
100 La gent le rei Hugon et moillier et guaer ,
En la plus halte tor lui meïsnie monter :
Ja n'en descendrai mais, si l'avrai comandét.
— Par Deu! » ço dist l'escolte, «cist hoén est forsenez!
Que fols list li reis Hugue, qui vos prestat ostél.
105 Le matin par son l'albe serez tuit congeét. »
Et dist li coens Bertrans : « Or gaberat mis oncles.
— Yolentiers, par ma feit ! » dist Ernalz de Gironde.
« Or prenget lireis Hugue de plom quatre granzsomes.
Sis facet en chaldiéres totes ensemble fondre ;
110 Et prenget une cuve que seit grande et parfonde.
Si la facet raser de si que as espondes ;
Puis me serrai en mi trésque la basse none.
Quant li pions iért toz pris et rassises les ondes,
Gom il iért bien sei-ez. donc me verrez escorre,
115 Et le plom despartir et desor mei desrompre :
N'en i remaindrat ja pesant une eschaloigne.
— Gi at merveillos gab, » ço at dit li escolte.
« One de si dure charn n'oï parler sor home :
De fer est o d'acier, se icést gab demostret. »
r^O Ço dist li emperére : « Gabez, sire Aïmérs !
— Yolentiers, » dist li coens, « quant vos le comandez.
98. Espandre (neutre), emplir (actif), moillier (neutre), etc., dépendent tous de faire'
et ont pour sujet logique la.
102. Si (= sicj, jusqu'à ce que. Nous croyons, avec M. G. Paris (Romania, VIII, 297),
que si, dans ces sortes de phrases, a une valeur adversative ou plutôt restrictive, comme
le prouve la substitution, qui a lieu parfois, de ainz, ainçois à si. « Le verbe, » dit
M. Paris, « est toujours à un temps périphrastique, c'est-à-dire à un temps contenant à la
fois l'idée de présent (ou de futur) et celle de passé : celui qui parle nie qu'il fasse une
action avant d'eu avoir accompli une autre ; puis il se représente, par un tour extrême-
ment vif et tout à fait populaire, faisant cette première action et ayant, par conséquent,
accompli la seconde. » — 105. Serez. Voy. la note au v. 40.
109. Sis = si les, et les.
113. Toz pris. L'adjectif tout s'employait régulièrement au sens de « tout à
fait », là où radverbe serait aujourd'hui nécessaire. Cf. vi b, 2ô7, et voy. ui, 108, note.
116. Pesant une eschaloigne. Pesant est ici un gérondif neutre pris absolument comme
pondu eu latin. Cf. caillant un angevin vu, 14.5, à côté de : « il n'a pas un sou vaillant »,
et surtout vi <■, 300, que j'age... ou aussi pesant de fer et d'acier couiine pourrogent bien
porter, etc., où de fer dépend de aussi et non de pesant, car on disait : trois livres
pesant de fer.
36 CHRESTOMATHIE DE l' ANCIEN FRANÇAIS
Encore ai un chapel d'alemande , engolét
D'un j^M-ant i)Pisson marage. qui fut t'ai/, oltre mér ;
Quaut l'avrai en mon chiéf vestut et afublét.
1:20 Demain, quant li reis Hugue serrât a son clisner,
Mangerai son })eisson et bevrai son clarét ;
Puis vendrai par detrés. dorrai li un colp tel
Que devant sor sa table le ferai encliner.
La verrez barbes traire et gernons si peler !
130 — Par Deu ! » ço dist Tescolte. « cist hoeni est forsenez.
Que fols fist li reis Hugue. qui vos prestat ostél. »
« Gabez, sire Bertrans ! » li emperére at dit.
— Volentiers, » dist li coens, « tôt al vostre plaisir.
Dous escuz forz e reiz m'empruntez le matin,
135 Puis m'en irai la fors en son cél pui antif :
Lam les verrez ensemble par tel vertut ferir
Et voler contre mont, si m'escrierai si
Que en quatre loées environ le pais
Ne remaindrat en bois cers ne dains a fuir,
140 Xule bisse salvage ne chevroels ne golpilz.
— Par Deu ! » ço dist l'escolte, « mal gabement at ci.
Quant le savrat li reis. grains en iért e marriz. »
« Gabez, sire Gerins ! » dist l'emperére Charles.
— Volentiers, » dist li coens. « Demain, veant les ultres,
145 Un espiét fort et reit m'aportez en la place,
Qui granz seit et pesanz, uns vilains i ait charge ;
La hanste de pomier, de fer i ait une aine ;
En somét cèle tor, sor cél piler de marbre.
122-3. Le texte, corrompu dans le manuscrit, n'est pas sur, malgré les diflërentes cor-
rections apportées ou proposées. Chapel (chapeau) désignait une coiffure (fuelconque,
même une couronne de fleurs. — D'alemande, d'un tissu d'Alabanda (en Cane). — D'un
peis.son, jiour « de la peau d'un poisson n (sans doute une espace de loutre). — Pour
d'autres exemples de honnets rendant invisiblp, cf. le mvtlie de Perséc et voyez notre Lé-
f/ende d'Œdipe (Paris, Maisonneuve et C'', 1881), p. lOo.
127. Vendrai. Pour éviter la confusion avec le futur de vendre, on a donné
de bonne heure à ce verbe (cf. tenir) le radical des formes accentuées iic = ê) : viendrai.
la.'i. Antif = anti(q)uum, d'oii antixi, et par la consonniflcation de I'm au féin., an-
tive, d'où, par analogie, anti/", au masculin. Cf. notre note à /"eut u, l'J. C'est ici, comme
souvent ailleurs, une véritable épithète d'ornement.
137. Si m'escrierai si, et je pousserai un tel cri. Remarquez le rapprochement des
deux si, de même origine et de sens notablement différent.
144. Vecnt les altres (cf. XIII, ii, 84. XV, ii, 13, etc.). Veant, comme oiant (cf.
xviii, 110. XIX, 194), invariable et suivi du cas régime, est devenu une espèce de i)répo-
sition, comme durant, suivant, etc. Le cas du vers llfi est tout différent.
14(>-7. Liberté de syntaxe remarquable, mais qui n'aurait rien de choquant aujourd'hui,
à condition de rétablir «/we devant i cil. — La hanste de pomier = (qxte) la h. (seit) de p.
148. En somét cèle lur. Cf. en son cél pui 135, et voy. lli, note.
VOYAGE DE CHARLEMAGXE 37
Me colchiez dons deniers, que li uns seit sor Tnltre ;
150 Puis m'en eistrai en sus demie liuë large,
Si me verrez lancier, se vos en prenez giiarde,
Trésqu'al piét de la tor. et l'un denier ahatre
Si soéf et serit, ja nés muërat l'altre.
Puis serai si legiers et isnels et aates
155 Que m'en vendrai corant par mi l'uis de la sale,
Et reprendrai l'espiét ainz k'a terre s"al)aisset.
— Par Deu ! » ço dist l'escolte, « cist gas valt treis des altres :
Vers mon seignor le rei n'i at giens de hontage. »
Quant li conte ont ga])ét, si se sont endormit.
160 L'escolte ist de la chambre, qui trestot at oit ;
Vint a l'uis de la chambre ou li reis Hugue gist,
Entrovert l'at trovét, sin est venuz al lit.
L'emperére le vit, hastivement li dist :
« Di, va ! que font Franceis et Clharles al fier vis ?
165 Oïstes les parler s'il remaindront a mi ?
— Par Deu ! » ço dist l'escolte, « onc ne lor en sovint ;
Assez vos ont anuit gabét et escharnit. »
Toz les gas li contât, quant que il en oït.
Quant l'entent li reis Hugue, grains en fut e marriz.
170 « Par ma feit ! » dist li reis, « Charles at fait folie,
Quant il gabat de mei par si grant legerie :
Herberjai les erseir en mes chambres perrines;
Se ne sont aemplit li gab si com il distrent,
Trencherai lor les testes od m'espée forbie. »
1;jO. Demie Une large, Tespace d'une demi-lieue. L'accord de demi se faisait toujours en
ancien français. — L'emploi de la préposition de serait aujourd'hui obligatoire avec large.
Cependant on dit : « donnez m'en gros comme une noix, long, épais comme un doigt. » Dans
ces différentes expressions, l'adjectif est jiris adverbialement et équivaut à en accom-
pagné d'un substantif: en large (ou en largeur), en grosseur, etc.
151. Lancier (l'espiét), lancer le javelot. Lancier se prend souvent absolument,
comme aujourd'hui tii-er. — Vos est régime de prenez gttarde (réfléchi). Le sujet est sous-
entendu, comme devant verre:. — Si, et alors.
152. Trésqu'al piét de la tor n'est pas clair, à moins qu'il ne soit synonyme de trésqu' a
la tor. Peut-être aussi faut-il corriger ; Tresqu' al son, jusqu'au sommet.
i.i3. Ja nés (= ne se) muërat (sous-entendu que), ne bougera pas.
155. Par mi l'uis. Il faut admettre que le javelot, après avoir enlevé l'un des deniers,
pénétrera dans la salle oii se trouvent en ce moment les barons, et que soutient le pilier
merveilleux. Il convient d'ailleurs de ne pas serrer de trop près le texte.
1.58. Gten.s (plus souvent (7e»s, cf. ancien provençal ûres) = lat. gens. Il est adverbe et
sert à fortifier la négation, comme pas, point, etc. La construction avec de, qui fait de ce
mot un adverbe de quantité, très fréquente dans les patois du Midi, est assez rare en v. fr.
Ifô. Parler si équivaut à « parler Je ceci, si ». On dit aujourd'hui : « dire si ». — A mi,
avec moi. Le roi ïfugue leur avait proposé de les prendre à sa solde pendant un an.
173. Distrent. Cf. disdrent vi b, 28, et voy. la note.
174. M'espée = ma espée. Le ms. et l'éd. ont ma'spée, inadmissible à cette date.
o8 CHRESTOMATHIE DE l' ANCIEN FRANÇAIS
TRADUCTION
' « Il est liien juste,» leur dit (lliarleiua^nie, « (juc je fasse
mon gab le prenner. Le roi Hugues le Fort peut prendre dans toute
sa suite un jeune chevalier, si fort et si Inen menihré soit-il : qu"il
revête deux hauberts et deux heaumes et se place sur un destrier
agile et bien on point. Si le roi veut bien me prêter son épée à la
])nignée d'or travaillé, je frapperai sur les heaumes à l'endroit le plus
brillant, et je trancherai les hauberts et les heaumes ornés de pierres
]>récieuses. et aussi le feutre et la selle du destrier vigoureux. J'en-
foncerai du coup l'épée dans la terre : si je la lâche, i)ersonne au
monde (liu^ : aucun homme charnel) ne pourra l'en retirer sans
fouiller la terre .à une profondeur égale à la longueur d'un bois de
lance. — Par Dieu!» dit l'espion, «vous êtes fort et bien meuibré;
le roi Hugues a agi comme un fou {lill\ : lit ce que [ferait] un fou),
quand il vous a donné l'hospitalité. Si cette nuit je vous entends
encore dire <les folies, demain matin, dès l'aube, je vous ferai
congédier. »
(V. 17.) « Faites un gab, mon beau neveu Roland! » dit l'empereur.
— « Volontiers, sire, » répondit-il, « [je suis] tout à vos ordres !
Dites au roi Hugues qu'il me prête son cor d'ivoire et je m'en irai
hors de la ville dans cette plaine que voilà. [.Je soufflerai dans le cor
et] mon haleine sera si forte et si bruyante que, dans toute la ville,
qui est si vaste et si grande, il ne restera debout ni porte, ni poterne,
fût-elle de cuivre ou d'acier, et aussi solide et aussi lourde que Ton
vou<lra, sans que l'une aille frapper l'autre, j^oussée par la violence
de mon souffle. Et si le roi Hugues se met devant, il faudra qu'il soit
l)ien fort pour ne pas voir brûler ses moustaches, et pour ne pas
perdre, en tournant sur lui-même, les grandes fourrures do martre
(ju'il a au cou, et, en se renversant, la pelice d'hermine qu'il a sur le
dos. — Par Dieu ! » dit l'espion, « voici un méchant çinb. Le roi
Hugues a agi comme un fou en héi)ergeant <le telles gens. »
( V. 82.) « Faites un gab, seigneur Olivier, » dit Roland le Courtois.
— « Volontiers, » dit le comte, « pourvu que Charles me le per-
mette... »
« P2t vous, seigneur archevêque, ferez-vous un gab avec nous? —
Oui, » dit Turpin, « pour obéir à Charles. Que le roi prenne domain
trois des meilleurs destriers qu'il y ait dans sa cité, et qu'il les fasse
courir hors de la ville dans cette plaine que voilà. Quant ils seront le
mieux lancés, j'arriverai sur la droite courant avec tant de force que
je m'assiérai sur le troisième sans toucher aux deux autres. Je tien-
drai ilans ma main quatre pommes très grosses et je jonglerai avec
' TrarJuclion des vers cités en note :
En la chambre voûtée, dans tin pilier do marbre creux, il (Hugno.s) a placé
un homme : toute la nuit, celui-ci le.s regfirde par un petit trou. L'escarboucle
étlncèle : on y voit aussi liien qu'en été, au mois fie mai, quand le soleil luit.
VOYAGE DE CHARLE]MAGNE 39
ollos; on laissant les destriers aller à leur gré. Si nne seule pomme
m'échappe et tombe de mon poing, (je consens) queChnrlemagne, mon
seigneur, me crève les yeux {litt^ : les yeux du front). — Par
Dieu ! » dit l'espion, « ce gab est bel et bon ; il n'y a rien là qui
puisse blesser le roi, mon maître. »
{V. 4<S.) « Seigneurs, ^) dit Guillaume d'Orange, « je vais faire mon
fjoh. Vous voyez cette boule : je n'en ai jamais vu de plus grande.
Voyez combien il y a et d'or fin et d'argent ! Maintes fois on y a mis
trente hommes à l'essai : ils n'ont pu la remuer, tant le fardeau était
lourd. Demain matin, je la prendrai d'une seule main ; puis je la
laisserai aller à travers ce palais et j'abattrai plus de quarante toises
du mur. — Par Dieu ! » dit l'espion , « je ne vous en croirai
jamais. Le roi aurait bien tort de ne pas vous faire essayer {lifl^ : que
le roi soit [déclaré] absolument félon, s'il ne v. fait e.). Domain
matin, avant que vous soyez chaussés, je le lui dirai. »
{V. 59.) «Maintenant, » dit l'empereur, « c'est au tour d'Ogier, le
duc de Danemarck, qui est capable de tant de prouesses. — Volon-
tiers, )) dit le baron, « [il sera faitj entièrement selon a'os désirs.
Voyez-vous ce pilier qui soutient le palais, que vous avez vu ce matin
tourner si rapidement ? Demain, vous me le verrez embrasser vigou-
reusement, et le palais chanceler et s'écrouler. Celui qui sera atteint
ne pourra échapper à la mort. Le roi Hugues sera bien fou. s'il ne se
va cacher. — Par Dieu ! « dit l'espion, « cet homme est enragé!
Puisse Dieu ne jamais vous permettre de commencer l'accomplisse-
ment de ce gab ! Le roi Hugues a agi comme un fou en vous héber-
geant. »
(Y. 72.) « Faites un gah, duc Naimon, » dit l'empereur. — « Volon-
tiers, » dit le baron. « J'ai la tète chenue : eh bien ! dites au roi
Hugues qu'il me prête son haubert brun. Domain, quand je l'aurai
endossé et revêtu..., vovis me verrez me secouer violemment d'une
telle force que du haubert d'acier, soit blanc, soit brun, tant fort
soit-il,.les mailles tomberont à terre comme fétus. — Par Dieu! »
dit l'espion, « vous êtes vieux et chenu, vous avez le poil tout blanc,
mais voiis avez les muscles (litf^ : les nerfs) bien durs. »
(V. <S1.) « Faites un gab, seigneur Bérenger, w dit l'empereur. —
« Volontiers, » dit le comte, « puisque vous me le permettez. Que le
roi prenne les épées de tous ses chevaliers ; cju'il les fasse enterrer
jusqu'à l'extrémité de la garde d'or pur, la pointe dressée en haut
vers le ciel. Je monterai à pied sur la plus haute tour [du palais],
puis je me laisserai tomber sur les épées. Alors vous verrez les épées
craquer et se briser, et les lames d'acier s'ébrécher mutuellement.
Vous n'en trouverez pas une qui m'ait eftleuré la chair, ni entamé la
peau, ni blessé profondément. — Par Dieu ! » dit l'espion, « cet
homme est enragé ! S'il réalise ce gab, il est de fer ou d'acier. »
(V. 94.) « Seigneur Bernard, » dit l'empereur, « faites un gab. —
Volontiers, » dit le comte, « puisque vous l'ordonnez. Vous avez vu
cette masse d'eau qui court avec si grand l)ruit ? Demain, je la
ferai toute sortir de son lit, se répandre parmi ces plaines sous
vos yeux à tous et remplir tous les celliers qui sont dans
40 f;HRESTOMATHIE DE l" ANCIEN FRANÇAIS
la ville ; je forcerai les gens du roi Hugon à se mouiller et à marcher
dans Teau et le roi lui-môme à monter sur la plus haute tour. Il n'en
descendra «luo lorsque je le lui aurai commandé. — Par Dieu ! »
dit l'espion, « cet homme est hors de sens ! Le roi Hugues a agi
comme un fou, quand il vous a donné l'hospitalité. Demain matin,
dés Taube, vous serez tous congédiés. »
( V. 106.) « Maintenant mon oncle va faire son gah, » dit le comte
Bertrand. — « Volontiers, par ma foi ! » dit Hernaut de Gironde.
« QwQ le roi prenne quatre grandes charges de ploml) et qu"il les
fasse fondre toutes ensem])le dans des chaudières ; qu"il prenne une
cuve qui soit grande et profonde et qu'il la fasse reuiplir jusqu'aux
hords. Alors je m'assiérai au milieu jusqvi'à la fin de la neuvième
heure. Quand le plonih sera entièrement pris et les ondes liquides
aplanies, quand il sera hien serré, alors vous me verrez me
secouer, et séparer le ploml) et le ronqjre au-dessus de mes membres :
il n'y en restera pas le poids d'une échalotte. — Voici un mer-
veilleux gab, » dit l'espion. « Jamais je n'ouïs parler de si dure chair
sur les os d'un homme : s'il réalise ce gab, il est de fer ou d'acier. »
(V. 120.) « Faites un gdb, seigneur Aimery, » dit l'empereur. —
« Volontiers, » dit le comte, « puisque vous l'ordonnez. J'ai en ce
moment un bonnet (X allemande, fabriqué outre mer et doublé avec
la peau d'un grand poisson de mer. Une fois que je l'aurai mis et
arrangé sur ma tète, demain,' quand le roi Hugues sera assis à son
diner, je mangerai son poisson et boirai son hii)pocras. Puis je vien-
drai par derrière et je lui donnerai un tel coup (jne je le ferai s'incli-
ner sur sa table. Alors vous me verrez tirer les barjjes et arracher les
poils des moustaches tellement... — Par Dieu! » dit l'espion,
« cet homme est hors de sens. Le roi Hugues a agi comme un fou,
quand il vous a donné l'hospitalité. »
{y. 132.) « Seigneur Bertrand, » dit l'empereur, « faites un gab.
— Volontiers, » dit le comte, « je n'ai rien à vous refuser. Em-
pruntez pour moi demain matin deux écus forts et raides, et je m'en
irai hors de la ville au sommet de ce tertre antique. Là vous me les
verrez frapper l'un contre l'autre d'une telle force qu'ils voleront en
éclats, et je pousserai en même temps un si grand cri qu'il ne restera
dans ie bois, quatre lieues à la ronde, ni cerf, ni daim, ni biche sau-
vage, ni chevreuil, ni renard, qui ne s'enfuie. — Par Dieu ! » dit
l'espion, « voici un mauvais gab. Quand le roi le connaîtra, il en sera
ennuyé et mécontent. »
(V. 143.) « Faites un gab, seigneur Guérin, » dit l'empereur
Charles. — « Volontiers, » dit le comte. « Demain, en présence des
autres (des gens du roi>, faites m'apporter sur la place un épieu fort
et raide, grand et si lourd qu'un vilain en ait sa charge, le bois de
pommier, le fer long d'une aune. Au haut de cette tour, sur ce pilit-r
de marbre, placez moi deux deniers exactement l'un sur l'autre. Aloi-s
je .sortirai de la ville et m'éloignerai l'espace d'une demi-lieue; et vous
me verrez, si vous y prenez garde, lancer le trait jusqu'au bas delà
tour, faire tomJ)er l'un des deniers si doucement et si légèrement que
l'autre ne bougera pas. Puis je m'élancerai avec tant de légèreté et de
GALIEX
41
vitesse que j'arriverai en courant à la porte de la salle; je la fran-
chirai et je reprendrai le trait avant qu'il ait touché terre. — Par
Dieu ! » dit l'espion, « ce gab vaut trois des autres : il n'y a rien là
qui puisse blesser le roi mon maître. »
(V. 159.) Quand les comtes ont fait leurs gobs, ils s'endorment, et
l'espion, qui a tout entendu, sort de la salle. Il vient à la porte de la
chambre où est couché le roi Hugues ; la trouvant entr'ouverte, il
s'approche du lit. L'empereur l'aperçut et lui dit aussitôt : « Dis-moi,
que font les Français et Charles au fier visage ? Leur avez-vous en-
tendu dire s'ils resteront avec moi ? — Par Dieu ! » dit l'espion,
« ils n'y ont guère songé; ils vous ont cette nuit fortement raillé et
tourné en dérision. » Et il lui conta tous les gabs, tels qu'il les avait
entendus. Quand le roi Hugues apprit cela, il en fut ennuyé et mé-
content. « Par ma foi ! » dit le roi, « Charles a agi follement en plai-
santant si étourdiment à mon sujet. Je les hébergeai hier soir dans
mes cliambres de pierre : eh bien ! s'ils n'accomplissent pas leurs gabs
comme ils l'ont dit, je leur trancherai la tète avec mon épée bien
fourbie. »
VP. GALIEN RESTORÉ* YP. GALIEN RETHORÉ *
. CHAPITRE VIII
Comment le roi Charlemaigne
commença le premier a gaber
et chacun des douze pers après.
... Et commença a dire le roi
Charles qu'il ne povoit dor-
mir ; mais bien cher luy sera
vendu, si Dieu n'y met re-
5 mede, car il sera en danger de
mort et les douze pers, ainsi
(/■o 13 ro) Or advint que quant Gharle- que vous orrez cy après. En
maiorne fut couchié en son lit. celle nuict l'empereur et les
' Manuscrit de la Bibliothèque nationale,
fs. fr. 1470, foi 13 ro-18 vo. Cf. Ed. Koschwitz,
Sechs Bearbeitungen des allfranzœsischen
Gedichts von Karls des grossen Reise nach
Jérusalem tind Constantinopeh Heilbronn,
1879, p. 8-5-89. — Cette rédaction en prosfi
anonyme du Voyage de Charlemagne forme
le début du Galien. Nous en donnons deux
autres versions sous les n«5 vi'' et vi'': la
première semble, comme celle-ci, du milieu
du x\' siècle, la seconde du commencement
du même siècle (voy. Tableau, p. xr\') ; mais
les manuscrits sont postérieurs.
Réimpression de il. Ed. Koschwitz ,
d'après l'édition de 1527, loc. cit., p. 117-122.
— Version imprimée assez semblable (quoi-
que parfois légèrement développée) à la ré-
daction donnée sous le n» vib.
3. Cher luy sera vendit, impersonnelle-
ment. A la bonne époque, on aurait dit :
chierle companr-.
0. Et les douze pers, et aussi les douze
pairs. On trouve plus fréquemment le verbe
séparant deux compléments directs coor-
donnés.
AO
CHRESTOMATHIE DE L ANCIEN FRANÇAIS
si nopoiit dormir, et so leva en
estant et a])pella son nepveu
5 Roland et (Jlivier et les autres
harons, et leur dist Charle-
niaigne : « Par la foy que je
doya Dieu, je ne puis dormir:
nuiis par amour vous pri (pie
40 oliascun de vous die <piélque
cliose, par manière de ^fal)erie,
pour nous oster d'ennuy. » —
« Beaulx ondes, » distRolant,
(( foy que je doy a Dieu et a
M vous, je gaberay le premier,
s'il vous plaist. — Non
ferez pas, » dist le roy Charle-
maijjrne, « car il est bien droit
que je frnhc le jiremier. » Lors
20 va gal)er le roy tout le pi-emier ;
mais se Dieu n'a merey de Iny,
tous seront en grant dangier.
Car en la chambre avoict ung
l)illier tout creux, et dedans
25 estoict Tespie, qui escoutoit ce
que disoient les .xij. pérs ; si
escouta ce que remi)ereur et
les pérs disdrent, puisTalla di-
re au rov Jîuinies incontinant.
douze pers no peurent dormir;
10 si appella Fempereur Roland
et Olivier et les autres aussi,
et leur dit qu'il convenoit pas-
ser le tenqis en lieu de d(U-mir,
et que cliacun vousist gaber et
lô dire aucune sornette pour rire.
Et Roland res])ondit: « Sire, je
commenceray.s'ilvousi)laist.)>
Et l'empereur luy dist ({ue non
feroit et que ce n'estoit pas la
20 raison : mais nonobstant il no
se courrouça i)oint, et Roland
dist que non feroit il. Adonc
(lliarlemaigne dist qu'il com-
menceroit tout le premier a
25 gaber, c'est a dire railler ou
conter aucimc chose pour rire
et passer le temps, ou qui men-
tirtiit le mieux; maison grant
danger se mist d'en perdre la
30 vie, car au milieu de la cham-
bre ou ilzestoientcouchezavoit
un grant i)illier creux qui os-
toit de lin marbre, ou s'estoit
caché et tapy im espie pour os-
30 conter et ouyr ce (pi'ilz di-
i. Kn esto.itl = iii stando (cf. se drecler
en e. xxxiii, IG). Gérondif neutre pris subs-
tantivement. — Scpveu, fausse ortho^^ra-
])he étymoloffiquo, le j) de ncpoteni étant
déjà représente par r. Ou a dit de même
aux xv": et xvi« siècles : recepvoir, decep-
voir. etc. "
10. Die. Voy. V, ii, 2(5, et vu, 102, notes.
i:j. lieoAiLv oncles, au cas sujet (cf. Gan-
nes 1Ô.J et vi"), 'M. 90, a côté de Ganelon
(sujet) 1.51 et vi<i, 109. 201. 21(j, et de Guen-
nex (réf?.) \i^, 108 ; de même yaymes et
yatjmon : traces d'une rédaction antérieure
où les règles de l'ancienne déclinaison
étaient observées. Cf. yi^, 15. 25.
14. Fo;/, par la foi.
m. yon ferez pan. Cf. VF, 18, que non
feroit, et 22, que non feroit il, où 'la néga-
tion n'est pas fortifiée.
23. AviAct (cf. estoict 2.5. 311, soict 219,
doinrt 207, mectre 227, etc.). Orthographe
sans fondeini'nt étymologique, dont il y a
des exemples au xv siècle. 11 est difficile de
croire que le c se soit prononcé devant le /.
28. iJLidrenl (cf. dirent 32), forme rare et
dialectale, pour distrent (disrent) = dixe-
1-4. Vousist, voulût )»ien. Imparfait du
sulijonctif dépendant de dit, qui, par une
espi'ce de zengma, i)rend le sens de « de-
mander, exhorter », d'où le subjonctif.
19. Et que ce n'estoit pas la raison, et
que ce n'était pas juste.
20. Aucune chose, quelque chose. Sens
étymologique {aucun = aliquem-unum),
qui n'est resté que dans les propositions né-
gatives ou interrogatives.
GALIEX
4:3
30 Quant romporeuroutclit aux
.xij. pérs toute sa voiilenté, si
lui (liront qu'il gabast tout a
son plaisir, « car bien voions
que n"avez tallent de dormir.
35 — Voulentiers, » dist Char-
lemaigne . « Vous savez que
venons du Saint Sépulcre et
avons de moult belles reliques
et très dignes. Si savez que le
40 roy ( fO) Hugues est moult riche,
hardi et moult re/loubté, et si
sommes herbergez en son pa-
lais et y avons esté moult riche-
ment serviz et honnorez. et si
'lô cuide qu'il n'y a en toute Chres-
tienté son pareil: mais toutes
fois il n'y a homme en toute sa
court tant osé ne hardi, et fust
il vestu de deux haubers et de
~)0 deux heaumes luisans de fin
acier, que, si je l'avoye assené
a droit coup, que je ne luy
roient; et pouvoit ouyrla voix
du roy et de tous les douze
pers, et ne semist pas les gabz
en l'aureille de veau, comme
40 on dict par manière de parler,
mes les mist touz par escript,
car au matin devant le jour
vint raconter au roy Hugues
tout ce qu'ilz avoient dit et
45 gabé.
Quant Charles eut dict aux
douze pers qu'il leur con venoit
gaber , chacun commença a
penser ce qu'il diroit, et Ro-
50 land. qui veit bien que son
oncle ne pouvoit dormir, luy
commança a dire : » Sire, puis
que vous n'avez volunté de
dormir, gabez le premier. —
55 Yoluntiers, » dist le roy Ghar-
lemaigne. « Vous sçavez tous
que nous venons de Sainct Se-
pulchre et avons aporté moult
de dignes reliques. Or est le
60 roy Hugues riche homme et re-
douté, et sommes maintenant
en sa maison logez, et ne sera
jamais heure que je ne luy en
sache bon gré, et a icy un pa-
65 lais moult riche et sumptueux;
mais quand j'ai bien partout
regardé, il n'y a point son pa-
reil en la Ghrestienté. Tou-
rnnt, usité h cJté de dirent (cf. mistrent.
prislrenl, etc. i. Le d a peut-être été appelé,
au lieu de l, par le d précédent (cf. pris-
drent m, 114. 11(3, reclusdrent lu, 8Î, et
voy. les notes). — Le détail inséré ici
(cf. vi"-, .30-4.31 correspond au début de notre
extrait de Garin de Monglare et aux cinq
vers de la note " de notre numéro vi».
37. Venons du Saint Sépulcre. Cette al-
lusion à ce (jui fait le sujet de la première
partie du poème ne se lie pas bien à ce qui
suit. De même dans les deux autres rédac-
tions.
39. Dignes, précieuses (dignes d'un grand
prix). — Si (cf. et si 41. 44), particule de
transition assez semblable au de des Grecs.
ôl sqq. Que... que... et tellement que
(cf. 48, tant osé ne hardi, et fust il). Le re-
38. Et ne se mist pas les gahz en l'au-
reille de veau. Proverbe, accompaorné d'un
jeu de mots sur mist. Veau est ici syno-
nyme d'imbécile. Cf. Satire Ménippée :
Garde: vous de faire le veau, et cet autre
proverbe: Entre l'enclume et le marteau.
Qui doigt ;/ fourre est tenu veau (Leroux
de Lincy, Prov., i, 20(i.
46. Dict. Le c est un retour erroné à l'é-
tymologie. Cf. poictrine 77, heaulmes 72.
oultre 78, etc., et surtout faictz 143, oii il y
a eu confusion avec le participe passé.
C.HRESTOMATHIE DE L ANCIEN FRANÇAIS
trancliassè la teste insf^iesaux
piez. et tellement que mon
50 branc entrera détiens terre
(lemy iiié. « Quant l'espie l'en-
tent, si dist en soy inesmes :
<■ L'on a maintes fois compté a
mon seijjfneur qu'il n'est liom-
C(j me ou monde que, s'il entre-
prent tJTuerre contre vous, qu'il
ne soit incontinant maté par
vous ; si a esté mon seiurneur
teffois si n'y a il homme en sa
70 court, tant t'ust liardy eteustil
son corps armé de deux bons
hauhertz et de ileux heaulmes
de lin acier trempé, et je lui
eusse de mon espée Joyeuse
75 donné un coup a mon plaisir
dessus la teste, que je ne le
pourfendisse jusques a la poic-
trine ou par aventure oultre,
car je fraperois de telle force
manionr a essayé de ne faire qu'une seule
pli rase du gab de Gharlemao'ne, que son
modèle avait dû couper en deux pln-ases
(au vers 10), en ajoutant, il est vrai, quel-
ques détails (cf. Yi», 2-12). Le second que
(cf. (XRil, et vi"-, 87, etc.), qui semble de
refile au xiv« siècle, devrait être aujourd'hui
supprimé. Le deuxième rédacteur (vi^, (JS-Sl),
qui est un peu plus prolixe, a une phrase
mieux construite et jdus claire, en ce sens
qu'elle a réduit les propositions condition-
nelles des deux formes (imparfait du sub-
jonctif et indicatif avec si} à un seul type
et qu'il a remplacé par une principale avec
ca?' l'incidente du premier rédacteur. Quant
au troisième (vi<', :iO-3ô|, il se tient plus près
de la syntax»' du poème, en ce sens qu'il
oppose des conditionnels ipourfcndeioie,
feroiei à un imparfait de l'indicatif avec si
et a l'imparfait du subjonctif régi par que
hypothétique sous-entendu, ce qui corres-
pond exactement aux futurs du poème op-
nosés aux présents du subjonctif indiquant
les hypothèses. — Ces quatre textes pour-
raient fournir matière à bien des compa-
raisons du même genre : il sera facile au
lecteur de les faire lui-même. Voir cepen-
dant la dernière note de ce morceau.
58. Compté (cf. 312 et 337). La distinction
de .sens entre conter et compter (dérivés de
compiitare) d'après l'orthographe, ne date
que du xv< siècle. Au xvi', ou trouve en-
core (isolément) compter au sens de conter.
(X). Ou = en le (cf. vi<l, 1, etc.) : ou monde,
au monde.
•MJ-Ol. Que... qu'il ne soit. On dirait sim-
plement aujourd'hui : qui ne soit. La cons-
truction est la même que 1.5l-.'>2 (cf. vil<, vi"-,
vi"*, passim), sauf qu ici que n'a pas d'anté-
cédent. Il faudrait suppléer tel. Cette prose
des XIV» et xv« siècles, à force de vouloir
être simjde et claire, arrive facilement au
rabâchage et parfois à l'obscurité par la
complication aes incidentes. Cf. 72-.5, etc.
La rédaction du n» vi"i est généralement
plus claire et d'une meilleure époque, ce
qui revient a dire : plus ancienne.
GALIEX
45
bien mal conseillé, de ce qu'il
G5 vous a en son palais herbergé. »
Quant Gharlemaigne eut
gabbé, si commanda a son
nepveu Roland qu'il gabast.
« Voulentiers, » dist Rolant,
70 puis qu'il (/"o 14 >'0) vous plaist.
Demain au matin, je prendray
mon olifant, et puislecorneray
si très fort que le son en ystra
si fort et si puissant qu'il fera
75 tresbucher la cité en un g tas;
et se le roy Hugues en parle
aucunement, jeluibruleray sa
barbe et son grenon flourv. »
80 que mon espée ferois entrer de-
dans terre jusques a la croi-
sée. » Et l'espie qui s'estoit mis
de<lans le pilier dist en son pen-
ser que mainteffoisil avoitouy
85 conter de sa force et proesse,
et qu'il n'estoit homme tant
fust hardy que, s'il prenoit
guerre contre luy, qu'il ne le
mist a mort ; « mais , jjuis que
90 mon seigneur sçavoit qu'il es-
toit si cruel, il a fait mal de
le loger en son palais. » Et es-
crivoit tout ce que le roy Char-
lemagne disoit.
95 Et quand le roy eut gabé, il
commanda a son nepveu Ro-
land a gaber, lequel dist que
voluntiers le feroit et « demain
au plus matin, » dist il, « je
100 prendray mon éléphant » (c'est
a dire son cor de quoy il cor-
noit), « et le sonnerai' par si
giant force et vertu que de mon
alaine qui en sortira sera si
105 grant bruit que je feray choir
et trébucher a terre le donjon
de ce palais qui est grant et
80. Ferais, et non plus feroie. La forme
assimilée à la 2« personne (après la chute
de Ve) a déjà prévalu, du moins pour le
scribe. Cf. tiendrois 1.59, etc., à côté de fi-
neroye 283.
96. Coinrnanda ... a gaber. Cf. 322 et voy.
la note à m, 124.
97-9. DLst... et dist il. Ce brusqfue change-
ment de tournure ne s'emploierait plus au-
jourd'hui avec la répétition du même verbe.
La construction inverse se trouve 1. 292-3.
100. Eléphant. Retour à l'étj-mologie, ce
qui a obligé le rédacteur à la "glose naïve
qui suit, pour éviter toute confusion.
103 sqq. Que... qv.i... que... qui... tant
que. Phrase bien embarrassée. Cf. vi>', 122
sqq. et voy. vib, GO-61, note.
104. Sera, se produira (existera).
10.5. C/ioJr- Orthographe moderne qui re-
produit la prononciation. Xous avons con-
servé l'orthographe étymologique dans
seoir, autrefois dissyllabe comme cheoir.
Cf. 107, 011 le scribe" a employé la bonne
forme.
46
CHRESTOMATIIIE DE L ANCIEN FRANÇAIS
Quant l'espie l'entent, si a grant
80 paoïir et se tient le plus coy
qu'il peut, et disoit entre ses
dens : « Hélas ! pouvre, (|ue fe-
ray je ne que pourray je deve-
nir demain au matin, se ce
iio chevalier faysoit ce qu'il a dit ?
Je seroye occis sans point de
faulte. Que mauldicte soit
l'eure qu'onqucs je suis né de
mère ! Car ([ui bien regarde
90 cellui, ressemble- mieulx ung
tirant (jue ung autre homme. »
Quant Rolant eut gabé, si
dist tout liault le roy a Olivier :
. . . . ' — « Sire, » dist Olivier,
95 « je ne gaberay pas, mais vous
orrez vray conq)ter. . . »
(i?o) Or dist Gharlemaigne a
Ogicr : « Gaber, sire Ogier,
large, tant qu'il n'y demourra
pierre sur pierre. » Et quand
110 l'espie entendit Holan<l ainsi
deviser, il fu tout estonné et
eut grand j)aour, et n'avoit
garde de toussir, mais dit tout
bas entre ses dentz. « Hélas !
115 pauvre malheureux, ((ue pour-
ray je devenir quand ce che-
valier demain au point du jour
fera tom])er le donjon de ce
palais dessus moy ? Je suis
1"20 mort, je u'ay nul garant. Que
maudicte soit l'heure que le
roy les logea jamais! Car, s'ilz
sçavoient (pie fusse mainte-
nant dedans ce pillier musse,
125 ilz le viendroient soubdaine-
ment rompre et me feroient
mourir icy a grant deuil et
tourment. » Toutelfois il mist
tout ce que Roland avoit dit
130 en escrit, et disoit que, s'il pou-
voit escliaper, que le roy le
sçaurait denn\in au uîatin.
Alors, (punid Roland eut ga-
bé, il dist a Olivier ([u'ilgabast;
135 et Olivier luy dist qu'il ne ga-
beroit ja, nuiis dist : « Je vous
j ure ma foy que j e diray vérité,
et me croyez hardiment de ce
({ue je vous diray »
140 Après, Charlemaigne dist a
Ogier qu'il gabast : « Volun-
' Lacune dans le iiis.
83. Xe. Sens voisin de ou. Cf. 222 el 2Hô,
où la plirase, au lieu d'être interrogativo,
est hyj'oUir'tique, et voy. ni au Glossaire.
87.' Mauldicte. L7, tféjà représentée par
n, et le c, fondu dans 1'», reparaissent ici à
tort, i>ar une préoccupation exagérée et
maladroite de 1 étymologie, commune aux
xive, xv« et xvi« siècles (cf. hauH !i3, faict
H2, etc.). Le y de ung 90, etc., indique
siiii])lemcnt la ])rononciation nasale.
88. Qu'onqucs. Que, dans laquelle, oii.
Onques indique l'indétermination.
!t(J. Vray compter, raconter la vérité,
dire vrai.
98. Cf. 211 et 279, et voy. Glossaire, s. v. or.
113. Toussir = tussire, Cf. lea patois du
Midi. La forme tousser est retaite sur
toux.
122. Jamais équivaut à un(iuain, ou à
-cuinque dans les ])rononis et adverbes in-
délinis latins, et donne à la ])hrase qnelijuo
chose d'indétismiiné. Cf. onques vi'', 88.
13U. Ja fortilie la négation. Cf. 181, etc.
GALIEX
47
sans plus arrester. — Vou-
100 leutiers, » dist Ogier, « puis
que c'est vostre plaisir. Sei-
gneurs, » dist il, « veez cy en
ceste chambre ung groux pil-
lier de marbre; mais demain
105 au matin le me verrez embras-
ser si fort que je le feray })ar
morceaux tout rompre ett'eray
tresbuclier toute ceste mai-
son. » Lors eut Tespie grant
110 freeur et dist : « Dieux ! que
feray ? Les grans deables d'en-
fer m'ont faict, bien say, de-
dens ce pillier entrer. Je n'y
demourroie jusques au jour
115 pour tout l'or du monde; mais
quant serez endormiz, m'en
iray le plus coyement (/o 15 ro)
que je pourray. »
Après, commanda Charle-
120 maigne aBertrand qu'il gabast.
« Youlentiers, » dist Bertrand.
« Demain au matin, si tost que
je verray le jour, je abatray ce
palais ; et quant il sera cheii,
125 je feray ung si grant sault que
sans me faire mal m'en
ystray de céans. — Ha ! sire, »
dist i'espie, « bien vous ay
entendu. Par Sainct Pierre de
lyo Romme ! pas ci ne demourray
longuement, car aussi tost que
tiers, » dist Ogier, « je n'en
faictz nul reffus quant a moy.
Vous voyez bien ce gros pilier
145 de marbre au milieu de ceste
chambre : demain au matin,
vous le me verrez si fort em-
brasser ({ue je le feray aussi
menu que cendre. — Helas ! »
150 dit I'espie qui dedans estoit,
« Dieu me vueille sauver ! Je
croy que tous les diables d'en-
fer m'ont faict icy mettre ; or
ne m'en sçaurois je mainte-
155 nant aller. Par Dieu, s'ilz se
peuvent endormir, bien tost
m'en iray; car pour toute la ri-
chesse du roy Hugues ne me
tiendrois pas ici. »
IGO Après, le roy Charlemaigne
commanda a Bertrand qu'il
gabast, et il respondit qu'il n'y
failleroit pas et dist : « Demain
au matin, avant que le jour
165 soit venu, je prendray ce pa-
lais atout mes deux mains et
le feray cheoir présent Ugier,
sans faire mal a personne de
nous ; puis je sortiray le der-
170 nier sans nul mal avoir. —
Helas! sire, » dist I'espie, « je
vous ay bien escoutt. Par
103. Groux. L'x a remplacé ici, comme
souvent eu français moderne, l's finale
muette, de même que 1')/ a remplacé l'i (cf.
ferai/, sa;/, etc.). La prononciation ou pour o
(cf. chouse, au xvie siècle) est sans doute
dialectale.
111. Que feray. L'ellipse du pronom sujet
est plus rare dans les propositions inlerro-
gatives et dans celles ou il devrait être
placé après le verbe (cf. bien say, 112).
114. Demourroie, forme euphonique ordi-
naire pour demoiov/'o/e (cf. cleinourra,'21\;
vi', 108, etc. ; vid, 183, et demourray vi <=,
174). De même, Va finale du radical se
change souvent en r : douer , dorrai
(dourray lô9, dorroie vu, 132). Donray 114
semble une orthographe étymologique pour
dorray ou doneray.
1G6. Atout (= ad totum), proposition
comiioaée, oii tout fortifie a, avec. On a
aussi, mais plus rarement, fait accorder
l'adj. avec le nom suivant, en donnant à la
locution un sens à peu près semblable.
1(37. Présent Ogier, eu présence d'Ogier.
Ce trait, spécial à cette rédaction, semble
un défi porté à celui des pairs qui vient de
parler. D'ailleurs ce yah, étranger au poème,
n'est qu'une variante de celui d'Ogier. Voy.
note à VI b, 337.
48
CHUESTOMATHIE DE L' ANCIEN' FRANÇAIS
je VOUS sentiray ondonniz,
je m'en ystray d'ioy. »
(I Or gahez aussi, Ayniery, »
1:35 dist Charlemaigne. — « You-
len tiers, sire, » fait il, « puis
qu'il vous plest. Veez la une
grosse pierre qui gist en celle
court : je la vous leveray de-
l'iU main au matin a une de mes
mains, et si en donray par des-
pit si grant coup contre le palais
que j'en abatray .xxx. toises.
— Ha ! sire, » dist l'espie,
liô « de Dieu soiez mauldit, ne ja
Dieu ne vous en donne la puis-
sance, ne jamais en hostél ne
puissiez vous loger ! Car grant
mestier a d'oste, qui vous loge
150 plus (fo) hault d'une nuyt. »
Lors dist Ganelon : « Sei-
gneurs, je vieulx gaber. —
Or gabez doncques, » dist le
roy Cliarlemaigne. — « De-
155 main,» va dire Gannes, «ainsi
Sainct Pierre de Romme, plus
icy je ne demourray ; car aussi
175 tost que serez endormis, je
m'en iray liors du palais, de
peur des dangers. »
Après, (lliarlemaigue dist a
Emery : « Or gal)ez vostre fois !
180 — Par ma foy, » dist Emery,
vous n'en serez ja desdit. En
la cour de ce palais a une
grosse pierre, que demain au
matin leveray sans contredit ;
185 et par despit la prendray d'une
main, et la jetteray a rencontre
du mur de ce palays de si
grand roydeur, que du i^'e-
mier coup en feray tomber
190 trente toyses par terre. —
Ha ! sire, » dist l'espie, « vos-
tre corps soit maudit ! Je prie
a Dieu qu'il ne vous en donne
la pui-ssance, et d'autre part il
195 a grant désir d'avoir des hos-
tes, qui vous héberge plus haut
d'une nuit. »
Et alors commença a dire
Ganelon: « Seigneurs, je vueil
200 gaber. » Et le royGharle[niai]-
gne hù dist qu'il gabast, et Ga-
nelon dist : « Mais que demain
1.34. Or gabez (cf. 1.53 et vi ^ 179; vH,
195). Or, avec l'impératif, sert à exhorter ;
de même avec l'inlinitif précédé de de lu,
13, ou sans de vib , 98. 211. 279.
1.39. Court, pour cour. Retour à l'étymo-
luKJp.
1-40. A, avec. — 141. 2>on)-fli/. Voy.lli, note.
lijO. Plus hault d'une nuijt (cf. vi<", lOIJ),
plus loiicctemps qu'une nuit. Expression bi-
zarre : haut et lont/ sont ici confondus. —
Pour de = que après un comparatif, tour-
nure fréquente en ancien français, cf. l'ita-
lien di.
l.')2 (cf. 243). Vieulx. Cf. veuLv (2^ jjers.)
I.IV, I, 94 et viens (2» pcre.) lui, 142. Lai"
personne a nris la forme de la 2» (cf. le
français moderne). L'i est dialectal (jiicard),
et 1'^ est un retour erroné à l'étymologie,
comme dans hault 93, chault 258, etc.
154 sqq. Voy. vi"", 108, note.
1.55. Va dire, pour dit (parfait aoristique
179. Or gabez. Voy. vil>, 98 et 134, notes.
— Vostre fois, à voire tour.
184. Sans contredit, assurément.
191. Vostre cors. Périphrase pour vous.
Voy. IV, 0(i, note.
192. .Je prie a Dieu. Latinisme.
19(j. Plus haut d'une nuit. Voy. vxb, 150,
note.
202 sqq. Voy. vid, 108, note.
GALIEN
49
que serons an palais et que le
roy Hugues uiL'Ugera son pois-
son et qu"il l.)[e]vra son bon vin,
je lui dourray tel horion du
ICO poing sur le coul que je lui
rouipray le ga^•ion. — Hé !
Dieux, » dist l'espie, « tu es
bien un traïstre niauvaix et
portes bien visaige de trahison .
165 Que pendu puisses tu estre,
car tu semble bien a estre
plein de grant trahison. »
Après, dist Charlemaigne au
duc Naymes qu'il gabast.
170 « Youlentiers, sire, » dist il,
« puisqu'il vous vient a gré. Or
me baille le roy Hugues deux
haubersforsetmenuzesmaillez,
et si tost que j e les avray vestuz,
175 non obstant que je soie ung
vieillarttout chenu, si sauldray
.XX. toises par dessus ces haulz
murs, et puis me secourray par
si grant (fo 16 r») force que les
180 deux haubers desrompray très-
tous auxi menuz comme estan
batu. — Hélas ! » dist l'espie,
« doulx glorieux Dieu, qui
fustes féru au cousté d'une
185 lance par la main de Longis et
depuis lui listes vertus, se vous
ne gardez le roy Hugues, tous
ses gens sont pèrduz. Tous les
deables eussent bien cuidé
190 qu'en ce vieillard, qui bien a
nous soyons devant le roy Hu-
gues a son disner, ou quant il
205 voudra boire et manger soyt
cher ou poisson, ou quant il
beuvra de son bon vin. je luy
donneray de mon poing tel
coup dessus le col que je lui
210 romperay le gavion. — Ha! »
dist l'espie qui estoit dedans
le pilier, «tu es un -faux trahi-
tre paillard, car aujourd'huy
n'y eut homme qui dist chose
215 si desloyalle ; certes, tu n'es
pas sage ne preudhomme. »
Quant Ganelon eut gabé, le
duc Naymes gaba j)ar le com-
mandement du roy et dist
220 ainsi : « Si le roy Hugues me
veut bailler deux haubers bons
et fors que je vestiray, jaçoit ce
que je ne soye plus qu'un A-ieil-
lard chenu," encores sauteray
225 je vingt toises de long par
dessus les murs emmy ses prez
verdoyants, et puis je m'en
courray de si grand force et
vertu cfue les deux haubers
230 feray desrompre et froisser
aussi menu que paille. —
Par Dieu ! » ce dist l'espie,
« qui grand diable eust cuidé
qu'il y eust tant de puissance
235 en un vieillard de sept vingtz
ans ou plus ? »
ou présent historique). Tournure assez rare,
familière au catalan et que l'on trouve
aussi dans certains textes provençaux, par
exemple dans la Vie de saint Honorât. —
Gannes. Voy. 13, note.
KJO. Coul (cf. 250). Prononcez cou {l du
latin rétablie à tort).
1C6. Semblés a estre. Cf. rv, 26 note.
173. Menuz esmaillez. Cf. 180-181 et voy.
VI», 113, note.
181. Auxi. Prononcez aussi (au-ci).
CoxsTAXS. Chrestomathie.
235. Sept vingtz (ci. xii, 85), cent qua-
rante. Cf. quatre-vingts et Quinze-Vingts.
Ou trouve encore six-vingts au xvii« siècle.
50
CHRESTOMATHIE DE L ANCIEN FRANÇAIS
.iiij'^. ans OU plus, eust tel force
et vertu, »
Après, dist Gharlemaigne a
Turpin : « Sire Turpin, dictes
195 quelque cliose de joieux. —
Vouleutiers, » dist il, « sire,
ne oncques n'ouystes dire a
homme vivant mieulx que je
vous diray. Avez vous veû la
200 mér courir ? Deuuxin j e la feray
yssirdeson chantier etla feray
venir par eeste ville a si grant
roideurqu'iln'yavrabourgeoys
vieil ne jeune que je ne face
203 lloter en eaue. — Ha ! sire, »
dist l'espie, « le Dieu qui list
tout le monde ne te doinct ja
jiovoir de fère tel ouvrage, (vo)
car cliascun pourroit bien dire
:2iO (|u'il avroyt perdu son hostél. »
« Or gaher, » dit l'empereur,
« Bernard de Mondidier. —
« Sire, je le feray voulentiers.
Or me baille le roy Hugues
215 trois destriers fors et legiers
des plus fors qu'il pourra
trouver, et soient mis l'un près
de l'autre en ung beau champ.
Charlemaigne dist en après
a l'archevesquc Turpin cpi'il
gabast. « Voluntiers, » dist l'ar-
2'i0 chevesque, » puis (juc c'est
vostre plaisir : jamais n'ouys-
tes dire le pareil a homme,
tant fust il vieil ou jeune. Vous
avez veu un petit ruisseau qui
245 court auprès de ce palais : de-
main au matin je le feray des-
])order et saillir hors par si
grand habondance qu'il n'y
aura en ceste ville icy bour-
250 geois ne vieil ne jeune que
dedans sa maison ne face iloter
en l'eaue jusques a la cein-
ture. » Ace respondit l'espie;
« Geluy qui flst Adam ne t'en
255 doint le pouvoir I Mauvais con-
seil eut le roy Hugues, quand
dedans sa maison vous alla
hébergeant. »
290' Et lors dist l'empereur Char-
lemaigne a Beranger qu'il ga-
bast. « Voluntiers, » dist il,
« puis que m'en priez, » et dist:
« Si le roy Hugues me veut
295 bailler trois destriers des plus
fors et plus puissans qu'il ait
en son escuyrie, et qu'ils soient
194. Dictes quelque chose de joieux. Dé-
finitioa adoucie du yab. Cf. Vie, 15 et 25 ;
VI "J, 22 et 155 sqq.
197. -Ve oncques n'oui/stes dire, et jamais
vous n'avez entendu dire : le premier ne
."Signifie ni (^ nec), le second ne équivaut à
nen (=« non).
20J. Courir. Allusion au fort courant du
détroit de Gonstantinople.
211. Or (jaber. Voy. 98 et 134, notes.
* Pour faciliter la comparaison, nous
plaçons toujours chaque gab en face du
fjab correspondant, eu conservant lo numé-
rotage des lignes.
242. Le pareil, sous-entendu £ra6. Il serait
peut-être un peu ciioquant de voir ici un
neutre.
244. Un petit ruisseau. L'auteur, igno-
rant la position de Constantinople, a mo-
difié notablement la donnée. Le rédacteur
du n» VI'' a fait de la Corne d'or une ri-
vière. Cf. VI "l, 119.
251. Face, sous-entendu Je.
257. Alla hébergeant. La périphrase sem-
ble indiquer le commencement de l'action
réalisant la résolution prise (le « conseil »).
297. Escuyrie, do escuier, avait ù l'origine
cinq syllabes.
GALIEN
51
et soict mon corps vestu de
220 troy s liaubers lesplusforsqii'on
pourra trouver, et que j'aie sur
moy autant de fer ne de acier
que .Y. hardiz clievaliers por-
teroient en guerre ; et du pre-
225 mier cheval jusques au derre-
nier sauldray par dessus sans
point mectre le pié en l'estrier
ne sans toucher aux chevaux
en nulle manière; et après, me
230 vouldray at'licher dessus les
troys si roidement qu'il ne de-
mourra sur eulx os que je ne
face esmïer. — Ha ! (/"o 17 ro)
heaulx Dieulx, » dist l'espie
235 tout bas, » le roy Hugues n'a
pas de télz hostes mestier, car
tost lui avroient ses destriers
faiz finer. »
En après, l'empereur com-
2i0 manda a Richart qu'il galjast
aussi. «Voulentiers, » dist Ri-
chart, « puis qu'il vous vient a
gré. Je vieulx, » dist Richart,
« quant il sera jour, que le roy
2i5 Hugues preigne six hommes
mis l'un auprès de l'autre en
un beau pré, et que j'aye trois
300 liaul)ers bien doublez vestus
[et] endossez, ou aussi pesant
de fer et d'acier comme pour-
royent bien porter quinze des
meilleurs chevaliers et des
305 plus hardis de toute sa court,
j'entreprens de sauter par des-
sus le premier et aussi le deu-
xiesme sans mettre le pied a
l'estrier ne sans aux deux che-
310 vaux toucher des mains, mais
sauteray sur le derrier si as-
prement que dessus luy ne
aura os que ne luy face rompre
et briser. — Beau sire
315 Dieu ! » dist l'espie, « le roy
Hugues n'a pas besoing d'un
tel page, car bien tost lui
auroit abaissé ses chevaux de
ce jour. »
320 L ' empereur
Charlemaigne
commanda après a Richard de
Normandie a gaber, lequel le
fist volontiers. « Je veux, »
dist Richard, « que, quand H
325 sera demain soleil levé, que le
roy Hugues me baille sixliom-
224. Et du premier, etc. Du premier che-
val (à côté duquel je me tiendrai à terre), je
sauterai sur le troisième, sans toucher les
deux autres.
230. Me vouldray afficher est plus affir-
matif que m' a ficherai. Cf. XLI, i, 11. —
Dessus les troi/s. Trait peu intelligible : les
deux autres rédactions le font asseoir, avec
raison, seulement sur le troisième. Cf. vi^,
40, note.
238. Faiz finer, menés à bout, détruits.
Pour l'accord du participe, qui est de règle
en ancien français quand le régime direct
précède, cf. 314' et voy. vid, 176, note.
243 sqq. Les rédactions des numéros vi b
et vii ajoutent, par contamination, au trait
original du poème (le saut dans la cuve de
plomb fondu), un autre trait (les six hom-
mes armés qu'il porte sur son cou), lequel
est seul dans la rédaction du numéro vi<^,
mais modifié en conséquence : il ne s'agit
plus que d'un concours de saut, et la ré-
uexiou de l'espion s'en ressent.
301. Pesant. Voy. via, HG,_note.
806. J'entreprens de, je prétends.
325. Soleil levé. Cf. vit», 244, il sera jour,
vie, 360, il fut jour, et l'expression mo-
derne: il est trois heures passées.
52
CHRESTOMATHIE DE L ANCIEN FR.VN'ÇAJS
des plus fors de toute sa cité,
et après preigne dpux cuviers
hien reliez, et soient einpliz de
plomb fondu ; puis, quej'aye
250 six liommes dessus mon coul
armez de toutes armes; et
quant je les y avray, je saul-
(îray atout eùlx dedens le en-
vier, et puis ressauldray hors
25Ô si vistemeut que les six hom-
mes que j'avray sus moy seront
tous estounez, et ne sèray du
plomb chault en nulle manière
atouchié, en manière que j'en
2G0 vaille pis. — Hélas ! » dist
l'espie, « maleur me fist cy
venir : je croy que ces gens
sont tous de fer et d'acier. »
Après, dist l'empereur au duc
265 Guerin qu'il (f») gabast. «Vou-
lentiers, » dist il, « sire, puis
qu'il vous agrée. Demain au
matin, je monteray sur ce pa-
lais, et toutes les grans pier-
270 res getteray par si grant roi-
deur qu'il ne demourra cy
environ beste sauvaige que je
n'occie. — Ha ! Dieux, »
dist l'espie, « que cellui puisse
275 Hm-Y mauvaisement qui vous
monstra le chemin pour venir
céans, car j'ay grant double de
ne partir jamais d'icy. »
« Or sus, gaber, duc Beran-
280 gier, » dist Charlemaigne. —
« Voulentiers, sii-e, » dist Be-
rangier. « Or preigne demain
mes des plus forts et puissans
de toute sa terre : je sauteray
plus a un sault, moy estant
330 armé de toutes pièces, que ne
feront tous ceux qu'il me l>ail-
lera a sauter chacun son sault. »
Alors dist l'espie : « Gestuy cy
est bon compaing : ce n'est que
335 hal)ilité. Je ne voudroye pas
saulter a luy. »
Après tous les autres, le duc
Guerin seprint a gaber et dit:
« Je monteray demain en ce
340 palais marbrin, et prendray
toutes les grosses pierres qui y
sont, et du couple de ce palais
les jetteray dedans toutes les
forestz d'environ Constantino-
345 pie par si grant force et vertu
qu'il n'y demourra cerf, biche,
ne lièvre ne connin, que je ne
tue. — Haa ! sire, » dit l'es-
pie, « Dieu te doint maie fin !
350 Pleust a Dieu que celuy qui
céans vous monstra le chemin
eust esté aveugle ! Se Dieu te
donnoit celle puissance, mon
seigneur ne mengeroit plus
355 de venaison. »
259 Et après l'archevesque Tur-
pin gaba Bernard de Mondi-
dier, et dist au roy Charle-
maigne : « Prengne demain au
279. Or SU.1, gaber. Voy. 98 et 134, notos.
ZS'i. Or ... demain. Or est quelquefois ex-
jtl'-tif, quand il est aecoinpagné d'un ad-
verbe de temps. Cf. vi"-, 1^>3, etc., et d'autre
p^rt VI b, 171. 214, etc., où l'on peut le con.si-
dérer comme une transition, d'oii notre em-
ploi de or, toujours en tête de la phrase.
334. Compaing. Trace du cas sujet. Bu
reste, compaing a de bonne heure constitué
un mot si'paré de compagnon.
330. A luy, avec lui. A peut également
être rattaché à ad, comme indiquant une
comparaison (à côté de).
GALIEN
53
le roy Hugues six espées, tou-
tes d'acier, et des meilleures
285 que ses chevaliers aient ne
qu'il pourra finer en ceste %ille,
et puis les face licher en terre
jusques au meilleu, les pointes
contremont et les pommeaux
290 en terre. Tout nud enmy mes
braies me verrez despoiÙer, et
puis sauldray sus les pointes
si legiérement du couplait du
palays, que toutes les espées
295 feray ronq^re et desbriser sans
moy point blesser. — Be-
rangier, » dist Roland, « foy
que doy a Dieu, je ne vous
bailleray pas (/"o 18 )-o) Duran-
300 dal mon espée pour ainsi l'a-
tourner, car je Taime trop
chiérement. — Ne moy
aussi la mienne, » dist Ogier
le Dannoys, « car pour or ne
305 pour monnoye n'en trouveroie
la pareille. »
Or ont [gabé] les princes pour
eux esbanoier et pour passer
le temps plus plaisanment
310 chascun endroit soy. Mais l'es-
pie quiestoict dedens lejHllier
creux l'alla compter au roy
Hugues, le quel se courroussa
moult fort, et les eùst tous faiz
315 occire, si ne fust la grâce de
Dieu qui les garentit. Quant
Charlemaigne et les .xij. pérs
eurent gabé, si s'endormirent ;
et l'espie yssit hors du pillier le
matin le roy Hugues six espées
de fin acier, des meilleures que
265 les chevaliers ayent ; puis les
face mettre en terre les pointes
contremont et la croisée en-
terrée dedans. Lors je seray
tout nud fors que j 'aura y mes
270 brayes chaussées; je sauteray
du haut de ce palais si légère-
ment dessus les pointes des
espées que je les feray rompre
et briser, sans ce que mon
275 corps ne mes piedz ne soient
riens endommagez. » Adonc
dist Roland a Bernard : « Foy
que je doy a Saint Remy, je ne
vous baiileray pas Durandal
280 mon espée pour y ficher : car,
se vous la rompiez, j amais n'en
recouvrerois de pareille. » Aus-
si dist Ogier : « Si n'aurez
vous pas la mienne, car pour
285 nul denier n'en fineroye de si
bonne. — Par Dieu ! » dist
l'espie, « ces gens sont tous
d'acier : on ne leur sçaroit
nul mal faire. »
356 Si ont gabé les princes pour
eux esbattre et pour passer la
nuit au lieu de dormir. Mais
l'espie qui estoit dedans le
360 pilliei", que Dieu maudie ! in-
continent qu'il fut jour, le vint
dire au roy Hugues, lequel en
fut tant courroucé que a peine
qu'il ne creva de despit, et jura
365 son Dieu que occire les fera
tous. Mais Jésus Christ mons-
tra au roy Charlemaigne ses
vertus en ce temps la, qui le
290. Tout nud erlmy mes braies est expli-
qué par vie, 209. Cf. vi^, 203.
310. Chascun endroit soi/, clmcuniionv sa.
part.
274. Sans ce que = sans ceci que (cf.
XXVI, 103, où il n'y a pas ne). De même
pour ce que xvm, 151, etc. = pour que.
28-5. Fineroye. Les formes analogiques en
-ois (cf. 80, etc.) appartiennent au scribe,
et non à l'auteur.
363. A peine qu'il ne creva, peu s'en fallut
qu'il ne crevât. Cf. a peu qu'il n'enraige
VI b, 325, etc., et voy. la note à xji, 109.
04
CHRESTÛMATHIE DE L ANCIEN FRANÇAIS
^0 plus coyement qu'il peut, et
alla compter au roy Hugues
tout ce que Charlemaigne et
ses .xij. ptTS avoient dit, com-
me dit est ; et quant le roy ea-
325 tend l'espie, a peu qu'il n'en-
raige de deuil et d'yre qu'il en
a, et dist a l'espie : « Est il
voirqueles princes m'ont ainsi
gabé comme tu diz ? — Ouy,
330 mon seigneur, » respondit
l'espie. — « Par Celluiqui res-
suscita de mort a vie, » dist le
roy Hugues, « je les fera y
tous pendre avant qu'il soit
335 demain my dy, si ne font et
accomplissent tout ce que tu
m'as compté. » '
préserva et garantit, luy et ses
370 douze pers, de moi"t. A]n'ès
qu'ilz eurent gabé, ils s'endor-
mirent ; et l'espie, qui sortit
hors du pilier, vint reporter
tous les gabz qu'ilz avoient dit,
375 par escrit, au roy Hugues. Et
quant le roy eut ouy resjne et
vit qu'ilz s'estoient mocjuez de
luy, il demanda s'il disoit vé-
rité, (i Par Dieu, » dist il, « il est
380 aussi vray comme je l'ay escrit.
et pas un mot n'en ay laissé,
— Vrayement, » dist le roy
Hugues, « demain les feroy
tous pendre avant midy, ou ilz
385 accompliront tous les gabz
qu'ilz ont dit. »
32.3. Comme dit est, comme cela avait été
dit (c'est-à-dire : exactement), et non pas
« comme nous l'avons raconté plus haut. »
Nous croyons devoir placer ici une
courte comparaison de l'attribution des
gabs dans le poème et les trois rédactions
en prose. Ces dernières s'accordent entre
elles, sauf que dans vi<-, les noms de Ber-
nard de Montdiâier et de Déranger sont
intervertis et déplacés en conséquence, et
que dans vid, Berart est substitué à Ber-
nart, sans doute par une erreur du scribe).
Si nous les comparons au poème, voici
ce que nous constatons : 1» les yabs de Char-
lemagne, de Roland et d'Olivier sont les
mêmes et dans le même ordre ; 2" les ré-
dactions en prose attribuent à Turpiii le
ffab de Bernard de Montdidier (cf. Béran-
ger, vi') et vice-versa ; S» elles substituent
Richard de Normandie à Hernaul de Gi-
ronde, qui disparait, et de même Ganelon
à Guillaume d'Orange, mais en attribuant
à Ganelonie gab (modi&é) d'Aimer (Aime-
ry), qui reçoit celui de Gi<i7;at<»ie(dans vi*),
Ganelon reçoit celui de Naimon et Naimon
celui d'Aimer) ; 4o elles attribuent à Gucrin,
dont le gab, mal compris, disparait, le gab de
Berti and, à qui elles assignent une variante
sans valeur de celui d'Ogier ; 5o les gabs
attribués il Ogier, à yaimon et à Béranger
sont les mêmes (sauf les exceptions déjà si-
gnalée.s), et sont placés dans le même ordre,
mais ne se suivent pas sans interruption. En
somme, les modifications survenues pro-
viennent presque toutes soit de la dispari-
tion de gabs mal compris, soit de la substi-
tution à certains noms de pairs de noms
plus populaires au xiv« siècle.
G^RIN DE MONGLAVE 55
VP. GARIN DE MONGLAYE'
Or (li.st ristoire que en icelle chambre, comme ou milieu, avoit
ung pillier gros, large et espés par samblant, le quel estoit si ingé-
nieusement fait et proprement qu'il estoit tout creux et vuide, sy
que par desoubz icelle chambre ung homme povoit leans entrer et
5 soy contenir s'il vouloit, en manière qu'il eiist tout veu par leans
et ouy tout ce que l'en eùst dit et devisé. Et se le roy Hugon l'i
avoit envoie ou non n'en dit rien l'istoire, ains parle de Charlemaine,
qui premier s'estoit couchié quant son heure fut venue, et les autres
consequanment, qui mie ne peurent tous prendre repos : ne dit point
10 l'istoire a quoy il tint et ne parle si non de Olivier ...
Charlemaine de France estant premier couchié, que nul des autres
nepovoit dormir, pour ce que trop s'estoient tost couchiésles barons,
sy apella Rolant et Olivier lors, et leur demanda se ja avoient vou-
lenté de dormir. Olivier, qui voulenté n'en avoit, respondi lors que
15 non et que dormir ne pourroit si tost. « Et vous, beausnieps Rolant, »
fait lors l'empereur, « comment povez vous si tost avoir sommeil?
— De sommeil n'ay je point, sire, » fait il, « mais puis que nous
sommes couchiés, il convient nos corps reposer, quant autre chose
ne savons que faire. » Il demanda a tous les autres s'ilz avoient
20 voulenté de dormir, et ilz respondirent tous que non ; et quant
chascunfut resveillié, lors leur requist il que chascun endroit soy et
l'un après l'autre deïst quelque joieuse chose véritable ou men-
çongiére par manière de gaberie, pour partie de celle nuit plus
joieusementpasser. Syluy demanda Rolant s'il gaberoit le premier.
25 « Non certes, sire nieps, » fait il, « ains commencheray, car par
raison doy avoir la première audience. » Chascun se teust lors pour
l'empereur escouter, qui dist : « Nous venons du Saint Sépulcre,
beaux seigneurs, » fait il, « et sommes chiès le roy Huguon hostc-
' Cf. éd. Koschwitz, loc. cit., p. 52-59. — Ce texte est emprunté au ms. de l'Arsenal, 3351.
— Cette rédaction, un peu différente de celles données sons les n«s vib et vie, est un peu
plus ancienne. Galien, iils d'Olivier et de Jacqueline, la fille de l'empereur de Constanti-
nople, appartient au cycle de Garin de Monglave. De là l'insertion du Voyage de Charle-
magne et des amours d'Olivier dans cette vaste compilation. — La forme Monglave
1= montem gladii) est préférable à Momjlane, qui a prévalu plus tard. Cf. Monylain ne, 177.
1. Comme, à peu près. — Aroit, il y avait.
1-7. Cf. VI b, 23-29 et vi<:, 30-45. — 7. S'en dit rien l'istoire. L'auteur devait avoir sous
les yeux un manuscrit du poème oii manquaient les quatre vers que nous avons donnés
an commencement du n» vi^.
10. Puis viennent quelques détails, spéciaux à cette rédaction, sur l'insomnie d'Olivier,
qui songeait à Jacqueline, la fille du roi Hugues.
15. Beaus nieps (cf. 25, sire nieps), au cas sujet : trace d'une rédaction (probablement
en vers, cf. 153, note), où les règles de l'ancienne déclinaison étaient observées. Cf. vib,
13, heaulx oncles, et voy. la note.
56 CHRESTOMATHIE DE l' ANCIEN FRANÇAIS
lez, le quel est tant puissant et richeque homme ne sauroit prisier sa
30 ricesse. mais tant ose je bien dire qu'il n'y a a sa court homme,
chevalier ou autre, que, s'il avuit deux liaulbers vestus l'un sur
l'antre, et sur son chiefeûst affulez deulz heaulmes lins et les mieulx
trenii)ez du monde, si le ])Ourfenderoie je tout pur niy dt's le chief
en aval jusques en l'eschine, et foroie mon espée entrer ung pié
35 en terre, si qu'il conviendroit .iiij. hommes a la retirer deliors. »
Sy se prirent a rire les chevaliers de la parole que Ciiarlemaigne
avoit «levisée. Mais l'espie qui dedens le pillierest<)iteinl)uschié n'en
eust aucun talent, ains se prist a saingnier de la merveille que
Gharlemaigne avoit devisée.
40 EtquantCharlemaineeustainsigahé, il commanda a Rolant qu'il
gahast et que mie ne faillist. Sy lui respondi Rolant que si feroitil
vnlcntiers. Rolant i)arla adont, (jui ung petit pensa a mieulx mentir
f[u"il pouroit : « 1 )enuiin au matin, beaux seigneurs, » lait il, « pren-
dray mon olifant, le quel je conquis jadis etn'a miegramment sur
45 le roi Heaulmont, et le metray a ma bouche; si le sonneray de si
grant force que du vent qui en istra feray toute la cité enlever et
]iorter hors de son lieu, et n'y demourra piére sur autre. Et tant
dy je que, se Hugon qui céans nous a hostelez en sonne ung tout
si.'ul mot,lorsly bruleray je son palais et tout son pais par force de
50 feu que jeferay saillir de l'alaine de mon corps. » Et quant lesbarons
l'tnitendirent, chascun fu moult joieux, et dirent l'un a l'autre que
Rolant estoit bon ouvrier de gaber; mais l'espie qui ou piller estoit
fu moult esmerveillié et dist a par soy que de plus averse gent
n'avoit oncques ouy parler.
55 Adont dit Charlemaine a Olivier que après Rolant lui estoit au-
dience donée et que c'estoit raison qu'il parlast: sy ne lui convint
mie enseignier ce qu'il devoit dire, ains mercia l'empereur, disant:
« Gaber ne vueil je mie, sire, » fait il, « tant qu'a presant, nniis
vueil vérité dire a mon pooir »
GO L'espie s'apaisa au fort, etCharles commanda a Ogier qu'il s'aqui-
tast : « Or m'escoutez doncques, beaux seigneurs, » fait il, « et re-
gardez ce gros pillier séant en my ceste chambre, le quel soustient
le fais de toute ceste grant sale. Demain a mon lever, le me verrez
emlu'achier et de si grant force tirer a moy que tout ferai cheoir
65 et trebuchiercequ'ilsoustient, eta mespoingsl esmieray etmettray
en poudre, siqueja maismachim necharpentiern'en avra aisance. »
Et a ces mos commencèrent a rire tous ensamble ; mais cellui qui
en cellui piller estoit fut tant effrayé qu'il nesceut que faire de soy
partir de la dedens, et jura Dieu que ja ne seront si tost endormis
3i. Jus'ities en l'eschine s'accommode mal avec le contexte, à moins qu'on ne prenne
eschinc dans le sens de « bas du dos ». — Ung pié, d'un pied.
3;j. .-1 la retirer, jiour la retirer.
40. Feray toute la cite enlever. Cf. x, 90, etc., et voy. au Glossaire, s. v. faire.
00. Au fort, au bout du compte, du reste. Cf. i-v, .08.
68. De soy partir, quant à ce qui est de partir (il ne sut s'il devait partir ou non).
Dans les phrases semblables, on ajouterait aujourd'hui «ou non t>.
J
GARIN DE MOXCtLâVE 57
70 qu'il s'en partira et fera deslogier le roy Hugiion pour double de
lu mort.
Après Ogier, commanda Charles aBertran, le ill Naymon, qu'il
gabast; et il se vanta adont que, quant le duc Ogier avroit le piller
abatu et qu'il verroit fondre le palais, il reeueilleroit toute[sJ les
75 piéres l'une après l'autre, aftin que nul d'entre eulz ne fust blecié,
et les jetteroit Tune ça, l'autre la, si loings que ja mais homme ne
les assembleroit. Si fut l'espie si dolant que merveilles, et bien dit
a par soy que ja si tost ne seront endormis qu'il se partira de cellui
lieu, et plus tost etjatout maintenant s'en alast, s'ilcuidast que nul
80 ne le peùst ouir.
Ainsi s'esbaty Bertran, le fieulx au duc Naymon, au mieulx gaber.
Sy parla lors Charlemaine a Aymery de Beaulande, qui près estoit
de Bertran, etluicommandaa gaber; etilluirespondiquevolentiers
le feroit ; sy mist chascun paine de l'escouter. « Ne avez vous veii, »
85 fait il, « beaux signeurs, une grant piére en my la court de céans ?Je
croy que .xv. chevaux ne la bougeroient mie du lieu ou quel elle siet.
Je me ose faire fort demain, si tost comme je seray descouchié, de
la lever a une de mes mains, et lagetray par si lière vertu contre
ce palais que j'en abatray .xxx. toises du mains, et telle voye y
90 feray c[ue .x. chariosy pouront passer tousd'un front. » Sy futl'espie
plus espaanté quepar avant, et dit a soymesmes qu'il airnast mieulx
que la ne se feust jamucié. Sy commencèrent les barons a rire et a
dire que il estoit bon ouvrier de mentir.
Et quantGuennesouy que chascun endroit soy s'aquitoit ainsi de
95 gaber, il dit a l'empereur qu'il couvenoit qivil gabast. « Or tost
doncques, sire Guennes, puis que désir en avez, je croy que aussi
bien vous acquiterez comme les autres. — Cela feray je, sire , »
fait il. « J'ay cy ouy le fîlz Naymon, le quel se vante demain au matin
d'abatre .xxx. toises des murs de cest palais : ce n'est mie chose
100 trop forte a faire a lui qui n'est c'un enfant. Mais moy, qui jasui
vieulxetaagièdeuxtèlstans comme lui et plus assez, seray demain
plus matin levé que lui, et avray deux lins haubers vestus et le
heaulme en mon chiéf : sy sauldray pies joins de céans voire par
dessus laplushaulte muraille qui y soit, et confonderay lesmaisons
105 de la cité, si qu'il n'y demourra riens entier que mon corps la ou
77. Que merveilles (sous-entendu estoit), que c'était merveille (étounement). Cf. lOG, etc.
81. Au mieulx gaber (= a le gaber le mieulx), à gaber mieux que les autres. Voy.
V, II, 78, note.
83. Commanda a. Voy. ni, 124, note.
8S. A, avec. — Getray (cf. 182), syncope fréquente amenée par l'affinité du t et de \'r.
Cf. (irestraij, 106, et pril 125. — Par si fiére vertu (cf. 142. 182, et vi», 187j, avec tant
de force.
93. Bon ouvrier de mentir. Cf. 52, bon ouvrier de gaber. De signifie « en ce qui con-
cerne », et mentir et gaber sont pris substantivement.
94. S'aquitoit de gaber, se tirait de son gab, réussissait à gaber. Cf. 97 et 132, où le
verbe est pris absolument. — La correction de l'éditeur, s'aquilast (ms. s'aquilaj, n'est
pas sûre ; l'imparfait de l'indicatif nous semble préférable. Cf. 207.
101. Deux tels tans comme lui, deux fois autant que lui. Voy. Glossaire, s. v. tant.
58 CHRESTOMATHIE DE l' ANCIEN FRANÇAIS
je me arestray. » Adont se soigna l'espie et tant fut dolant que
merveilles d'ainsy onir celhii parler.
Après Gnennes, s'avança de parler le duc Naymon, etparl'ottroy
des barons et du conimandenient do l'eniperour se vanta par ma-
110 niére de gabois que demain en plain disner s'en iroit en la salo
devant tous les barons de Gonstantinoble, etdonroitauroi Huguon
de son poing ung si grant horion sur son chiôf que la teste lui
niettroit en tre ses jambesem bas comme une chose controfaitte.» Sy
s'en risirent assez les princes, mais l'espie non, ainsmaudist a son
115 cuer qui leans les avoit adreciès pour logier.
Et après ce, commanda Charles a Turpin de Rains qu'il gabast,
puisqueson tourestoitvenu. «Volontiers certes, » faitil, « puis que
faire le me convient. Vous savez que a l'entrée de ccste cité et a
l'issue samblablement a une rivière qui queurt comme chascun le
120 puet voir, et n'est homme qui son cours peûst empechier. .Je feray
demain matin par ma science ceste rivière desriver et croistre a
si granthabondance qu'elle rendra eave tant et si longuement qu'il
n'y avra hostèl, quel qu'il soit, en toute la ville, «pi'il n'en soit plain,
et mesmement tout le bas de cest palais, si que chascun sera en
125 pril de noier, qui ne sera monté assez hault. » Et a ces parolles
menèrent grant feste les nobles chevaliers et bien dirent que en
Turpin avoit grant habilité. Le varlct mesmo dist a soy ipi'il ne des-
logeroit ja du pilier et qu'il monteroit au i)lus hault, pour doubte
d'ostre noyé par l'arcovesque, qui ainsy avoit gabè.
130 Après Turpin de Rains, commanda Charles a Berart de Mon-
didier, filz du duc Thiery d'Ardanne, qu'il gabast ; et il lui respondi
que voulentiers s'aquitteroit selon ce qu'il avoit ouy les autres de-
viser. « Vous savez, beaux signeurs, » fait il, « que roy Hugues
est grant signeur et que en sa baillie il pourroit finer et devroit
135 tout ce qui a souhait d'omme seroit appartenant. Baille moy domain
le roy, qui de ceste terre a le gouvernement et qui tant a riche voi-
ture et bien atellèe, trois chevaux des plus grans, dos plus beaux et
plus puissans qu'il poura fmer en son domaine, et soient rais et
tenus l'un eniprès l'autre et plus coyement qu'on les poura tenir;
108 sqq. Le gab attribué ici à Naymon est celui d'Aïmer (Aimery) dans le poème, et
de Ganclon dans les rédactions vih et vi<:; mais dans les rédactions en prose, il n'est
plus question de bonnet rendant invisible (tradition orientale que l'on retrouve dans le
mythe de Persée) : le merveilleux a disiiaru. Le (jab attribué ici à Ganclon est celui de
Aaymon (vi», vib et vif). — lOS. iJc parler, pour jiarler.
lii-5. A son cuer, en son cœur. Cf. a soy 127. — Qui, celui qui. — On voit que le gab
de Ganelon est ici attribué à Naymon et vice versa.
Î22 sqq. Que, etc. Cf. vi"-, 103 sqq. et voy. vib, 00, note.
12.J. Qui ne sera monté, s'il n'est monté. Voy. çttei au Glossaire. — Pril. Voy. 8S,
note. — 127 A soy, en soi-même. Cf. o son cuer 114.
134. Et derroil, sous-entendu finer. Le passage est peut-être corrompu.
137. Voiture semble avoir un sens collectif analogue à celui qu'a quelquefois cavor
lerie (ensemble de chevaux).
138. Mis et tenus. Cette rédaction enchérit sur les deux autres (cf. vib, 217 et vi«, 297)
pour rendre la chose plus facile. Cf. vi», 37-8, oii la difficulté est accrue par la course, ce
qui est jilus naturel.
GARIN DE MONGLAVE 59
140 puis me face armer de trois haulbers d'achier l'un par dessus
l'autre, et je me vante de saillir par dessus les deux et moy asseoir
sur le tiers de si grant force et par telle vertu que il n'y avra os
sur le destrier qui tout ne soit froissié et esmïé en menue poiddre. »
Si n'y eust lors chevalier qui ne deïst qu'en Berard avoit gentil
145 chevalier; mais l'espie non, car trop le hay pour cellui mot, et
bien dit que Huguon n'avoit que hesongnier-ne que faire de télz
hostes, et que de mauvaise heure les avoit leans herbegiez.
Richart, le duc de Normendie, veant que son tour approclioit pour
respondre comme l'un et chascun des autres, demanda au dit Char-
150 lemaine s'il gaberoit ; et il lui respondi que ouy. Et a ce que
chascun puisse entendre que c'est a dire galjer, dist l'istorien deux
vers rimez comme notables :
Entendre que c'est de gaber
Vault autant comme de flaber .
155 Flaber véritablement n'est sinon dire mançonges et reciter choses
non advenues, comment qu'elles soient par les disans affermées,
et ne s'y occupe l'en, au mains ne s"y doit on occuper, sinon pour
passer temps joyeusement, et pour escherner autres merancolies et
tant de menuespensées que les espris s'en traveillent moult sou-
160 vent. Le duc Richart dit lors : « Or m'escoutez, » fait il, « beaulx
signeurs ; chascun de vous a tant dit que je m'en esbahy sy non par
apoint. Nous sommes en forte cité et chiés un roy herbergiés si
riche qu'il n'est rien de quoy il ne puisse faire a son comman-
dement. Prenge demain au matin, ou quant il lui plaira, .vj. hom-
165 mes des plus gros et massis de son rengne, les fâche tous armer a sa
plaisance, puis face une grant cuve appareillier et emplir de plomb
ou d'autre mestail tout fondu, si qu'il soit chault et boullant, et que
l'en me charge les .vj. hommes sur moy: je me vante d'entrer et
140. Achier. Ce, ci {le, ti) latin 4- voyelle donnent en français ç, en picard' cli. Notre
texte, qui a quelques formes picardes isolées (cf. fâche 105, c'ha 182) doit avoir été copié
sur un manuscrit picard, ou en provenir par intermédiaire.
147. De mauvaise heure, malheureusement. Cf. xvm, C6, de boine eure née, qui est
l'expression primitive, et li, 108, tu le prendras en rauU bon'ore.
10-3-4. Si ces vers ne sont pas de l'invention du rédacteur en prose, il aurait eu sous les
yeux un remaniement du poème en vers de huit syllalies.
155. y'eat sinon, n'est pas autre chose que.
158. Escherner autres merancolies et tant de, etc., chasser (par des plaisanteries) entre
autre mélancolies (sujets de tristesse) tant de, etc. Cette construction est familière au
latin (et alla, et}.
159. Que les espris s'en traveillent, dont les esprits se tourmentent. La tournure est
familière à l'ancien provençal et aux patois du Midi.
' Nous nous servons de ce mot pour désigner le dialecte du Nord et du Nord-Est de la
France, et nous avertissons une fois pour toutes que les dialectes n'ont pas de limites
bien nettement tranchées et que les caractères phonétiques se mêlent et se pénètrent mu-
tuellement, d'où il suit que c'est simplement pour abréger qu'on peut se servir d'expres-
sions comme : le picard, le normand, le lorrain, le francique, etc.
60 CHRESTOMATHIE DE l' ANCIEN FRANÇAIS
saillir atout ma charge dedens la cuve, et en ressaillir sain et sauf
170 par ma legiéreté, si que mon corps n'en vauldra ja pis d'un seul
denier, et seront ceulx que je porterai ars et oschaudcz, et tout
leur harnois cuit et mol comme une tripe qui avra ung jour entier
boully au feu.» Sy fu lors chascun tant osjouy que merveilles, et
l'espie du pillier plus esperdu que par avant, et dit que l'un d'eux
175 seulement est assez pour le roy Huguon mettre a perdicion.
Quant assez eust Charlemaine ris et joie menée, lors fut com-
mandé au duc Guarin de Monglainne qu'il gahast : et il respondi
que comme l'un et chascun des autres se vouloit il l)ien acquitter.
« Demain au matin, «fait il, « beaux signeurs, ayje iiitencion de
180 monter en cestui palais, et quant je y seray, lors arracheray je
toutes les piéres qui font la maçonnerie voire l'une après l'autre, et
les gettray par si flére vertu l'une clia, l'autre la, que d'icy a une
lieue a l'entour de la cité ne demourra connin ne lièvre ne autre
sauvage beste qui ne soit par chascune piére morte ou mehaigniée,
185 et s'il y a homme ne autre créature enmy les champs, qui de mort
ou de mehaing ne soit asseiiré. » Si s'en courouça assez l'espie, et
dit que le roi Huguon n'estoit nue bien eûreux d'avoir telle gent
herl)egiez en son hostél.
Or fut l'empereur moult joieux d'ainsi ouir ses princes rire et
190 passer temps, et plus ne resta sinon Berangier le conte a gaber.
Charles lui commanda qu'il gabast, affin que chascim entrast en
repos, car j a avoientlonguement devisé. Et non pourtant avoitl'espie
aucune volenté de reposer, ains escoutoit de tout son pooir, etavoit
si grant paour que l'un d'eulx ne monstrat sa science dés icelle heure
195 que pour nulle rien ne se fust asseûré. « Or m'entendez, beaux si-
gneurs, » fait il, « et vous pourez ouir des merveilles (lu monde.
Cliascun de vous a parlé a son plaisir, et aussi bien puis je deviser
au mien. Le roi Hugues est grant signeur, connne chascun scét,
mais prengne demain a telle heure que bon lui semldera .vj. espées
200 des milleurs, des plus fines et mieulx choisies de sa cité, face les
■ planter debout en terre, les pointes contremont, droittes et bien es-
tocquées au mieulx qu'il poura, et je soie sur le plus liault donjon de
ce palais : je me fay fort de saillir dessus tout nu le ventre sur les
170. P/.s- A'xi.n seul denier, un seul denier de moins. Cf. plus yrand de trois doigts.
172. Qui avra. On dirait aujourd'hui qui aurait.
171). Menée. Le participe passé construit avec avoir s'accorde généralement en ancien
français avec le régime direct, si celui-ci précède (souvent aussi lorsqu'il suit). S'il y a
deux régimes, il s'accorde volontiers avec le plus rajiiiroché.
178. L'un et chascun. Cf. «un chacun».
18;j. Et s'il y a... qui. Anacoluthe remarquable pour « ne homme ne autre créature, s'il
y a enmy les chamjis, qui. » Les antécédents de qui ont été transportés dans la proposi-
tion conditionnelle.
IW. y'estoit mie bien eûreu.v, n'avait pas beaucoup de chance.
lîXj. Ottir des merveilles du monde semble une formule usitée chez les jongleurs ou
les charlatans. Des merveilles est régime indirect.
203. Dessus tout nu le ventre indique le sens dans lequel il lomljcra; sur indique le
point d'arrivée. L'auteur a voulu varier l'expression.
COURONNEMENT DE LOUIS 61
pointes des espées de si grant force que ja n'en sera ma pel en-
205 tamée, ains rebourseray les espées tellement que ja mais févre ne
les savra redrechier. » Et quant Rolant entendi Berangier qui ainsy
s'aquitoit vaillamment, il lu moult joieux et dit a Berangier qu'il ai-
meroit mieulx avoir perdu une conté que Durandail lui fust haillie
pour ce faire. Et Ogier semljlablement lui respondi de Courtain.
210 Adont fut la risée grant en la salle des nobles barons, les quélz a
chiéf de temps entrèrent en repos et furent long temps sans mot
sonner, pendant le quel [l'Jespie s'en issi du pillier, et ne cessa
oncques tant qu'il vint vers le roy Huguon, qui ja mais n'eûst a ce
pensé, et tout ce qu'il avoit ouy liii racompta de mot a mot, dont le
215 roy Huguon fut tant dotant et esmerveillié que d'icelle nuit ne sceut
oncques puis reposer, et jura Dieu que oncques ne furent pèlerins
si mal a rivez comme les chevaliers françois, car tous les fera pendre
sans remission.
VIL COURONNEMENT DE LOUIS '
II Seignor baron, plaireit vos d'une esemple, (/"o 18 ro)
D'une chançon bien faite et avenante ?
Quant Deus eslist nouante et nuef reiames.
20S. Conte, ancien contée, îémiain. Cf. ducheé, duché, et en sens inverse, pour l'échange
des suffixes -atara et -itatem, parente: iv, 30.
209. De Courtain, au sujet Je Courtain.
* Le Conronnement de Lattis, chanson de geste publiée d'après tous les manuscrits
connus par E. Langlois, Paris, 1888 (Société des anciens textes français), tir. n-x,
V. 10-159. — Le Couronnement de Louis est une chanson de geste assonancée,
composée par un anonyme au commencement du xii* siècle, dans le dialecte français du
Centre, plutôt à l'Est qu'à l'Ouest de l'Ue-de-France. Nous n'en possédons qu'un fragment,
qui fait partie d'une compilation du xme siècle (de 2GS8 vers) publiée d'abord par
Jonckbloet, puis par E. Langlois, et comprenant en outre trois branches distinctes: 1° lutte
de Guillaume, à Rome, contre le géant païen Corsolt : 2o ses guerres en France, contre
les ennemis du jeune Louis ; 3» ses exploits en Italie contre Guy d'Allemagne, sans
compter les 40 derniers vers, qui semblent être un résumé de pliisieurs chansons de
geste. Deux ou trois de ces branches semblent elles-mêmes formées de plusieurs autres
(Voyez Langlois, Introduction, lxxi sqq.). Il a été démontré et reconnu que le Louis qui fi-
gure dans cette compilation est aussi souvent Louis II, Louis III, Louis V, et surtout Louis IV
d'Outremer, que Louis-le-Débonnaire, et qu'il y est question non seulement de Guillaume
d'Orange ou Fiérebrace, libérateur de la Septimanie et de la Provence, fondateur de
l'abliaye de Gellone et centre de la geste du Midi, mais encore d'un Guillaume septen-
trional, probablement Guillaume de Montreuil-sur-Mer, qui serait le véritable Guillaume-
au-court-nez. Le point de fusion entre les deux Guillaume est visible dans le Charroi de
yisiiies, qui est du commencement du sue siècle (Voy. G. Paris, Homania, I, 177 sqq.).
L'auteur des Aliscans a connu une rédaction ancienne, mais déjà altérée, qui plaçait la
scène à Paris.
vu, 1. Plaireil vos d'une esemple ? vous plairait-il [d'entendre] un exemple ?
3. Reiames. Les mss. donnent roiaumes, roiaulmes (de même v. 5, Charlemaigne),
mais ce mot assonant ici avec le son nasalisé, am... e, l'a doit y être immédiatement suivi
de la Hasale, et l'on doit écrire reiam.es, Charlemagne. D'ailleurs, dans ce texte, a nasa-
lisé n'assone ni avec a libre, ni avec les diphtongues fortes eu a (ai, au). Cf. m, 13-4, note.
62 CHRESTOMATHIE DE l' ANCIEN FRANÇAIS
Tôt le meillor torna en dolce France.
5 Li niieldre reis ot a nom Charlemagne ;
Cil aleva volentiers dolce France ;
Dens ne tist terre qui envers lui n'apende :
Il i apent Bavière et Aleniaigne
Et Normandie et Anjou et Bretaigne
10 Et Lombardie et Navarre et Toscane.
III Reis qui de France porte coronne d'or
Prodom deit estre et vaillanz de son cors ;
Et s'il est om qui li face nul tort,
Ne deit guarir ne a plain ne a bos,
15 De ci qu'il l'ait o recréant o mort :
S'ensi nel fait, dont pert France son los ;
Ce dist l'estoire : coronez est a tort.
IV Quant la chapèle fu beneeite a Ais,
Et li mostiers fu dédiiez et faiz,
20 Cort i ot buene, tel ne verrez ja mais ;
Quatorze conte guardèrent le palais ;
Por la justice lapovre gent i vait,
Nuls ne s"i claime que très buen dreit n'i ait.
Lors fist l'en dreit, mais or nel fait l'en mais
25 A conveitise l'ont torné li mal vais ;
Por fais loiers remainent li buen plait.
Deus est prodom, qui nos governe et paist.
S'en conquerront enfer qui est punais,
Le malvais puiz, dont ne resordront mais.
V 30 Cel jor i ot bien dis et uit evesques ;
Et si i ot dis et uit arcevesques ;
Li apostoiles de Rome chanta messe.
VI Gel jor i ot oferende molt bêle,
Que puis celé ore n'ot en P'rance i)lus bêle,
35 Qui la reçut molt par en list grant teste.
18. Beneeile. Forme régulière = Lenedicta. Les formes contractes henoit, benoîte, se
rencontrent parallèlement dès le xn» siècle, au moins dans certains dialectes. Cf. xxx,
380, etc.
2.5. Traduisez : « les méchants l'ont romiilaeée (la justice) par la cupidité ».
26. Remainent li b%ten plait, les bous procès restent eu souil'rauce.
COURONNEMENT DE LOUIS 63
VII Gel jor i ot bien vint et sis abez,
Et si i ot quatre reis coronez.
Gel jor i fu Looïs alevez
Et la corone mise desiis l'altél :
40 Li reis ses père li ot le jor doné.
Uns arcevesques est el letrin montez,
Qui sermona a la crestienté :
« Baron, » dist il, « a mei en entendez :
Gharles li magnes a molt son tens usé,
45 Or ne ~puet plus ceste vie mener.
Il ne puet plus la corone porter :
Il a un till a cui la vuelt doner. »
Quant cil l'entendent, grant joie en ont mené;
Totes lor mains en tendirent vers Deu :
50 « Père de gloire, tu seies mercié,
Qu'estranges reis n'est sor nos dévalez ! »
Nostre emperére a son till apelé :
« Bels filz, » dist il « envers mei entendez :
Yeiz la corone qui est desus l'altél ?
55 Par tel couvent la te vueil ge doner :
Tort ne luxure ne pechié ne mener.
Ne traïson vers nelui ne ferez.
Ne orfelin son fié ne li toldrez :
S'ensi le fais, g'en lorai Damedeu :
60 Prent la corone, si seras coronez ;
O se ce non, filz, laissiez la ester :
Ge vos defent que vos ni adesez.
VIII « Filz Looïs, veiz ici la corone ?
Se tu la prenz, emperére iés de Rome ;
43. En est ici à peu prés explétif. Cf. V, i, 30. 76, etc.
51. ^''est sor nos dévalez, n'a fondu sur nous {comme une calamité). Us se félicitent
de ce que la couronne ne va pas échoir à un étranger.
56. S'a mener... ne ferez. Changement brusque de construction. Les deux tournures
sont équivalentes : à cette condition (de) ne pratiquer, etc., à condition [que] vous ne
ferez, etc. Cf. 77, que tu ne la baillier et 14i, qu'a eir enfant ja son dreit ne tolir, oh.
l'infinitif se trouve employé, quoique que soit exprimé : on attendrait ne la bailles, ne
lolges, au subjonctif, ou dans le second exem^île, toldras, au futur. Les deux tournures
sont combinées.
G2. Adesez. Les formes -ons, -ez, ont remplacé uniformément de très bonne heure les
formes étymologiques -eins, -eiz {-eiz, puis oiz se continue assez tard dans certains dia-
lectes) pour la première conjugaison, -ains, -ez (-iens, iez), pour la troisième. lens =
iamus (resté dans certains dialectes) n'a d'ailleurs pas tarde à produire -ions, qui s'est
alors étendu par analogie (ainsi que -iez) à toutes les conjugaisons, de sorte qu'on trouve
au xn« siècle, au subjonctif, partons, partez, arnons, amez, à côté de vendions, vendiez,
et plus tard uniformément -ions, -iez.
64 CHRESTOMATHIE DE l' ANCIEN FRANÇAIS
65 Bien puez mener en ost mil et cent ornes.
Passer par force les éves de Gironde,
Paiéne gent craventer et confondre,
Et la lor ton-e deis a la nostre joindre.
S'ensi veuls faire, ge te doins la corone ;
70 0 se ce non, ne la baillier tu onques.
IX a Se tu deis prendre, bels tilz, de fais loiers,
Ne desniesure lever ne esalcier,
Faire luxure ne aie ver pechié,
Ne eir enfant retolir le sien lié,
75 Ne veve feme tolir quatre deniers,
Geste corone, de Jhesu la te vie,
Filz Loois, que tu ne la haillier. »
•Ot le li enfes, ne mist avant le pié.
For lui plorérent maint vaillant chevalier,
80 Et l'emperére fu molt grains et iriez :
« Ha ! las, » dist il, « com or sui engeigniez !
Deléz ma feme se colcha paltoniers.
Qui engendra cest coart eritier.
.Ta en sa vie n'iért de mei avanciez :
85 Quin fereit rei, ce sereit granz péchiez.
Or li fesons toz les chevels trenchier.
Si le inetons la enz en cel mostier :
Tirra les cordes et sera marregliers ;
S'avra provende qu'il ne puist mendiier. »
90 Deléz le rei sist Arneïs d'Orliéns,
Qui molt par fu et orgoillos et tiers ;
De granz losenges le prist a araisnier :
« Dreiz emperére, faites pais, si m'oiez.
Mes sire est jovencs, n'a que quinze anz entiers
95 Ja sereit morz, quin fereit chevalier.
Geste besoigne, s'il vos plaist, m'otreiez :
Trésqu'a treis anz que verrons cornent iért.
70. A'c la bailler tu onqnes, ne la porte jamais.
71. Prendre de fais loiers, recevoir de l'arg:eiit indûment.
70. Vie = vct(o). Forme très régulière : ë donne ie et t final tombe.
77. Voyez la note au v. oC.
88. Tirra pour tirera. Cf. demourra, etc., et voyez vib, H4, note. — Man-er/Her est
parfaitement régulier ; marr/iiillier, qui n'est pas antérieur à la fin du xr» siècle, n'en
est qu'une altération, qui a dû jiasser j)ar marglicr.
89. S'avra, lit il aura. — Qu'il ne puist, afin qu'il ne soit pas forcé de.
93. Faites pais, faites silence.
9G-7. Traduisez : « accordez-moi cela (son séjour dans un cloitre) pour trois ans, et
alors (li'A^ [époque] à laquelle) nous verrons comment il sera ».
COURONNEMENT DE LOUIS 65
S'il vuelt proz estre ne ja buens entiers,
de li rendrai de gré et volentiers,
100 Et acreistrai ses terres et ses liez. »
Et dist li reis : « Ce fait a otreier.
— Granz merciz, sire, » dient li losengier,
Qui parent érent a Arneïs d'Orliéns.
Sempres fnst reis, quant Guillelnies i vient :
105 D'une forest repaire de chacier.
Ses niés Bertrans li corut a à l'estrier :
Il li demande : « Dont venez vos, bels niés ?
— En non Deu, sire, de la enz, del mostier,
Ou j'ai 01 grant tort et grant pechié.
110 Arneïs vuelt son droit seignor boisier :
Sempres iért reis, que Franceis l'ont jugié.
— Mar le pensa, » dist Guillelnies li fiers.-
L'espée ceinte est entrez el mostier,
Desront la presse devant les chevaliers :
115 Arneïs trueve molt bien apareillié ;
En talent ot qu'il li colpast le chiéf ;
Quand li remembre del Glorios del ciel,
Que d'ome ocire est trop mortels péchiez.
Il prent s'espée, el fuere rembatié,
120 Et passe avant. Quant se fu rebraciez.
Le poing senestre li a meslé el chiéf ;
Halce le destre, enz el col li assiét :
L'os de la gole li a par mi brisié ;
Mort le tresbuche a la terre a ses piez.
125 Quant il l'ot mort, sel prent a chasteier :
« He ! gioz, » dist il, « Dex te doint encombrier !
Por quoi voleies ton dreit seignor boisier ?.
Tu le deiisses amer et tenir chiér,
Creistre ses terres et alever ses fiez.
180 Ja de losenges n'avéras mais loier.
Ge te cuidoe un petit chasteier,
Mais tu iés morz : n'en dorreie un denier. »
Yeit la corone, qui desiis l'altél siét :
Li cueiis la prent seiiz point de l'atargier ;
185 Vient à l'enfant, si li assiét el chiéf.
102. Dient (cf. XIII, i, 6G, etc.) = dicunt. La gutturale tombe purement et simplement,
parce (qu'elle est suivie d'une voyeUe vélaire (o, u). Elle tombe de même, si elle
est suivie de a (voyelle semi-vélaire et semi-palatale) et en même temps précédée de o. u
{jouer, charrue. Daus die = dicat, où le c est suivi d'un a et précédé d'un i, sa chute
s'explique dilïéremment (voy. la note à V, u, 26). La gutturale, avant de tomber, dégage
un yod {payer, doyen, etc.), si la voyelle précédente est un a et surtout un e ou uu t.
119. Eus el col li assiét, il le lui applique sur le cou.
CON'STAXS. Chrestomathie. 5
UL) CHKESTOMATIIIE DE l'aNCIEX FRANÇAIS
« Tenez, bels sire, el non del rei del ciel.
Qui te doint force d'estre Luens justiciers ! »
Veit le li père, de son enfant fu liez :
« Sire Guillelmes, granz nierciz en aiez !
140 Vostre lignages a le mien esalcié. »
X « Hé ! Looïs, » dist Charles, « sire lilz,
Or avras tu mon reiame a tenir.
Par tel couvent le puisses retenir
Qu'a eir enfant ja son dreit ne tolir,
145 N'a véve feme vaillant un angevin ;
Et sainte église pense de bien servir,
Oue ja deables ne te puisse honir.
Tes chevaliers i)ense de chiér tenir :
Par els seras onorez et serviz,
15U Par totes terres et aniez et cheriz. »
VlII. HUON DE BORDEAUX'
I.
Charles regarde duc Naimon le flori :
«Xonsilliés moi, sire Naime, » fait il.
«JJue dirai jou de mon til q'est ochis 1
— Sire, » dist Naime. « j'en sui al cuer maris.
137. Qui le doinl, puisse-t-il te donuerl (litH : qui te Jonoe).
144. Voyez la note au v. 50.
14-j. Vaillant .j. angevin. Voy. Via , 116, note.
■ Huon de Bordeaux, chanson de geste, publiée pour la première fois d'après les uia-
iiuscrits de Tours, de Paris et de Turin, par MM. F. Guessard et G. Grandniui.soii.
Paris, Vieweg, 18U0. — Les éditeurs ont suivi le manuscrit de Tours en le coiii]ilétu)it
par le manuscrit de Paris (Bibliothèque nationale) f' fr. 22,505. Nous donnons à l'Apjicn-
dice critique les variantes du manuscrit de Paris, qui nous a servi à améliorer le texte.
— La chanson de Huon de liurdeaux raconte les épreuves auxquelles fut soumis le
brave lils de Séguin par Gharlemagne, en expiation du meurtre, cependant légitime, de
son lils Chariot. Il s'agissait de pénétrer dans le palais de l'émir de Babylone, d'y cou-
per la tête du premier j>aïen qui se i)résenterait a lui, d'embrasser sa tille, la belle Es-
clamoude, et (le rapporter à l'empereur la barbe blanche et quatre grosses dents de
l'émir. Huon en vient à bout, grâce a la jirotection du nain bienfaisant Obéron, ([ue la
charmante pièce de Sliakespeare, Le Songe d'une nuit d'été, le poème de Wieland et l'o-
péra de Wener ont iiopularisé. Le sujet a été également niis au théâtre en France:
un Huon de Bordeaux était représenté en 1557, nar les confrères de la Passion, un autre
en l(Jt)2 par la troupe de Molière ; mais l'opéra a'Eaclarmonde, de M. Mussenct (1889) ne
doit guère à notre poème que le nom de son héroïne, que l'auteur du livret n'a sans
HUON DE BORDEAUX 67
5 « Pour l'amour Dieu, qui onqes ue menti.
« Car demandés le cuivert Aniauri
« Pour coi vos tiex. (|ue je voi la gésir,
« Ala u ])os, le l)lan(' hauberc vesti.
« Sainte Marie dame! que queroit il?
10 — .Tel vos dirai, » ce respont Ama u'ris;
« Et se j'en mène, Dix me puist maleïr !
« Ersoir, au vespre, quant il fu enseri,
« Karlos, vos tiex, a l'ostél me requist
« Que jou alaisse en gibier aveuc lui.
15 « Jou i alai : é ! Diex, si mal le tis !
« Je me doutoie de l'Ardenois Tieri :
« Par choi alanies les blans liaubers vestis.
« Sous le In'uellet qui siét desos Paris,
« La en alanies juër et moi et li,
20 « Et si getames nos ostoirs el laris.
« .1. en perdîmes ersoir a l'avesprir :
« Hui matinet. quant il fu esclarci,
« Si encontra(s)mes Gérard et Huëlin.
« Hues, l'aisnés, avoit l'oisel saisi :
25 « Karlos, vos tiex, son oisel li requist,
« Et li traîtres moût bel li escondi.
« Tant estrivérent qu'il feri Gerardin.
« Quant le vit Hues, si traist le jjranc forbi,
doute emprunté ni à la chanson de Huon de Bordeaux, ni à celle d'Esclannomle.
Saint-Marc-Girardin (Cours de littérature draraatique III, 235, éd. Charpentier), traitant
« de l'amour ingénu dans les romans de chevalerie », déclare préférer le Huon de Bor-
deaux du moyen âge, dont il ne connaissait pourtant que la pauvre version en prose de
14Û4, au poème que Wieland en a tiré : « Soit qu'il s'agisse, » dit-il, « de peindre l'amour
de Huon et d'Esclarmonde, soit qu'il s'agisse de donner un caractère et un rôle aux êtres
merveilleux, l'imagination naïve du vieux conteur l'emporte sur les grâces de Wieland. »
— Notre poème, que les éditeurs croient avec vraisemblance avoir été composé à Saint-
Omer, semble être du commencement du xinc siècle. Le manuscrit suivi est dû à un
scribe de la région Nord-Est, dont la langue dillere peu de celle de l'auteur. Pour les
remarques se rapportant au dialecte, voyez surtout nos extraits X et XIII. — I. Huon, qui
se rendait à la cour de Charlemagne, avec son frère Gérard, pour relever son fief, est atta-
qué en trahison par Amaury et Chariot, le fils de l'Einjiereur, et tue ce dernier. Amaury
rapporte le corps de Chariot et accuse Huou de l'avoir assassiné sans provocation et
sachant qui il était (V.1.3U1-1456, 1490-1045).
I. Duc Nainion. L'ellipse de l'article est assez fréquente avec les noms appellatifs
l^lacés en a]iposition à un nom propre. Cf. V, i, 1 et voy. A. Tobler, dans Zeitschrift fiir
rom. Philolor/ie, XUI, 197.
(j. Le cuivert Àmauri, au traître Amaury. Cf. u, 35 et voy. ix, 79, note.
II. Maleïr (cf. benelr), pour maleîre = maladicere, qui se rencontre à côté de raale-
dicere.
12. Il fu enseri. Il est un pronom neutre et ne remplace pas vespre : voilà pourquoi
le participe ne prend pas l's du cas sujet. Cf. i, 22. 77 ; ii, 12.
15. Mai. Corruj)tion de rnar = mala ora.
17. Par choi, c est pourquoi. Choi est une graphie irréguliôre de coi, et le ch ne sau"
rait y être chuintant.
23. Huëlin, diminutif de Hue, Huon
68 CHRESTOMATHIE DE L'àXCIÉn FRANÇAIS
« Sel pourfeiuU eufressi que el pis ;
30 « Puis s'en torna fuiant par devant mi,
« 11 et ses frères, sor les cevax de pris :
« Nés poi ataindre, s'en fui al cuer maris.
« A ensient a ton enfant ochis ;
« Et s'il veut dire que jou aie menti.
35 « Vés chi mon gage, et je le vous plevi,
« Cle li ferai(t) par le goulle jehir.
« Que c'est tout voir(s) canque jou ai ci dit.
— Sainte Marie ! » dist l'a])es de Gluigni,
« Si grant mençoigne nus bons de car n'oï :
40 « Sour sains jurrai, et moine quatre vins,
« Que c'est mençoigne que cis léres a dit
« Et toute fable : sor sains le vous plevis.
— Certes. » dist Karles, « bel tesmoignaige a cbi !
« Que dites vous, sire quens Amauris ?
45 — Sire. » dist il, « si me soit Diex amis,
« L'abes dira du tout a son devis:
« Mais ne le ruis devant vous desmentir :
« Huon ferai par le geule gehir
« Que c'est tout voirs de canque vous ai dit. »
50 Quant l'entent l'aljes. près n'a le sens mari;
Et voit Huon, a escrier li prist :
« Hé ! que fais tu ? » dist Tabès, « biax cousins ?
« Offre ton gaige, car li drois est a ti;
« Et se tu es ne vencus ne maumis
55 « FA Diex voloit tel cose consentir,
« Et ke je puisse mais a Cluigni venir,
« Je batrai tant saint Pierre, qui la gist,
« Que de sa tlertre ferai tôt l'or caïr.
— Sire, » dist Hues. « tout a vostre plaisir :
60 « Vés chi mon gaige, et je le vous plevis
« Que c'est mençoigne que chis terres a dit;
« Se li ferai par le geule gehir
« Que jou ne seuc quel homme jou ocis,
« Ne ne savoie ke che fust vostre tis.
îli. Aie. Le subjonctif est amené par le sens dubitatif du la jn-oposilioii dont dépend ce
verbe.
39. A'ms lions de car, nul homme. Exjiression pléoiiasti([ue. Voy m, 41 et xii,27, notes.
42. Toittu fable. Pour l'accord de l'adjectif au sens de l'adverbe « tout à fait », cf. V,
I, 01.; vih, 2j7, etc.
54-i<. Nous avons là un exemple frajiiiant de la foi naïve du moyen âfre et de la façon
dont les gens éclairés eux-niéine.s entendaient le patronage des saints. Aujourd'hui
encore, on pourrait citer des faits semblables qui se sont i>as.sés récemment dans des
campagnes reculées.
HUON DE BORDEAUX 69
65 — Livrés ostaiges. » dist Karles au fier vis,
« U autrement vous en serés lionnis.
— Sire. )) dist Hues. « tout a vostre plaisir.
<( Certes, vés la mon frère Gerardiu :
« X"ai plus ostaiges eu ce palais votis,
70 « Car jou u'i voi ne parent ni cousin
« Que jou osaisse ne prier ne otïrir.
— Si avés moi. » dist l'al)es de Cluigni :
« Por vostre amor enterrai autressi ;
« Et se tu es ne vencus ne maumis
75 « Et Damediex veut tel tort consentir.
« Honnis soit Karles, li rois de Saint Denis,
« S'il ne me peut ains qu'il soit avespri.
« En ma compaigne de moines cjuatre vins.
— Abes, » dist Karles, « tort avés. par saint Crist.
80 « .Ta Diu ne place, qui eus la crois fu mis,
« Que mal vous fâche a jour que soie vis !
« Mais laisiés nous, s'il vous plaist, convenir.
« Livrés ostaiges, » dist Karles, « Amauris.
— Sire, vés la Raïnfroi et Henri :
85 « L"uns est mes oncles et l'autres mes cousins.
— Et jou les pren, » dist Karles au fier vis,
« Par tel couvent cou ja pores oïr,
« Que, se vous estes ne vencus ne maumis,
« Je les ferai traîner a roncis. )>
90 Raïnfrois l'ot; a Karlon respondi :
« Dehait, beau sire, qui enterra ensi !
— Et comment donc? » Karlemaines a dit.
« En non Dieu, sire, sor nos tères tolir. »
Dist l'emperéres : « Or soit a vo plaisir.
95 « Mais, par celui qui eus la crois fu mis,
« S" Amauris est ne vencus ne honnis,
« Vous ne tenrés plain pié de vo pais,
« Ains en serés tost cachié et honni. »
-•
73. £'/t/e/vai (métathèse de IV pour entrerai; cî.juerra 209, jverrai 211), j'entrerai
[dans répreuve du jugement], je servirai d'Otage. Cf. 9^1.
78. Traduisez : « et avec moi quatre-vingts de [mes] moines. »
93. Sor nos tères tolir (cf. n, 34), à la condition de nous confisquer nos terres. Nous
avons ici affaire îi une construction analogique, dont le point départ est sor ma fei,
« sur ma foi », ou plutôt l'exjiression jifrer, plevir sor sain:, jurer sur les reliques (cf.
V. 42, etc.).
94. Vo, suj. sing. et rég. plur. vos, féiu. sin^. vo, fém. plur. vos. Ainsi se décline dans
le dialecte du Nord et du Xord-Est, la forme du isossessif abrégée de vostre, qui ailleurs
est invariable. Cf. vo: xix, 53. 59. 98. 99, etc.
70 CHRESTOMATHIIi DE L'aNCIEX FRANÇAIS
Or escoutés de Huon que il fist :
100 Une graut mine li enfes prendre tist,
Et puis l'a fait emplir de parcsis.
Li i)ovre crient clérement a haus cris :
(c Cil te garisse qui eus la crois fu mis,
« Et il te laist a joie revenir! »
10.") Messe canta li bons abes lietris.
Quant fu cantée et li mestiers fenis.
Devant l'antél se conca Huclins;
D'antre part fu li cuivers Amanris.
Entour ans ot grans candèles asis :
110 Devant Tautél les orent en crois mis.
Les Amanri ne se porent tenir :
A tère ciéent. volant tos les niarcis;
Mais les Huon se dreciérent tondis.
Devant l'antél fu Hues en crois mis;
11') Dieu reclama, le roi de paradis :
« Hé ! Dix, » dist Hues, « qui onques ne mentis,
« Si vraiement, Sire, com tu nasqnis
« En lîelleem, si com dist li escris.
« De le pucèle roïne, .Thesu (^hris;
120 « Il n"i ot feme pour vostre cors tenir,
« Eors une dame qui ot mont clér le vis :
« Sainte Onnestase ot a non, ce m'est vis:
« N'ot eil mains de])uis qu'èle nasqui :
« A ses moignons, l)ix, fustes recoillis;
12') « Il n'i ot autre, ce sét on tout de fi :
« Lues que vous tint, miracles i fesis ;
« Tantost ot mains et dois Ions et traitis,
« Si biaus c'en pot ne penser ne veïr.
« VA des .iij. rois, Sire, fustes requis.
i;»0 « Li fel Herodes ot mont le cuer mari,
« Quant les novèles de vo cors entendi :
« Les sergans fist aler par le pais;
« Tous les enfans de .ij. ans et demi.
1ù:). Ol asis, lilti-r. : « il y avait placû. » Tournure uoutrc iiujiersonrielli! : l'accord u"a
pa.s lieu, comme cela arrive parfois, avec le snljstantif, (jui est au cas Tétîiuie.
120. Vostre. Pa.ssage, fréquent en ancien français, du siuffulier au pluriel de politesse
et n'ciproquement (cf. 120, etc., et ii, 00.
120-8. Pour le miracle de sainte Anastasie, voir la Légende de saint Famtel, v. 14iO-
1024, dans Revue des langues romanes XXVIII, 19;}-8. L'ensemble de la prière, y compris
la mention du miracle, semble imité de la prière de Guillaume Fièrenracc, se prépa-
rant à combattre le sarrazin Corsolt. dans le Couronnement de Louis. Voy. l'éd. de la
Société des anciens textes français, par E. Langlois, v. 095-789.
131. De vo cors, de vous. Périphrase fréquente en ancien franf ais. Cf. 120. 103 et voy.
la note à iv, 00.
4
HUON DE BORDEAUX 71
« Canc'on en pot trouver par le pais,
135 « Fist decoler as ])raiis d'achier forbis,
« Qu'il vous cuidoient aveuques çaus mordrir,
« Mais tout içou ne poiés consentir;
« .Xxxij. ans alas par le païs
« 0 tes apostles sacrés et ])eneïs;
l'iO « .1. en i ot qu^'os haï tondis :
(( Judas ot non li traîtres falis,
'( Si vous vendi. biaus dous Sire, as Juis,
« Et puis si fustes eus en la crois sus mis,
« Et de le lance se vous feri Longis ;
l'i") « Mort receiistes, si com dist li escris :
« Ghe fu por nos, ce ne fu pas por ti ;
« Nous racatastes des mains a l'anemi,
« Puis el sépulcre fustes posés et mis;
« Au tierc jour fustes, Sire, resurexis;
15;) (c Droit en ynfer toii chemin acoillis.
« Si en getastes vos drus et vos amis ;
« A un juedi, que tant est signoris,
« L'Asension l'appelle on, ce m'est vis,
« En ciel montastes la sus en paradis :
15" '( Li vostre apostre reméstrent desconfit,
<i Desconforté, et mont iérent despris ;
« A Pentecouste conforter les venis :
« Vous les baisastes, lors furent esjoï;
« Par ces Ijaisers furent tuit si espris
IfiO «. Que tout langaige sorent par tout pais :
K Si vraiement com c'est voirs c[ue je di
« Et que jel croi loiaument sans mentir,
« Gardés mon cors, par le vostre plaisir.
« Que jou n'i soie matés ïie descontis,
l(r5 K Et puisse ocire le cui vert maleïs
« Si vraiement, ])iax père .Thesu Cris,
« Que je n'ai coupes el murdre c'on ma mis. »
A tant se liéve Hues o le fier vis :
Son pis seigna de Dieu de paradis.
170 En estant liéve li damoisiaus gentis :
L'autel l)aisa et s'ofrande sus mist.
Tout ausi fist li cuivers Amauris.
Ens el moustier fu aportés li vins :
109. De Dieu, au nom de Dieu. Remarquez rabsence rie rarticle, malgré le complé-
ment détermlnatlf ; de même dti\a.nt paradis. Voir le mémoire signalé plus haut (v. 1) de
\. Tobler.
r2 CHRESTOMATHIE DE L ANCIEN FIIANÇAIS
La se (lesjune li gentis Huëliiis,
175 De Tantrc part se (lesjune Ainaiiris.
Desns l'antél saint Père, ce m'est vis.
Onant ont niengié asés a lor plaisir,
J)u niostier issent amhedoi li niarcis.
Premiers issi li courtois Huëlins :
180 Souvent reclaime le roi de paradis^
Après issi li cuivers Amauris :
Aine n'inclina autel ne crocetis.
On les ramaine ens el palais votis :
Près de Huon li frans abes se tint;
IS") Autressi îist dus Naime li tloris.
Et li haut homme qui furent fervesti.
De l'autre part s'en issi Amauris,
Si le convoient Rainfrois et Henris
Et traitour desqes a vint et sis.
190 El palais vinrent u furent li marcis.
Li rois les voit, ses a a raison mis :
(( Baron, » dist Karles, « })our le cors saint Denis.
« Aies vous tost armer et fervestir,
« Car, par celui qui ens la crois fu mis,
195 « Ains que mes tiex soit en tère enfoïs,
« Ert li vencus traînés par pais;
« Et Dix de glore en doinst le droit venir,
« Que li parjures soit hui cest jor honnis !
— Et Diex le face ! » li l)arnages a dit.
•200 Adont s'adou])ent et ont lor cors garnis.
Hues s'arma, li damoisiaus de pris :
Cauce unes cauces blances com flor de lis,
Puis vest l'auherc que li donna Sewins
Et çainst l'espée, dont li brans fu forbis.
205 Et d'autre part s'adoul)a Amauris.
Ouant sont armé anbedoi li marcis,
Les sains Iist on aporter et venir.
Que li parjures ne puist del jor issir.
« Qui juerra? » li barnages a dit.
210 — « Cil qui apèle. » ce dient li marchis.
— « Dont juerrai ge, sire. » dist Amauris.
Les sains mist on par desus .ii. tapis,
202. Unes cauces. Un s'emploie au pluriel en ancien français, non seulement,
comme ici et xxx, 304, lorsqu'il désigne la réunion hahituello de deux objets, mais en-
core au sens Je « plusieui-s. » Cf. xxiii, 99; xxx, 308, etc.
208. Que, alin que (cf. 218). — Del jor imir, survivre à ce jour \h.
HUON DE BORDEAUX 78
Et Ainaui'is s'est a genillons mis;
En haut parla si que l)ien fu ois :
215 « Entendes moi, franc chevalier de pris,
« Je sui ki jure sor les sains que vés ci,
« Sor tous les autres qui sont em paradis,
« Que ne me puissent liui eu cest jor honnir,
« Que bien sot Hues de Rourdèle le cit,
'>20 « Quant il ocist Karlot o le tier vis,
« K'il estoit tiex fempereor gentil :
<( Par traïson le tua et ocist,
« Par couvreture vint fuiant a Paris.
a Ensi le jur ge par chelui ki me tist,
'2'25 « Sor tous les sains que ci voi devant mi,
« Si le ferai par le geule gehir,
« Ains qu'il soit vespres. s'ensanl)le sommes mis,
« Que le dansel malvaisement mordri,
« S'en doit par droit estre a martire mis. »
230 Les sains cuida baisier li Dieumentis :
Faut lui l'alaine, a poi qu'il ne caï;
Nés aprocast pour tout l'or de Paris.
Li gious cancèle, car il estoit mentis :
« Cis est parjures! » ce dient li marcis.
285 Avant passa li courtois Huelins
Par le puing destre le traïtor saisi,
Gomme parjure l'en leva li marcis;
Devant les sains a genillons se mist,
En haut parla, si qe bien fu oïs :
240 « Or m'entendez, segnor. » dist Huëlins.
« Je sui qui jure sor les sains que voi chi,
« Sor tous les autres que Dieus a establis,
« Çou est mençoigne que cis léres a dit.
« Je ne die mie que Karlot n'aie ochis,
245 « Mais, par Celui qui ens la crois fu mis,
« Quant jou entrai ens la cort a Paris,
216. Je sui ki jure (cf. 241). On trouverait peut-être plus souvent, dans cette tournure,
le verbe à la l^ personne ijur), comme en latin.
210. Le cit, la cité. Le est la forme féminine de l'article au Nord et au Nord-Est (cf.
119, etc.). Cit (civtiu, 43 est une forme restituée; le ms. a ciu, qui est provençal) ne
saurait venir, comme on l'a voulu, de civitas, qui n'aurait pu donner que cites (cf. oM-
bes =abljas). Si le prov. cui peut se tirer de civem (par abus de sens), cit nous semble
exiger ' civitem, qui est sans doute une forme populaire de cù-i7«ie/n influencé parctre/x.
221. L'empereor gentil, du noble empereur. Cf. i, 249 ; n, 15, etc.
230. Li Dieumentis (celui qui a menti k Dieu), le parjure. Cf. Vie de Saint-Léger, 11,
cet dieumenlit (Romania, I, 303). La première partie du mot est au datif; le participe
a conservé le sens du déponent latin mentilus. Cf. mentis 233.
243. Çou est, etc., sous-entendu que.
/4 CHRESTOMATHIE DE L ANCIEN FRANÇAIS
« .Te ne snvoie quel homme avoie ocis,
« Qui fu ses pères ne qui l'engenuï,
« Ne si ne seuc que che fust Karlon lis.
250 — Certes, » dist Tabès, « voir sairement a chi.
Hues se drèrhe, si a les sains saisi,
Si les baisa, voiant tos les marcis,
Et en après mist .iiij. mars d'or tin :
Asés i fu ki bien les recoilli.
25;") Dient François : « Cil doit estre esbaudis;
« Par lui ert certes, je quit, li cans conquis. »
11.
Or vous dirai de la dame al vis clér.
Uni estoit lille Gandise l'amiré. '
Eus son lit jut et ne jiot re])Oser :
Amors le jioinst, qui ne le laist durer.
~) Elle se liéve, que n"i pot deniorer : \
.1. cierge prent, qu'èle ot fait embraser: ^
Vint a le cartre, s'a le cartrier trové
U se dormoit, par delés .j. piler;
Tôt bêlement li a les clés enblé,
10 L'uis de le cartre a errant desfremé.
« Hé! Dix. » dist Hues, « qui me vient viseter?
« Sainte Marie, est il ore ajorné? »
Dist la pucéle : « Mar vous esmaierés,
« Hues, biau frère, ensi foi jou nommer,
lô « Je sui le lille Gaudise l'amii'é,
« Que vous baisastes hui matin au disner.
« Vo douce alaine m'a si le cuer enl)lé,
« Je vous aim tant ({ue je ne puis durer :
2i'l. ye si ne seuc, ot «ainsi jo ne sns. — Karlon /is, le lils «le Ghfirles. Pour la sup-
prf'ssion de l'article, voir la note au v. i.
2-"»<J. Cette laisse en t. une des i)lus longues que l'on connaisse, a encore 41 vers.
II. Par la vertu magique de l'anneau qu'il a enlevé au géant Orgueilleux, après l'avoir
tué, Huon a pu entrer dans le palais du roi sarrasin Cîaudisse ; il a tué, dans la salle du
festin, un prince puissant qui devait épouser sa fille Esclarmonde et donné trois huis'u-s
k la jprincesse, pour s'acquitter d'une partie de la tâche qui lui a été inijiosée par Char-
leinagne en exjjiation du meurtre de (jharlot. Mais accalilé par le noniJjre et dépouillé
du cor enchanta que lui avait donné Oliéron et qui lui aurait assuré son tout-puissant
secours, il est jeté en prison, en attendant d'être mis à mort. Esclarmonde, prise pour lui
d'un amour aussi violent que soudain, vient secrètement le visiter (v. 583C-.59â8).
:>. Que, parce que, car. Remarquez ici, au vers précédent et au vers suivant, l'alter-
nance du présent avec le passé déliiii et le passé antérieur.
HUOX DE BORDEAUX VO
« Se VOUS volés faire ma volenté,
->() « Consel nietrai qe serés délivrés.
— Daine, » dist Hués, laisiés tôt (;ou ester :
« Sarrasine estes, je ne vons puis amer.
« Je vous baisai, rou est la vérités,
« Mais je le tis por ma foi arjuiter,
25 « Car ensi l"oi a Karlon créante.
« Se dévoie estre tos jors emprisonés
« En ceste cartre, tant con porai durer.
« Ne quier jou ja a vo car adeser.
— Amis. » dist èle, « dont n'en ferés vous, él ?
;)(J — Naje, voir, dame, par sainte Carité.
— Par foi, » dist èle, « et vous le comperrés. »
Le cartrier a erroment apelé :
« Amis, » dist èle, « envers moi entendes.
« Je te desfenc, sour les iex a crever,
85 « Que ce François ne doinses qe disner
« Desc' a .iij. jours, ce te veut commander. »
Et cil a dit : « Dame, a vo volenté. «
.Iij. jours tos plains tant le laissa juner.
Au quart jour est Huëlins desperés :
40 « Hé ! las, » dist Hues, « il n'est ne pains ne blés :
« Or voi ge bien je serai afamés.
« Hé ! Animerons, pullens nains bocerés,
«. Cil te maudie qui en crois fu penés !
« Por poi de cose m'as or coilli en hé :
45 « Voir, vers ton cors ne fesisse pas tél.
« Ne m'en pris garde, se me puis Dix- salver,
20. L'oi créante, jû TavaLs promis. Cf. û et voy. la note à m, 19.
29. S'en ferés vous él. Cf. « je n'en ferai rien. »
31. Et vous le comjierrés, dans ce cas, vous le paierez [cher].
34. Sour len iex a crever. Tournure dillerente de celle que l'on rencontre plus haut :
sor nos tères tolir i, 93, et qu'il convient de rapprocher, pour ce qui est de l'addition de
la préposition a, de por la leste a coper x, 87, por justise a tenir xxrs', 129^ por bien a
faire lxv, 20, etc. Sour (sor) a bien ici, comme i, 93, le sens de « à condition de », mais
le substantif régime en dépend directement, tandis que dans sor nos tères tolir, c'fst la
réunion de l'infinitif et du substantif qui constitue le régime de la préposition. l)ai;s
sour... a, comme dans por... a, suivis d'un infinitif, il y a, semble-t-il, un souvenir de
l'idée d'oljligation, de néces.sité contenue dans le gérondif latin, idée rei)résentée essen-
tiellement ici par la proposition de but a = ad latin.
35. Qe disner, de quoi diner (litt* rompre le jeune). On s'attendrait à dont d. (cf. ni,
00. 71), mais on sait qu'avec le relatif 5 !(«, on sous-enteud souvent encore aujourd'hui
une préposition [que = dans lequel, aurjuel. etc.) : « au temjis que, » etc. Cf. XIII, u.
7 et 20. L'infinitif doit s'expliquer, non par l'ellipse d'un verbe, mais par l'analogie de
locutions indiquant le but, comme « de manière à, en xua de ».
38. .Iij. jours tos plains tant. Double renforcement de l'idée de durée.
41. Je serai afamés (sous-entendez que}, je mourrai de faim.
45. Tel est un neutre,, comme él au v. 29.
40. Se, forme dialectale pour si ^ latin sic. Cf. 73 et voy. au Glossaire.
76 CHKESTOMATHIE DE L ANCIEN FRANÇAIS
K Quant je menti al preniior pont passer.
(( Sainte INIarie. praigne vous en pité ;
« Roïne dame, vostre homme secoures,
"»() « One il ne soit honneis ne vergondés! «
Tout canqe Hues a dit et devisé,
Li damoisèle a trestont escouté.
Vint a le cartre, s'a Huon apielé :
« Vasal. » dist èle, « estes vous porpensé?
55 « Yauriiés faire chou qe j'ai devisé?
« Se me voliés plevir et creanter
« Que, se poiiés de çaiens escaper,
« Vous m'en merriés o vous en vo régné.
« Par Mahomet, je ne vous queroie él;
60 « Se chou me veus otroiier et gréer,
« Je te donrai a mengier a plenté.
— Dame. » dist Hues, « si me puist Dix salver,
« Se jou dévoie tos les jors Diu tlamer
« Dedens infer, eus la cartre cruel,
05 « Si ferai jou toute vo volenté.
— Par foi. » dist èle, « or as tu tu bien parlé :
« Par vostre amor qeerrai en Damedé. »
Dont li a fait a mengier aporter :
Hues menga, qui moût l'ot désiré,
70 Et la dame a le cartrier apelé : S
« Amis, » dist èle, « savés qe vous ferés?" }
« Eus el palais a mon père en irés, *
« Et se li dites, gardés ne li celés, i
« Que li François qui ert emprisonés
75 « Est mors de faim et de grant povreté,
« Bien a tierc jor : tout issi li dires. »
Et chil a dit : « Dame, a vo volenté. »
Puis a Huon pourveii a plenté
De tout ichou que il li vint a gré.
48. Pilé ost, uon pas au cas sujot. f-ar à la datf do notre poème, l's finale îles noms
masculins s'i'tait depuis assez longtemps déjà ajoutée par analogie aux noms féminins,
mais au cas ré<;ime. Nous avons ici une tournure impersonnelle : « qii'il vous en prenne
pitié ». En ou bien se rapporte à vo.ilre homme du vers suivant, ou bien a le sens vague
dont nous avons jiarlé dans notre note à V, i, 30.
50. Honeis, pour honnis. Forme analogique attribuée .à quelques verbes isolés d'après
l'analogie de collectus, qui donne régulièrement coilleiz (pic. coilleis), rég. coilleit.
00. Passage du pluriel de ])olitesse au singulier. Voy. i, 120, note.
04. Cruel. Ia'S adjectifs parisyllabiques latins de la troisième déclinaison à forme
unique ])Our le masculin et le féminin, n'ont régulièrement en ancien français qu'une
forme pour les deux cas du féminin et le cas régime singulier. Cependant on trouve de
l)onne heure les formes analogiques en e fém. {grande).
73. 5e (forme dialectale de «i = latin sic), a ici un sons presque explétif. — Ne
li celés, Sous-entendez que. Celés est au sulijonctif (forme analogique) ; voyez note à vu, 62.
BERTHE AUX GRANDS PIEDS / t
80 De rices mes, de vins et de claré.
Et li cartriers en est a tant tornés;
Vint el palais, l'amiral a trové :
K Sire. » dist cliil. « par Mahom, ne savés ?
« Li crestïéns c'aviens emprisoné,
85 « Oui est de France, de faim l'ai mort trové,
« Et ens vo cartre a se vie tiné. »
L'amirés Tôt. s'en fn grains et irés :
« Che poise moi. par Mahommet mon Dé;
« Mais pnis q'est mors, or le laissons ester :
90 « Mahoms ait s'ame par la soie pité ! »
Ensi fu Hnës de la mort respités,
Et li cartriers li donna a plenté
De tel mengier que il veut deviser.
IX. ADENET LE ROI
BERTHE AUX GRANDS PIEDS
IV Berte la debonaire, qui n'ot pensée avère,
Mon(l)t durement plorant prent congié a son père :
« Sire, » dist èle, « a dieu ! Saluez moi mon frère,
Qui tient devers Poulane la terre de Grontére.
5 — Fille, » ce dist li rois, « ressamblés vostre mère ;
Ne soies vers les povres ne sure ne amère.
Mais douce et debonaire et de bonne matére.
Si k'a Dieu et au siècle la bontés de vous père ;
Car qui ainsi le fait mou(l)t noblement se père
10 Et cil qui bien ne fait en la iin le compère.
Aine plus bêle de vous ne vit rois n'emperére :
Li Roumans de Berle ait.-> yrans 2Ji('s,].>a.t Xdeui>i li rois, puJjlié par M. Aug. Scheler,
Bruxelles, 1874, IV-VIII, v. 134-2-21. — Ce poème, qui se rattache à la geste du roi (Voy.
Tableau, p.x-xi). est écrit eu rimes. II raconte les aveutures de Berthe, femuie de Pépin
le Bref et mère de Charlemagne, à f(ui fut substituée uue serve le jour de ses noces. Son
époux la retrouva j)lusieurs années ai>rùs servante chez sou vacher, dans la l'orél du
Maine ; du commerce qu'il eut avec elle, sans la reconnaître, naquit Charlemagne. Cette
légende Semble bien avoir une origine mythique. — Adenet le roi, trouvère brabaii(;on de
la 2e moitié du xiiii= siècle, est aussi l'auteur des Enfances 0;/ier, de Beroii, de Comar-
cliis et de CU'oraadès. Son dialecte est naturellement celui de la région Nord, abusive-
ment appelé picard.
3. Moi, pour moi : datif éthique.
8. Père (= ' parât), pour paire = parcat, à cause de la rime.
9. 5e père (= se parât), se conduit.
78 CHKESTUMATHIE DE l'aXCIEN FUANÇAIS
Je vous commant a Dieu, qui est vrais gouvernére,
Que en cors et en anie en soit doutout gardére. »
V Tout droit a celui tans que je ci vous devis,
l.j Avoit une coustume eus el tiois pays,
Que tout li grant seignor, li conte et li marchis
Avoient entour ans gent françoise tous dis,
Pour aprendre françois lor tilles et lors lis.
Li rois et la roïne et Rerte o le clér vis
20 Sorent près d'aussi bien le françois de Paris,
Coni se il fussent né au bore a saint Denis :
Car li rois de Hongrie fu en France norris ;
De son pays i fu menez mou(l)t très petis.
François savoit Aliste, car leens Tôt apris :
25 C'ert la lille la serve, ses cors soit li lionis !
Car puis furent par li maint grant malice empris.
Adonc tenoient Franc les Tiois por amis,
S'aidoient li un l'autre contre les Arrabis.
Bien parut puis a Charles, qui fu rois poëstis,
oO Que Alemant estoient chevalier de grant i)ris.
Par aus fu puis mains Turcs et mors et desconfis.
De ce ne vous iért ore nus Ions racontes dis :
De ce vous vueil parler dont vous ai entrepris.
VI Moudjt fu Berte courtoise et plaine de franchise
35 N'est nus qui la connoisse qui forment ne la prise.
Le jour que èle dut sa voie avoir emprise,
S'est devant le roi Floire son père a génois mise ;
En plorant prent congié sans mal et sans faintise.
Blanche fu et vermeille et plaisans a devise.
40 N'ot i)lus bêle pucèle de la dusques en Pise,
13. En, de vous (complément de garclére).
14. Tovl droit, précisément.
19. O le clér vis (jilus souvent au clér vis), qui avait le teint clair (cf. x, 74). Exi)res-
siou fréquente pour iiidi((uer la hcauté des femmes: des chi'veux blonds et un teint
traiisjiareiit constituent au moyen âge l'idéal de la beauté, surlout pour les hommes du
Nord.
21. Au bore a saint Denis, au bourg ({ui a pour patron saint Denis, à Saint-
Denis.
25. Lu serve, Margiste, qui devait conduire LJertlie au roi de France, Pépin, et qui lui
substitua sa propre fille, la nuit de ses noces. — Ses cors soit li honis ! honte sur elle I
Li est au datif. — Pour la périphrase, voy. iv, (Kj, note.
20. Malice, sujet pluriel. Ce mot est souvent, comme ici, du masculiji.
28. S' (= se = sic), et. — 29. Parut. Impersonnel.
30. Avoir emprise, i>onr eniprendre. Cf. orent moulée M, jiour mo)Uérent.
40. En Pis»'. Cf. les expressions provençales bien connues, en Arles, en Avignon. Pise
est pour l'auteur une ville très éloignée. Ou trouve de même : « jus((u'îi Kome, jus-
qu'en Hongrie, etc. »
iSERTHE AUX GRANDS PIEDS 79
Et de faire tout bien fu en grant convoitise,
Si k'a pièce ne fnst de nul mettait reprise ;
Mais puis fu par la serve en la forest nialmise,
Ainsi coni vous orrés que Testoire devise.
45 VII Quant Berte ot pris congié a son père au cuer vrai,
Forment li duelt li cuers, moult fu en grant esmai.
Les gens de cèle terre, ne vous en mentirai,
En plorérent forment, car vraiement le sai.
« Fille, » dist la roïne. « je vous convoierai,
50 Sachiez, au plus avant que je onques porrai;
Margiste vostre serve avec vous laisserai,
Et Aliste sa fille, plus belle rien ne sai :
Pour ce que vous ressemble, assez plus chière l"ai ;
Et Tibert lor cousin avoec envolerai.
55 Bien savez que tous trois de servage getai.
Et que de mes deniers chascun d'aus rachetai.
Et par ceste raison trop plus m'i fierai.
— Dame, » ce a dit Berte, « et je les enmenrai.
Ne de chose que j'aie ja mais ne leur faurrai ;
60 Trestoutes mes privances par leur conseil ferai ;
Aliste, se je puis, très bien marierai.
— Fille, » dist la roïne, « bon gré vous en sarai. »
Un lundi par matin, por voir le vous dirai,
Orent Bertain montée sor un palefroi bai.
65 Des jornées qu'il tirent trop ne vous conterai :
Par Sassogne s'en vinrent ; par le duc Nicholai,
La Duchoise estoit suer Bertain ; — quant j'esgardai
L'estoire a Saint Denis, tout ainsi le trouvai ;
D'approchier la besongne plus ne detrierai.
70 — « Fille, » dist Blanchetlor, « arriére m'en irai,
De par vous vostre frère forment saluerai.
Se bien ne vous prouvez, de la dolor morrai ;
Gel anel de vo doit o moi en porterai.
En termes et en plors souvent le baiserai. »
75 En plorant li dist Berte : « Dame je le ferai. »
45. Vrai, loyal. Cf. 8(3.
50. Traduisez : « sachez-le, le plus loiu que je pourrai ».
58. Et je, et moi (de mon côté). Cf. xxi, 48. '
G7. La duchoise. Cette duchesse est appelée Aelis daus la suite du poème, v. 1.33.!).
08. L'estoire a Saint Denis. Les auteurs de chansons de geste ou de romans, pour
donner créance à leurs récits, se réfèrent souvent (([uek[uef'ois sans raison) aux livres
de l'abbaye de Saint-Denis, fameuse d'abord par ses clirouiciues latines, jiuis par ses
chroniques françaises (Grandes Chroniques, etc.)
73. Vo. Voy. Vm, i, 94, note.
80 CHllESTOMATHIE DE L' ANCIEN FUANÇ.US
VIII Berte prent l'anelet, qii'èle plus n"i délaie ;
A sa mère le ])aille. nioiUDt pleure, moudlt s'esmaie
« Fille, a Dieu vous conmant. par cui li solaus raie;
Or vous faites amer gent letrée et gent laie ;
80 Qui de bien est venus, drois est k'a Lien retraie.
— Douce mère, » fait èle, « il m'est avis que j'aie
Par mi le cuer dou ventre d'un coutel une plaie.
— Fille. » dist la roine, « soies joians et gaie :
85 Vous en alez en France ; de ce mes cuers s'apaie
K"en nul pays n'a gent plus douce ne plus vraie. »
Au départir, chascune a plorer se rassaie :
Berte cliaï pasmée sor un drap noir com saie.
B. - GESTE DE GUILLAUME
X. ALISGANS
Li quens Guillames s'est durement hastés ;
Dist au portier : « Amis, la porte ouvrés ;
Je sui Guillames, ja mar le meskerrés. »
Dist li portiers: « .1. petit vos soulfrés. »
De la tornèle est molt tost avalés ;
Vint a Guiborc. si liant est escriés :
7y. Gent lelrée, aux lettrés, .aux clercs. A remplaçant le datif latin est assez souvent
sous-entendu en ancien français, moins souvent cependant que de dans les comjjlémcnts
déterminatifs. Cf. 25, la fdle la serve, etc.
H3. Parmi le cuer dou ventre, au cœur, dans la poitrine. Cf. l'expression triviale;
avoir du cœur au ventre.
' Aliscans, chanson de geste publiée par F. Guessard et A. de Montaiglon, Paris,
Franck (Vieweg), 1870, v. 1597-1719. — Ce poème anonyme du xii» siècle est écrit on
rimes avec assonances tolérées, dans un dialecte qui oll're certains traits picards. On
l'a rattaciié plus tard au cycle méridional ou geste de Garin de Moiiglave, dont le centre
est le fameux Guillaume d'Orange, ou au court nez, qui, après de fabuleux exploits
contre les Sarrazins, se relira, eu 800, dans le cloitre qu'il avait fondé à Gellone (Saint-
Guilhem-du-Déscrt, Hérault). Pour le sujet, voy. Tableau, p. xii.
1. Guillames. Forme qui prouve que l'e de Willelmus est devenu a avant la vocali-
sation ou la disparition do \'l : on a ou Guillulmes, d'oii les formes divergentes Guil-
laume et Guillames (dialectal). — Haslés = liaslez. Le picard a de très bonne heure
laissé iiordro l'élément dental dans le z final et lui a substitué une s. Cf. ouvrés et la
plupart des mots qui terminent les vers de cette laisse, et aussi yrans 13, enfans 29, etc.
Non seulement le manuscrit, mais le texte original accuse de nombreux traits picards.
2. Mesherrés, métathèse pour mescrerez. Cf. enterres 20 et XV, i, 7; enterra XV, ii,
50 ; enterrai XV, u, 55 ; mousterrai xvui, 149 ; plouerai pour plouerrai, plourerai
XXX, 375, etc.
ALISCANS 81
« Gentiex contesse, » dist il, « car vos hastés;
La defoi's est uns chevaliers armés.
D'armes paiénes est ses cors conraés,
10 Estraiigement est grande sa tirtés;
Bien resamljle home ki d'estor soit tornés.
Car je voi tos ses bras ensanglantés ;
Molt par est grans sor son cheval armé,
Et dist k'il est Gnillames au cort nés.
15 Venés i. dame, por Dieu, si le verres. »
Ot le Guibors, li sans li est mués ;
Ele descent don palais segnoré,
Vient as crestiaus a mont sor les fossés,
Dist a Guillame : « Vassal, ke demandés ? »
20 Li quens respont : « Dame, la porte ovrés
Isnèlement et le pont avalés ;
Car chi m'encauce Baudus, et Desramés,
Et .XX. mil ïurs a vers elmes gemmés :
Se chi m'ataignent, je sui a mort livrés.
25 Gentiex contesse, por Dieu, car vos hastés. »
Et dist Guibors : « Vasal, n'i enterrés;
Toute sui seule, n'ai ot moi home né.
Fors cest portier et .j. clerc ordené,
Petis enfans, n'ont pas .x. ans passés,
30 Et de nos dames, ki le cuer ont iré
Por leurs maris, ne sai ou sont aie,
K'aveuc Guillame alérent au cort nés
En Aliscans sors paiéns desfaés.
7. Gentiex (cf. 25 et 3G). L'^; finale n'est souvent qu'un signe graphique représentant us.
Ici, il faut donc lire gentieus, comme iex, 62, doit être lu ieus (cf. yeux, où l';t' n'est
qu'un souvenir de cette orthographe), Diex, Dieus, etc. Cf. gentius xviii, 21, etc., forme
essentiellement picarde, et gentis xix, 48, etc., ou VI, au lieu de se vocaliser, a été ab-
sorbée. Gentiex suppose gentiels, où l'e parasite est dû à l'influence de 17.
10. Firtés, dialectal pour /iertés. Cf. arire 35, pour ariére, et virge : flrge l, 13-14.
11. Soit (cf. roi, moi, etc.). L'auteur a dû écrire seit, etc. Voy. la note à xi, 4.
14. Nés. Le mélange des rimes en -s et des rimes en -- est un trait essentiellement
picard. Ce dialecte a de bonne heure confondu les deux prononciations et le z s'est pro-
noncé régulièrement comme s.
18. Crestiaus, rég. sing. crestel = lat. crista avec le suffixe -ellus. El -f- consonne, en
picard, a donné régulièrement -ial,_ -iau -\- consonne, au lieu de -el. Cf. biaus XIII, i,
43, etc., d'où, par analogie, au régime singulier et au sujet pluriel, biaus, etc., forme qui
subsiste encore dans les patois. Il en est de même de -illos, qui donne -ans (cf. aiis (illos)
pour eus, cevaus (capillos) pour cheveus, etc.), et aussi quelquefois de ô -{- gutturale -\-
l -\- consonne (cf. iauz xlv, 90, rimant avec miauz = mel -|- s).
22. Encauce (pron. encauche), picard pour enchauce. Va latin donne en picard ca {ke,
ki), et non cha (che, chi), comme en français. Au contraire ce, ci (te, li) -\- voyelle don-
nent ch, au lieu de ç. Cf. 47.
27. Home né. Exjiression pléonastique. Cf. in, 41 ; VIII, i, 39, etc.
29. Petis enfans, de jeunes enfans. L'article partitif, au pluriel comme au singulier,
est souvent sui)primé eu ancien français.
30. Et de nos dames, et [quelques-unes] de nos dames.
CONSTANS. Chrestomatliie. 6
82 CHRESTOMATHIE DE L'ANCIEN FRANÇAIS
N'i avra porte ne gnicet desfermé
35 Dusqe Guillames ert arire tornés,
Li gentiex qiiens ki de moi est armés :
Diex le garise ki en croix fu penés ! »
Ot le Guillames, s'est vers terre clinés ;
De pitié pleure li marchis au cort nés.
iU L'aige li cort til a lil sur le nés.
Guiborc rapèle, quand fu a mont levés :
« Ce sui je, dame, molt grant tort en avés,
Mont m'esmervel ke desconu m'avés ;
Je suis Guillames, ja mar le meskerrés. »
45 Et dist Guibors: « Paién, vos i mentes,
Mais, par l'apostle c'on (juiért en Noiron pré.
Anchois sera vostre ciés desarmés
Ke vos ovre la porte. »
Li quens Guillames se hasta de l'entrer ;
50 N'est pas mervelle, car bien se doit douter,
K'après lui ot le cemin fresteler
De cèle gent ki nel pueent amer.
« France confesse, » dist Guillames li bér,
« Trop longuement me faites demorer ;
55 Vez de paiéns toz ces tertres raser.
— Voir, » dist Guibors, « bien oi a vo parler
Ke mal doiés Guillame resambler :
Aine por paién nel vi espoanter.
Mais, par saint Piére, ke je doi molt amer,
GO Ne ferai porte ne guichet desfermer
Deske je voie vostre ciéf désarmé.
Et soz le nés la Ijouce as iex mirer,
Car s'entresanlent plusieurs gens au parler:
Chaiens sui seule, ne m'en doit on blasmer. »
05 Ot le li quens, lait la ventaille aler;
Puis haut leva le vert elnie gemé.
40. Ai;je. l'rfiiioncoz algue. — Fil a /il, en petits ruisseaux.
40. l'a)- l'ax>ustle, etc., c'est-à-dire: saint Pierre. Cf. 5'.J et voy. au Gluss., s. v.
Nuiron. 7'
47. Cics, chef, tête (cf. Cl). Prononcez kiés. Le c a, en i)icarJ, tantôt le son de //, ^
tantôt celui de ch (= teh), suivant qn'il itrovient du latin ca ou de ce, ci (te. H) -j- voyelle. . '
Cf. franco .53. î
48. Quelques chansons de geste ont ainsi, à la fin de chaque laisse en vers de dix syl- -j
lahes, une corfa couiiiosee d'un vers de six syllabes qui ne rime pas, ou qui rime avec la \
laisse suivant*;, comme en provençal. Cf. Ami et Amile (ChreU., xiv), etc. ',:
.00. .Ve douter, avoir peur. — 51. K' = que, car. ?
.5.3. France. Prononcez /"raJuAe et voy. 47, note. j.
60. Bien oi a vo parler, j'entends (je comprends) bien à votre langage. i
I
ALISCANS 83
« Dame, » dist il, « or poés esgarder ;
Je sui Guillames, car me laisiés entrer. »
Si com Guibors le prent a raviser,
70 Par mi le camp voit .c. paiéns aler.
Corsiis d'Urastes les fîst de l'ost torner;
Par ans faisoit Desramé présenter
. .Ce. chaitis, ki tôt sont bacelér,
Et .XXX. dames od le viaire clér.
75 De grans chaiènes les eurent fait noer :
Paién les bâtent, cni Diex puist mal duner !
Dame Guibors les a oï crier
Et hautement Damledeu reclamer ;
Dist a Guillaume : « Or puis je bien prover
80 Que tu n'iés mie dans Guillaumes li bér,
La tiére brace qu'en soloit tant loer :
Ja nen lessasses paiéns noz genz mener
Ne a tel honte Ijatre ne dévorer ;
Ja nés sofrisses si près de toi mener !
85 — Dex, » dist li quens, « com me velt esprover !
Mes par Celui qui tôt a a sauver,
Ja ne leroie por la teste a coper,
S'en me devoit trestot vif desmembrer,
Que devant li ne voise ore joster :
90 Por soe amor me doi je bien grever,
Et la loi Deu essaucier et monter,
Et le mien cors traveillier et pener. »
L'elme relace, puis lèt cheval aler,
Tant com il puet desoz lui randoner,
95 Et vêt paiéns ferir et encontrer.
Le premerain a fèt l'escu troer
Et le clavain derompre et desafrer ;
Parmi le cors fist fer et fust passer,
A autre part a fèt l'enseigne outrer,
100 Jambes levées l'a fèt mort craventer.
Puis trèt l'espée qu'il toli a l'Esclér,
A .j. paién fist la teste voler,
71. Du l'osl torner, quitter le champ de bataille.
7i. Aus = illos. Forme picarde pour eus. Voy. 18, note.
75. Eurent fait, avaient fait. Le passé antérieur pour le plus-que^parfait, suistitutiou
dont nous avons déjà vu plusieurs exemples. Cf. ix, 30 et 04 et v. la note à m, 19.
87. Por la leste a coper, quand on devrait ine trancher la tète. Cf. XIII, i, 11, oii por
n'est pas accompagné de a, et pour la construction avec a, VIII, u, 34; x, 87; xxrv,
129, etc., et voy. la note à VIII, ii, 3i.
93. Cheval. Notez l'absence de l'article déterminatif ailleurs que devant un nom abs-
trait. Au pluriel, c'est plus fréquent. Ci. paiéns 9-5, etc., et voy. les notes à VIII, i, 1 et 169.
90. A fél l'escu troer. Cf. 97. 100 et voy. au Glossaire, s. v. faire.
84 CHRESTOMAÏHIE DE L'aNCIEN FRANÇAIS
L'autre porfent deci al cerveler,
Et puis le tiérz a fèt mort rever(s)ser ;
105 Le (jiiart tiért si qu'ainz ne li lut parler.
Paién le voient, n'i ot qu'espoanter ;
Li uns a l'autre le commence a conter :
« C'est Aarotles, li oncles Cadroér.
Oui vient d'Orenge essillier et gaster ;
IIU Corrociez est: mou(ljt l'avons fèt irer,
Quant nos ne fumes en Aleschans sor mér:
Je cuit que chiér nos fera comparer, w
An fuie tornent por lor vie sauver,
ïoz les prisons ont coi lessiez ester.
115 Li hér Guillaumes les suit por decoper,
Et cil li fuient, qui n'osent demorer.
Voit le Guibors, si commence a plorer ;
A haute voiz commença a crier :
« Venez, biau sire, or i poëz entrer. »
120 Ot le Guillaumes, si prist a retorner ;
Vers les prisons commence a galoper,
L'un après l'autre vèt toz dechaener,
Puis les en rueve dedenz Orenge entrer.
C. GESTE DE DOO^y ItE MAAEIXCE
XL RENAUD DE MONTAUBAN *
Or sunt li .iiij. frère sus el palais plenier :
Tant furent nu et povre n'ont til de drap entier;
Si sunt lait et hvdeus bien samblent aversier.
lOÔ. Qit'ainz ne li lui parlvr, qu'il ne lui fut fias permis, qu'il n'eut pas le temjis de
dire un mot avant [de mourir].
llô. Pur decoper, pour [lesj tailler en pièces. Cf. 122.
lie. El cil li fuient, qui. Le relatif est souvent séparé de rantécédent par le verbe et
ses compléments. Li est un datif.
123. En indique un déplacement ou un changement de direction. Cf. V, ii, 40, etc.
* Cette chanson, écrite en tirades monorimes, dans le dialecte Je l'Uc-de-France, cstilii
xu« siècle, mais le manuscrit est postérieur et d'une région différente. En voici le sujet :
Renaud de Montauban, qui tire son surnom du château-fort qu'il bâtit pour résister à
Charlemagne, à l'endroit oii la Garonne prenait le nom de Gironde, était l'aîné des
quatre fils d'Aimonde Dordone ou d'Ardenne, qui était lui-même l'oncle d'OgierleDanois.
Kenaud ayant tué le neveu de l'empereur pendant une partie d'échecs, les « fils Aimon »
sont forcés de fuir, et l'armée toute entière de Charlemagne les poursuit. Grâce à leur
cousin, l'enchanteur Maugis, et au cheval merveilleux de Renaud, Bayard, qui, au besoin,
RENAUD DE MONTAUBAN 85
Quant la dame les voit, n"i ot k'esraerveiller :
5 Tel paor ot eue ne se sot conseillier ;
Mais or se raseûre, ses preiit a araisiiier :
« lîaron, 4ont iestes vos, nobile chevalier?
« rUen me samblés hermites ii geiit peneancier.
« Se vos volés del nostre, aceler nel vos qiiier.
10 « De dras et de vitaille, dont vos avés mestier,
« Je vos en ferai ja de joie apareillier,
« Por amor cel Seignor qui le mont doit jugier,
« Qui garise mes fins de mort et d'encomljrier.
(( Je nés vi, pécheresse ! .x. ans ot en février.
15 — Comment est ce donc, dame? » dist Richars au vis lier.
— En la moie foi, sire, par mortel encombrier
« Jes envolai en France, à Paris cortoier.
« Charles en ot grant joie : tôt furent chevalier.
« Li rois ot un neveu que merveilles ot chier :
20 « Quant il vit les dansiaus alever et prisier,
« Cremi que desor lui volsissent souhaucier :
« 0 le jeu des esches les cuida engingnier.
« Mais li valet nel porent sofrir ne otroier;
peut porter les quatre frères, ils réussissent à se retirer auprès du roi de Gascogne Yon ('),
qui leur permet de bâtir le château de Montauban. Ils y sont assiégés et se réfugient à
ïrénioigne, oii ils sont assiégés de nouveau. Bayard, livré à l'empereur comme une des
conditions de la paix, est jeté dans la Meuse avec une meule au cou, mais réussit à s'en
débarrasser. Renaud va enlever Jérusalem â l'émir de Perse, puis il rentre en France
assez à temps pour être témoin de la victoire de ses fils sur les traîtres qui s'acharnaient
à leur perte. Enfin il renonce au monde et s'engage parmi les ouvriers qui construisaient
la cathédrale de Cologne : il est tué par ses camarades jaloux de lui, et son corps, jeté
dans le Rhin, ayant été miraculeusement retrouvé, la voix populaire le proclame saint,
comme c'est arrivé pour Ogier le Danois et pour Charlemagne.
Le roman des Quatre fils Aymon, qu^on colporte encore dans les campagnes, est la
dernière des transformations de la chanson de geste du xn» siècle.
1. Les quatre fils d'Aimon viennent de pénétrer dans son palais de Dordon, en l'ab-
sence de leur père qui était parti pour la chasse.
2. y'ont. Sous-entendez que.
4. Voit (cf. do jV 12, mole foi IQ, envoiai et cortoier 17, etc.). Forme appartenant au
scribe. Ce n'est, en efl'et, qu'à la fin du xn" siècle que l'imparfait en -eie (et par consé-
quent le conditionnel, et à la suite les autres mots en ei provenant de ë. i latin) est
devenu -oie en français de l'Ile-de-France, probablement sous l'influence du bourgui-
gnon. Cet ci est devenu, dans la prononciation, ov.é au xvi^ siècle, puis oua, ou bien é,
par exemple dans les imparfaits et les conditionnels, pour faciliter la prononciation par
la chute de l'atone ou, en commençant par les mots difficiles à prononcer, comme noioit
qui aurait dû se prononcer nouéiouét.
7. Sobile = ' nobilium pour nobilern : l'i s'est asséchée sous l'influence de nobilem.
Cf. XIII, I, 29 et XV, n, 8.
11. En. Pléonasme fréquent. — Be joie, avec joie.
14. .A', ans ot, il y a eu dix ans.
(*) M. Longnon a récemment établi, dans la Revue des questions historiques, qu'il
s'agit ici d'Eudon, puissant duc ou roi de Gascogne, qui eut des démêlés avec Charles
Martel, surtout pour avoir donné asile au roi dépossédé de Neustrie, Ghilpérie. On sait que
les chansons de geste confondent perpétuellement les deux Charles, et que Charlemagne
a hérité dans la légende d'un grand nombre de faits se rapportant à son aïeul.
86 CHRESTOMATHIE DE L'aNCIEN FRANÇAIS
« De si qu'il Torent mort, ne le volrent laisier :
25 « Lors s'en fui chascuns sor le corant destrier;
« Avuec eus en alérent Lien .vij. c. chevalier.
« Deseur Muese. en Ardane, en .j. grant pui plenicr,
« Fermèrent .j. chastel par deseur le rochier.
« Charles les tist de France déserter et chacicr.
30 « Aymes les forjura, qui ne l'osa laisier :
« Li rois li fist jurer, ains qu'il venist arrier,
« Que, s'il les poïst mais ne tenir ne baillier,
« Tous li ors que Dex fist ne lor avroit mcstier
« Que il ne lor feïst tous les meml)res trenchicr. »
35 Quant Renaus l'entendi, si se vost emhroncier.
La duchoise l'esgarde, si le cort areisuier;
Tous li sans desor li commence a formoicr.
La duchoise se dresce el palais en estant
Et voit muer Renaut sa chiére et son semblant.
40 11 avait une plaie en mi le vis devant :
Au beourt li fu faite, quant il e.stoit enfant.
Sa mère le regarde, si le va ravisant :
« Renaus, se tu ce iés, que t'iroie celant ?
« Biaus fins, je te conjur de Deu le Roiamant
45 « Que, se tu iés Renaus, di le moi erramant. »
Quant Renaus l'entendi, si s'embroncha plorant.
La duchoise le voit : ne le va puis dotant:
IMorant, bracc levée, va jjaisier son enfant,
Et puis trestos les autres .c. fois de maintenant.
50 II ne desissent mot por nule riens vivant.
Donques parla la dame, si lor dist son samblant :
« Enfant, mont iestes povrc et mesaise avés grant.
« Donc n'avés vos o vos chevalier ne sergent?
— Oïl, .iij. compaingnons, que plus n'en sunt vivant,
55 « Qui nos gai'dent la fors chascuns .j. auferrant. »
La duchoise l'entant, s'en apèle Helinant :
« Aies moi la defors ces degrés avalant,
« Si prenés le cheval dant Renaut, mon enfant.
30. L' (= le) représente C'iarles.
4.3. Se tu ce iés, si c'est toi. Tournure fréquente en ancien français.
44. Le Roiamant, le Rédempteur (de redimentem). L'altération plus grave encore, roi
amant, pour reemant, raement, raiement, montre que ron n'avait jilus le sentiment
de la véritable étymologie. Cf. 8S.
4">. Di. L'impératif au lieu du subjonctif: anacoluthe remarquable analogue à colle
qui consiste h. passer du style indirect au style direct, principalement en grec où ô'ti
joue le rôle de gue en ancien français.
47. Le semble bien être ici au neutre.
58. Dant Henaiit, de messire Renaut. Ellipse fréquente. Dant (cf. XV, ii, 1.3) est une
forme refaite sur le cas sujet danz = dominus, d'après l'analogie des mots où le radi-
RENAUD DE MONTAUBAN 87
« Et les antres destriers, tout ensi le cornant ;
60 « En la mareschanscie les metés maintenant. »
Et cil li respondi : « ïot a vostre commant. »
Les degrés avala del vert marbre Inisant,
Entre ci as barons ne se va atargant :
Il les a apelés, si lor dit en oiant :
65 « Baron, aies lassns, ne soies delaiant.
« J'en menrai les destriers en cel estable avant. »
Et cil li respondirent : « Tôt a vostre commant. »
Il li ont délivrés : il les en maine a tant,
Et li baron montèrent sns el palais errant :
70 « Seignor, » ce dist dame Aie, bien soies vos venant. »
Delés'ses .iiij. fins les asiét en plorant.
Li mengiers fu tos près : mont les va somonant.
Char ont de venoison et d'oiselin volant:
Bnrent vin et claré a nne conpe grant.
75 Es Aime de Dordon parmi la porte entrant :
Repairoit de chacier parmi la vile errant;
.Iiij. cers orent pris a la mnete corant.
Il (tescent an perron, sos le pin verdoiant,
Et monta el palais .j . baston panmoiant,
80 Et a trovè ses fils a sa table séant,
Qni fnrent nn et povre : nés va reconoisant.
La dnchoise en apèle, si li dist maintenant :
« Dame, cjni snnt cist home? Bien samblent peneant.
Dame Aie l'entendi, si li dist en plorant :
85 « Sire, ce sont ti fil qne traveilliès as tant
« As Espaus, en Ardane, n mesaise orent grant.
« Or snnt venu a moi. qu'en iérent desirrant :
« Herbergié snnt anuit por Den le Roiamant.
« Le matin s'en iront par son l'anbe aparant :
90 « Ne sai ses verrai mais en trestot mon vivant. »
Quant li dus l'entendi, tos tainst de maltalent :
A ses fins se torna. mont lor fist fier samldant.
cal était terminé par une n suivie d'une dentale : dent, cas suj. denz; amant, cas siij.
amanz. Cf. tirant ni, 9-5, à cause de tiranz m, 56, où le z est amené pas la double na-
sale nn, comme ici par mn.
VA. En oiant, de façon à être entendu, à haute voix.
Wj. En cel estable avant, dans cette étable qui est la-bas (devant nous).
08. Il li, ils [les] lui. L'ellipse du pronom de la .3= personne régime direct est très fré-
quente, lorsque le régime indirect est aussi un pronom de la 3= personne.
87. Qu' (^ que), car. — Desirrant, désireux (cf. delaiant 65, bien vueillant 95, escha-
pant 112. La périphrase avec le participe présent est sans doute amenée par la rime, ce
que semble prouver, dans l'avant-dernier exemple la substitution du gérondif indécli-
nable au participe présent, cas sujet. Cf. aussi paîsant 105, Belleant 114 et, dans un
autre ordre d'idées, l'enfant lOL
88 CHRESTOMATHIE DE L' ANCIEN FRANÇAIS
Il les a apelés moût airéemeiit :
« Enfant, « ce flist li dus, « vos soies mal voignant !
95 « Que quesistes a moi? ne vos sui bien vueillant :
« Forjuré vos ai Kaiie. Tempereor poissant,
« Qui la guerre feistes, malvais garçon taillant ;
« Je ne vos pris trestos la monte d'un besant.
« Ne trovés vos convers, chevalier ne sergent,
100 « Dont preigniés raençon ne d'or lin ne d'argent ?
— En la] moie foi, sire, » ce dist Renaus l'enfant,
« Se vos marches sunt quites, par le mien essiant,
« Ce ne sunt pas les autres, ce vos di voirement.
« Jusk'a .1. liuës poés aler errant :
105 « .Ta ni troveroit hom borgois ne paisant,
« Furs cens qui es chastiaus se vont eschergaitant.
« L'autre an, eus es Espaus me feistes mal tant :
« Mon chastel abatistes, dont j'ai le cuer dolant.
« Entre vos et Gharlon, qui le poil a ferrant;
110 « Après me revenistes laidement enchauçant,
« Tous nos descontisistes delés .j. desrubant:
« De .vij. c. chevaliers ne furent eschapant
« Xe mais ces .iij. barons que ci veés séant.
« Por nos perdrés Jhesu, le roi de Belleant. »
115 Quant Aymes lentendi, si en va sospirant. *
D. GESTES DIVERSES
XII. EUE DE SAINT GILLES"
« Sire, » che dist li 1ère, « de Favoir ne mo chiet.
Car j'en avrai assés, je sai bien gaignier;
97. Qui jiOMT cui, a. qui. Que, que donne l'édit., est inadmissible. — FaiUanl, fûlons
(qui manquez à vos devoirs envers votre suzerain).
101. L'enfant. Le cas régime au lieu du cas sujet. Voy. 87, note.
113. .Ve furent exchapant ne mais ces .iij. barons. Xe mais semble avoir éti; considih'i;
ici, du moins par le scribe comme une préposition comiiosée analogue au français mo-
derne « à l'exception de», tandis que, régulièrement, c'est une locution ailverbiale qui,
comme le latin nisi, exige une construction symétrique, par conséquent le cas suji.'t
ou le cas régime, suivant qu'elle est précéclée d'un sujet ou d'un régime. L'auteur
avait peut-être écrit cil iij. baron.
114. Por nos perdrés Jhesu, à cause de nous (de votre conduite envers nous), vous per-
drez le paradis.
' Le père déclare qu'il se retire pour ne pas violer son serment, et qu'il ne rentrera à
Dordone que quand ses lils en seront partis. La mère est obligée de les renvoyer, non
sans les avoir convenablement équipés.
" Aiol et Mirabel und Elie de SainlGiUes, herausgegeben von W. Fœrsler, Heilbronn,
1876-1882. — Nous comparons avec l'édition G. Raynaud (Société des anciens textes
ELIE DE SAIXÏ GILLES 89
Môs (les, destriers me pois(s)e, c'avoie forment ciér.
Que .j. en i avoit. qni mont tist a proisier,
5 .1. vairet mont très jent, .j. hermin montenier.
Il a maigre la teste et Toii apert et lier,
Petites orillètes, si a le crin dengié,
Les jambes longes, si ot coupé le piet :
En nul pais qui soit n'en a nul plus legier.
10 Mieudre destriers ne fu onques por gerroier :
Quant estoit en bataille et en estor plenier.
Et il trovoit a terre abatut chevalier,
Tant le foloit des pies que tous ert debrisiés.
De baston ne d'espée ne 1] covenoit touchier.
15 — Tai, glous, » dist ramiraus, « lai ester ton pladier :
J"ai encore tes cens que miex font a prisier :...
Je nel donroie pas pour .m. livres d'or mier.
S'avoies asamblé des tiens .xv. milliers
Et trestous ciaus de Franche, quanqu"en a u resnier, (v^ c. 1]
20 Ne querroie tous ciaus po'- ichestui cangier ;
Or endroit le veras. ja trestorné nen iért.
français), Paris, IS/t) (V. rAppeudice critique). — h'Elie de Saint-Gilles que nous possé-
dons est un remaniement picard du xm* siècle, en vers assonances de douze syllaies,
refait sur un poème (probablement français) du xn<= siècle en décasyllabes, dont quel-
ques-uns sont restés. Le même trouvère avait déjà remanié l'Aioul et relié les deux
poèmes par une transition de son invention, oii il donne pour père a Aioul l'Elie de
notre chanson. C'est un véritable roman d'aventures.
Le nain Galopin, à qui Elie a laissé la vie, s'est dévoué à son service. U lui promet
de lui amener Prinsaut, le terrible cheval du roi païen Lubien. S'etant introduit dans
son camp, il feint d'avoir été dépouillé par Marcabré, le roi Sarrazin ennemi de Lubien,
des riches présents qu'il lui apportait et réussit à dérober le cheval (v. •1887-2055). Cet
épisode rappelle des traits analogues dans Renaud de JMontauban et dans Gormond :
c est d'ailleurs un lieu commun épique. (Cf. renlèvement des chevaux de Rhésos dans
l'Iliade, etc., etc.) Pour des détails sur le sujet d'Elie de Saint-Gilles et d'Aioul, voy
G. Paris, Journal des Savants, 1886.
1. Lére = latro. La forme analogique léres, que donne ordinairement le manuscrit et
que conserve l'un des éditeurs, semble postérieure à la date de notre poème.
3. Poisse pour poise. Cf. prissier 50, brisse 139, etc., et par contre asamblé 18, va-
sal^s 80, s'as'ient 89, enrjresa 95, etc. L'emploi de s simple pour ss (de même r pour rr
21. 22, etc.) s'explique facilement; il n'en est pas de même de l'emploi de ss pour s. Des
destriers me poisse (littt: « [il] me pesé au sujet des destriers), je regrette les destriers.
8. Ce vers décasyllabe est un reste de l'ancienne rédaction. Cf. 138 et 159, et voyez ci-
dessus la note ". — Le piet coupé, c'est-à-dire « finement attaché ». Cf. Aiol 3178, Elie
de Saint-Gilles 1894, Ogier 2414 et Roraan de TJiébes 65IJ3 et remaniement français 2808.
— Piet (cf. molliet 20, etc.). Nous avons déjà dit que le t final (primitif ou issu de d)
s'était maintenu jusqu'au sive siècle dans les dialectes du Nord et du Xord-Est (que pour
abréger nous appelons picard) non seulement après ie, ce qui est très fréquent, mais
encore exceptionnellement ailleurs. Cf. ici même abattit 12.
16. Que, qui. L'emploie de que, pour le pronom relatif qui, masculin ou féminin, n'est
pas très rare en ancien français. Si dans certains cas, comme ici et 154, on peut se de-
mander si l'on n'a pas aft'aire à une conjonction au sens de « de sorte que, » dans d'au-
tres, il n'en est pas de même. Cf. Psautier d'Oxford, i, 3: Cume le fust qued est plantét,
etc. Il s'agit ici d'un véritable adverbe relatif. Yoy. A. Tabler, Mélanges de grammaire
française, 18 (Zeilschrift fur rom. Philologie, u, o62 sqq. — Après ce vers, il faut ad-
mettre une courte lacune, oii il était question en particulier du cheval Prinsaut.
90 CHIIESTOMATHIE DE L'aNCIEN FRANÇAIS
— Sire, » che dist li.lére, « por coi le veroi gié?
Je ne sai rien de che ne ne connois destriers.
Puis que jel voi troter, a moût isnel le tiéng.
25 Miens ameroi .j. peu, s'il vous plaist, a niangier ;
Tant ai esté en laigue tout le cors ai niolliet." »
Et respont l'aniiraus : « Par mon ciéf, vilains iés. »
L'amiraus se corouche, s'a bouté Teskekier :
Miens venist l'amiral c'a son gin entendié'stl.
30 « Sire » che dist li 1ère, « or ne vous courechiés !
Puis que vous le volés, jel verai volentiers. «...
Tart estoit Galopin que l'eiist ai)rochié.
Les aises au cheval vous doi je dire ])ien :
Il ert en .j. travail bien saielé d'achier;
35 Le menor des estaches ne menast .j. somiers.
Il ne remeiist mie por le keue a tranchier,
A .iij. kaïnes d'orfu par le col loiés.
.liij. paires de Iniies ot li chevaus es pies :
Par dedens sont feutrées por le poil, que ne ciet.
40 Del feure et de Tavaine ot de si al poitrier,
Et boit a une néf entaillie d'or mier :
L'aige li cort devant a canél aaisiet.
.Xxx. gardes i a, qui gardent le destrier,
Et quant li .xv. dorment, les .xv. estent vellier.
45 II n'en i a .j. seul tant orgelleus et lier.
S'il le trêve dormant, ja mèche autre loier,
•Ta n'i metra cscange, fors que les ieus del ciéf,
U forjurer li fait le terre et le renier,
Et lui et son lignage fors del païs cachier.
'2i. Veroi pour verrai, ou plutôt pour verroie, à c.iuse de la mesure du vors (cf. ame-
roi 2'>). Oi pour ai au futur est, en effet, bourguignon et non picard, et le conditionnel
satisfait mieux ici que le futur. D'ailleurs notre rcmanieur ne craignait pas d'avoir
recours à dos licences dans l'intérêt de l'assonance. Cf. 29. 70, etc.
20. Après tant, sous-entendez que. — MoUiet. Voy. 8, note.
28. S' (= se, picard pour si, lat. sic) n'est pas ici explétif; ce n'est pas non plus une
simple copule : il indique la conséquence. — Boulé, bousculé.
2'j. Entendiésl (ms. eiitendié) setnidii exigé par la syntaxe et l'assonance réunies. Cf.
cotiHiviést 144, qui est également une correction de consul (particifie). Ces formes sem-
blent bien forgées pour les besoins de l'assonance (Voy. 22, note). Cependant ce texte ne
manque pas d'autres formes bizarres, comme waJ130, pour vait, etc., et surtout sear 70.
3."). Le, article fera, picard, dont le sujet est li. Cf. 3(î, etc. Les autres principaux ca-
ractères de ce dialecte sont : ait pour ou, s pour z, c dur (k) pour ch, ch pour c devant
p, i. te pour iée au partici])e passé féminin des verbes en ier, réduction a une seule
syllabe de iez à l'imparfait et au conditionel, etc.
3'i. Rcmeust, dialectal pour rerauast. — Por le keue a t. Voy. VIII, ii, 34, note.
3;». Hemarquez l'anacoluthe familière au grec. On attendrait : por que li pous ne cice.
[..'indicatif pour le sulijonctif est d'ailleurs dû à l'assonance.
4t). Il, Luliien. — Trêve (cf. 89), pour Irueve, ce qui semble indiquer la prononciation
Ircuve. Cf. descevre .51, que le scribe prononçait sans doute desheuvrc, et orrjelleus 4ô.
ELIE DE SAINT GILLES 91
")() .liij. ehierjes i ardent, qui moût font a pris(?;)ier.
L'amiraus le descevre. s'otle costé delgié,
La teste fn bauchande et tout li .iiij. pièt.
Il a dit au laron : « Ère 11 tiens si chiers '?
— Nenil, » che dist li 1ère, « ja celer nel vous quier :
55 Ne vi mais nul si ])el ne si bien estachié. » {cul. 2)
Et dist entre ses dens, que nus ne Tentendié :
« Maie garde en ferois ains le jor esclairier :
Je le vous enl)lerai, se jel puis esploitier,
Anuit en ceste nuit : ja si l)ien n'ert gaitiés.
60 Sire Elle de Franche, se cestui aviiés,
U roialme de France vanter vous en poriés
C aiiïs hom de vo lignagne ne fu sor tel destrier.
Mais moût est en fort ifeu, ne sai comment che iert :
Or en penst Dameldex, qui tout a a jugier !
05 Par l'ame de mon père, autant aim cel destrier
Gon s'il fust la defors a .j. arbre atachiès. »
Dès puis que Galopins ot veii le cheval,
Nen ot bien ne repos, ne aillor[s^ ne pensa.
Sarrasin s'estormissent, venu sont as ostaus.
70 II demandèrent Taigue, al mengier vont sear,
Après s'en vont dormir, que ne pensent nul mal,
Que del petit laron ne s'en douent regart.
Galopins ne s'oblie : venus est au travail ;
Il s'apuie a le trelle, si garde le cheval ;
75 Dameldé reclama le père esperital :
« El ventre del pisson garistes saint .louas,
Les .iij. enfaus garistes, que il ne furent ars,
Sainte Marie dame, donés me che cheval.
51. S' {^ se, picard pour si) e.st ici une simple particule de liaison. Cf. se 125. 140,
si 82. 83, etc.
5i. Che, ce. Pléonasme fréquent en ancien français, et d'usage courant aujourd'hni en-
core dans les patois du Midi dans les narrations : cou dis, cou disia, « dit-il, disait-il. »
.57. Ferois = feroi:, fereiz ; eiz est la 2« pers. du plur. organique du futur. — Atnz
le jor esclairier, avant l'aube du jour. Ainz a pour régime non le jor, mais la propo-
sition tout entière dont le jor est le sujet. Voy. V, ii, 78, note.
ôl. Anuit en ceste nuit. Pléonasme qui montre bien que, malgré l'étymologie, anuit
s'employait couramment à cette époque au sens de « aujourd'hui. »
GO. Aviiés. L'absence de la synérèse normale en picard (voy. 3ô, note) montre que ce
vers est emprunté à l'ancienne chanson, laquelle semble avoir été purement française.
Cf. 123.
61. En représente l'idée exprimée au vers suivant : pléonasme fréquent.
64. Or en penst D., c'est affaire à Dieu. Confiance naïve. Cf. xiv, 93 : SeBamnediex
n'en panse.
70. Sear pour seoir. Forme amenée par l'assonance (voy 22, note). U n'est pas admis-
sible que oi se soit dès cette époque prononcé oà, ouà. Cf. x, 4, note.
77. U s'agit ici des trois enfants jetés dans la fournaise; c'est encore une légende biblique.
92
CHRESTOMATHIE DE L ANCIEN FRANÇAIS
Que ne me puist l)lechier ne ne me fâche mal. «
80 Tant entent au proier Galopins li vasaus
])e l'aleine de lui s'esfrée li chevaus. (f^ 0(> V'col. 1)
Il saut (le .iiij. pies, si abat le tiaval :
Les gaites le coisirent, si saillent cèle part.
Et saisirent lor lances etgaverlos et dars,
85 Et kiérent i)ar le canbre .tIj^^^. bien par esmal.
(ialopins tu en l'oubre, qui petit les douta,
Tout vont près del laron que casi-uns le frota :
S'il ot adont paor, je ne m'en mervel ja.
Quant il ne trevent rien, s'asïent as escas,
90 Et dist li uns a l'autre : « C'a senti chis chevals ?
— Par mon chicf, » dist li maistres. « sejornés est et cras ;
De moût petite cose li chevaus s'esfrea. »
Galopins ot une herbe des puis de Garnimas,
Que Basins ot tolu. quant Garin encanta,
95 Quant li fains de la loge si fort les engresa :
Signor. che fu la nuit que Karles i ala.
Mist se main a sa bourse, l'erbe fors en geta,
Tant le frota li Icre que li odeurs en saut ;
Par entre .ij. les grailles l'a lanciet el travail.
100 Les gardes s'endormirent, lors fu sens li cevals :
« Par mon ciéf, » dist li 1ère, « conquis estes et mat :
Tous soit fel l'ainiraus, se ne vous peut et art. »
Puis a fait ses engiens, si desfait le travail ;
Il le prist par les gra.illes, si le trait d'une jiart.
105 Hé ! Dieus, che fu mervelle, (juant il le remua !
Tant par a fait li 1ère que il vint al cheval,
85. Tyxx., cent quarante (cf. quatre-vingts et Quinze-Vingts). On trouve encore six-
vingts au xviie siècle. Il s'agit ici d'un nombre indéterminé et naturellement exagéré.
Cf. 43 etvic, 235.
88. Ce vers contredit la fin du vers 86.
9i-<j. Ce Basin était un enchanteur fameux, grand voleur comme tous ses pareils, qui
sauva Charlemagne, dont Garin avait comploté la mort, en surprenant son secret, grâce à
son art. Voy. Renaud de Monlaiiban, jt. 2G(J et G.Paris, Histoire poétique de Charle-
magne, p. 318-9.
i>ij. Ce détail n'est pas connu d'ailleurs . Basin se serait servi d'herbes magiques
( fain = fenum ) pour pénétrer dans la demeure de Garin et surprendre sa conver-
sation.
98. Le, picard pour la (cf. 35, etc.), l'herbe. — Li, article fém. picard au cas sujet.
99. Par entre .ij. les grailles, pour entre les deus gr. Cf. enlredous les montaignes.
Sermons de saint Bernard 44, 29 et avec le possc'isif, entre deus ses mains, ïrouv. ])el-
gi'S 189, 195. De bonne Jieure, entredous,enlredei(s,eAt devenu une véritable prépTSition,
née, à ce qu'il semble, d'expressions oii l'article était ordinairement supprimé, (^f. Aiol,
01.>3 : Et ot entre deus iex largement demi pie, et ici même, xxx, 303 : lit avait plus de
plannc paume entre deus ex. Voy. A. Tobler, Zeitschrift fi"r rom. Philologie, XIII,
195, note.
102. Tous soit fel, soit considéré comme absolument déloyal. Pour l'emploi de l'adj.
tous au lieu de l'adverbe tout. Voy. m, 108 et vi», 113, notes.
ELIE DE SAINT GILLES 93
Les costésli planoie, que mener l'en quidu.
Li chevals nel connut : as dens si le combra ;
Puis le fiert contre terre et en haut le leva.
Grans .xv. piéspleniers le jeta contre val,
Si le tiert a .j. pél por poi que nel creva.
110 Li 1ère fu blecliiés : .iiij. fois se pasma ;
Lors a juré Jhesu ja mais nel baillera,
Soéf entre ses dens Elie reclama :
« He ! Elyes de Franche, perdut as le cheval. »
Li 1ère se dohit del grant cop que il a.
115 Lors a rejuré Dieu que point ne le laira {col. 2\
Pour Elie de Franche, qui le don en dona.
Au pooir que il ot avala contre val :
Il trova .j. baston, le gros en enpuigna.
Par les costés c"ot gros .xxx. cos li doua,
120 Tout le fait ester coi et l'orgeul en abat,
N'onques puis ne se mut ne les pies ne crola.
Galopins li escrie : « Ne vous movés vous ja !
Folie ferïés, se Dieus ait en moi part. »
Lors a pris une sèle qui pendoit d'autre part,
125 Se li mist sor le dos, bêlement le çaingia,
Le frain li mist el ciéf, les caïnes abat,
Par son estrier senestre Galopins i monta.
Il ne sot chevalcier : de chou fist con musart.
Li chevals passe avant et il ciet a .j. fais :
130 Por .j . peu ne se bris( s)e les costés et les bras,
Lors rejure Jhesu ja mais n"i montera ;
Se ne sét chevalcier. ja mais ne l'aprendra.
S'il eûst une corde, as arçons se loiast.
Or le maine après lui soavet tout le pas :
135 Assés s'en vait plus tort que li chevaus ne fait.
109. A .j. 23el, contre un poteau. Sous-ent. que devant îJor poi. — Pur poi... ne (cf.
por .j. peu ne 130, et aussi a poi ne, a poi que ne xviii, 89, etc., a peine que... ne vi",
305), avec ou sans ellipse de que entre poi [pou) et ne, se construit avec l'indicatif et
siçuilie «il s'en faut (il s'en fallait) de peu que... ne «. Por indique ici le prix : « en
échange de peu. »
110. Qui pour oui, à qui.
117. Au p. que il et, comme il put (à cause de sa blessure).
122-3. Cf. 151-2. — Se Dieus ail en moi part a évidemment le même sens que si m'aU
Dieus de gloire. L'expression est curieuse. Se isi) = sic latin, et son emploi se rappro-
che de celui de sic dans la célèbre ode d'Horace : Sic te diva polens Cypri, sic fratres
Helenrr, lucida sidéra, Veiitorumque re;/at pater.
128. Con musart. Inutile de corriger musart pour y substituer la forme du sujet sin-
gulier miisars. Ou trouve assez souvent la forme du régime pour le second terme d'une
comparaison d'égalité (après com, comme), ou de supériorité ou d'infériorité (après
que).
129. A .j. fais, comme un paquet, comme une masse.
130. Por .j. peu ne. Voy. 109, note. — Brisse. Voy. 3, note.
94 CHHESTOMATHIE DE L'aNCIEN FRANÇAIS
Vai s'en li petis 1ère, s'en maine le destrier.
Li chevaus nel connut, en grant vieuté le tient ;
Petit le voit, ne l'a guère prisiet :
Il joint les .ij. orelles, si rejeté des pies,
140 Hauche devant le destre et Galopin retiert :
Cheû l'a fait a tère, mais ne l'a pas bleciet.
Galopins fu legiers, si resailli en pies,
Neporquant si l'ataint par desous le braier :
Par le mien ensiant, se bien le consivièst,
113 .Ta mais li petis 1ère n'enblast le boin destrier.
Prist un baston d'une ausne, si repaire au corsier,
Par les co.stés c'ot gros .xl. cos l'en tiert,
Tout le fait coi ester : ne se meut li destriers,
Se li tranble li cors con feulle de lorier.
150 « Certes, » dist Galopins, « justiche a boin mestier.
Ne vous movés : ja folie feriès ; (v° col. 1)
Si m'ait Dieus de gloire, bien tost le comperiés. »
Puis a pris une corde, el colli a lachiet,
En sus de lui le maine, que durement le crient.
155 Jusqu'au tréf l'amiral ne se vaut atai'gier :
Il le trove dormant en son pavellon cier :
Delès lui peut s'espèe al poing d'orentailliè.
Quant Galopins le voit, s'en fu joians et liés.
Andeus ses mains en tendi vers le ciel :
100 Haï ! père de gloire, tu soies grasiès ! »
Puis a passé les aiguës et les viviers....
Enfres(s;i en la cambre pointurée a or mier,
Ou Elles se dort. Ains qu'il fu esvelliès,
Li fu près li chevaus que tant a covoitié ;
1G5 Et (juant le voit Elles, joians en fu et liés,
Andeus ses mains en a tendues vers le ciel :
« Haï ! père de gloire, tu soies grasïés ! »
1.38. Vers dccasyllaLe. Cf. 159 et 101 et voy. 8, note.
1.00. Justiche a buin mestier (sous-entenJu ici), c'est justice. Mestier a encore ici le seiia
iinc-ien qu'il doit à son prototype latin rninislerium : « utilité, besoin. »
102. Comperiés (pour comi erriez, forme syncopée qui se rencontre à coté de compur-
ricz), 2' p'.TSonne plur. conditionnel de comparer, payer.
1')4. En sus de lui, en le tenant à distance. — Que. Voy. IC, note.
l.j!t. Vers décasyllaLe. Cf. IGfJ, où la transformation en vers de douzesyllaLes a t'u lieu.
11)2. Enfressi, pour enfresi, enfreci ienfre = infra et l'adverbe ci). Il y a eu de bonne
heure confusion entre ci et si (= sic) dans les expressions composées deci, enfreci, par
suite de l'emploi de si (avec le futur) au sens de «jusqu'à ce que». — Pointurée pour
pcitUurée = ' piucluralam pour jticturatam (réaction de peindre =pingere).
RAOUL DE CAMBRAI 95
XllI. IIAOUL DE CAMBPiAI '.
I.
BEKXIEli VIENT PROPOSER LA PAIX A RAOUL , MAIS SON 0X(::LE
GUERRI FAIT ROMPRE LES POURPARLERS
CXI. Raous parole, q'il ne s'en pot tenir : (/" o j c^)
« Cuivers bastars, je ne t'en quiér mentir,
A mon quartier te eovient revenir.
As escuiers te eovient revertir :
5 De si haut home ne pues si vil veïr. »
Berniers l'oï. del sens quida issir. {/« oOj
GXII. « Sire R., » ce dist l'enfes Bernier,
« Laissiés estei' le plait de vo quartier.
Le vostre boivre ne le vostre mangier,
10 Se Dex m'ait, nen ai je gaires chiér :
N'em mengeroie por les menbres tranchier,
Ne je ne vuel folie commencier.
Cèle parole dant Gerart le Poibier
Q'il vos conta en vostre tré plai^nier,
15 Li fil Herbert m'ont fait ci envoler.
■ Raoul de Cambiai, publié par MM. Paul Meyer et Loagnon pour la Société des anciens
textes français, Paris, 1883, v. 22-54-2320 et 5-38^5473. — Le poème anonyme de. Raoul de
Cambrai, rimé dans sa première partie (laquelle date de la lin du xii« siècle et n'est qu'un
remaniement d'un poème assonance primitif), est assonance dans la seconde, qui est un
peu postérieure, d'un ton très dilTérent et de valeur bien inférieure, n est écrit dans le dia-
lecte dtr nord de la Champagne. C'est l'une des plus intéi-essautes parmi les chansons
de geste qui racontent les luttes des grandes familles féodales entre elles ou contre le
roi. (Voy. Tableau, p. xi et xu). Dans la Ire partie, qui est historique, Raoul, fils de la
sœur de Louis d'Outremer, dispute aux quatre fils d'Herbert, comte de Vermandois, leur
héritage, pour se dédommager de la perte de sa terre de Cambrai que le roi a donnée à
Gibouin le Manceau, et meurt à Origny de la main du bâtard Bernier, sou ancien écuyer
et ami, petit-fils d'Herbert, par son père Ybert de Ribemont. .Son neveu materne), Gau-
tier, pour le venger, lutte deux fois en combat singulier contre Bernier et finit par se ré-
concilier avec lui. La 2« partie du poème n'est qu'un roman d'aventures.
I. — 1. Q' 1= que), car. — 3. Te eovient, il te faut.
4. As escuiers revertir, redevenir écuyer.
•5. JJe si haut home (que tu étais). — Si vil (que tu es). Vil, dans une situation infé-
rieure.— Veïr (^ veeir : ei devenu i), forme picarde (cf.vi», note 1, v. 4). De même dans
/irlé x, 10, arire x, 3-5, ie est devenu i, ce qui prouverait que, dans les deux diphtongues,
la voix appuyait à l'origine sur Vi (et, ie) et que l'une était ascendante et l'autre des-
cendante. Pour ie prononcé ie, voy. L. Havet, Romania, VI, 321.
7. Uenfes Bernier, le jeune Bernier. — 8. Vo. Voy. VIU, i, 94, note.
13. JJant Gerart, [de] sire Gérart.
1-5. Li fil Herbert. Les fils d'Herbert, comte de Vermandois, et parmi eux, son père,
Ybert- de Ribemont, auprès de qui il s'était réfagié. — M'ont fait envoler, pour m'ont
96 CHRESTOMATHIE DE l'aNCIEN FRANÇAIS
Vos tenront il, sel volez otroier.
p]n droit de moi nel volroie empirier.
Ma mère arcistes en Origni mostier.
Et moi fesistes la teste peçoier.
'20 Droit m'en offristes, ce ne puis je noier.
Por l'amendise poi avoir maint destrier :
Ofert m'en furent .c. bon cheval corcier,
Et .c. mulet et .c. palefroi chiér,
Et .G. espées et .c. hauberc doblier,
25 Et .G. escu et .c. elme a or miér.
Goureciés ère quant vi mon sanc raier,
Si ne le vous ne prendre n'otroier ;
A mes amis m'en alai conseiller.
Or le me loent li nobile guerier,
30 Se or le m'ofre's], ja refuser nel qiér,
Et pardonrai trestot, par saint Richier,
Mais que mes oncles puisse a toi apaier. »
GXIII. Li quens R. la parole entendi :
Ou voit Bernier, si l'apela : « Ami,
35 Si m'ait Diex, grant amistié a ci ;
Et par Celui qi les paines soufri,
Ja vo concel n'en seront mesoï. »
Desq'a son oncle a son oire acoilli ;
Ou q'il le voit, par le bras l'a saisi,
40 P]t la parole li conta et gehi,
Et Tamendise de B. autresi;
Tout li conta, n'i a de mot menti :
« Fai le, biaus oncles, por amor Dieu te pri,
Acordon nos, si soions bon ami. »
45 Guerris l'entent, fièrement respondi :
« Vos me clamastes coart et resorti !
La sèle est mise sor Fauvel l'arabi ;
envoie. Cf. XIII, II, 22, et voy. au Glossaire, s. v. faire. Ce vers constitue uue espèce de
parenthèse très hardie, car ciile parole dépend de lenront. On jiourrait, à la rigueur, ad-
mettre une forte ellipse après envoier (pour vous dire fjue), mais l'inversion du sujet il
montre que l'auteur n'a pas perdu de vue le régime direct qu'il a placé en tête de la
phrase.
18. En Origni mostier, dans le couvent d'Origny. Raoul avait, en effet, brûlé dans ce
couvent Mersens, la mère de Bernier, avec ses compagnes, d'oii la brouille avec Bernier.
i'J. Peçoier. Voy. au Glossaire, s. v. faire.
27. Vous, je voulus. L'/ de vols (= * volsi pour voluij s'est vocalisée.
2;). yobile. Voy. la note à xi, 7.
32. Mais que, jiourvu que. — Mes oncles. Sans doute un des fils d'Herbert.
:JS. Son iitifl,'. (iuerri-le-Sor d'Arras.
RAOUL DE c;ambrai 97
N'i monteriés por l'onnor de Ponti,
Por q'alissiés en estor esLaudi.
50 Fuies vos eut a Cambrai, je vos di;
Li fil Herbert sont tuit mi anemi;
Ne lor faut guerre, de ma part les desfi ! »
Dist Berneçons : « Damerdieu en merci :
Sire R., je voi cest plait feni
55 Por .j. mesfait dont m'avez mal bailli.
De ci qe la vos avoie servi,
Vos le m'aveiz vilainement meri :
Ma-mére arcistes el mostier d'Origni,
Et moi meïsmes feristes autreci,
60 Si qe li sans vermaus en respandi. »
Il prent .iij. pox de Termin qu'ot vesti,
Parmi les mailles de l'auberc esclarci
Enver]s] Pi. les geta et jali;
Puis li â dit : « Vassal, je vos desfi !
65 Ne dites mie je vos aie traï. »
Dient François : « Torneiz vos ent de ci : /o 37
Vos avés bien vo mesaige forni. »
II.
LES BARONS SE RÉCGN'CILIENT ET s'UNISSENT CONTRE LE ROI
GCXLII. Grans fu la cors sus el palais plaingnier.
Entre Archambaut et Ybert au vis lier,
Le sor Guerri et le cortois Gautier,
48. Por l'onnor de Ponti, quand vous me donneriez le fief du Ponthieu. On trouve plus
souvent Pontiu. Ponti s'explique par Pontis, cas sujet de Pontif, autre forme dérivée
de Pontivum et qui se trouve aussi dans ce poème. Cf. antif \v, 13.5, et anli xxx, 93.
tâ. Alissiés (et. XIV, 117). Les formes analogiques -issions -issie:, aux première et
deuxième pers. du plur. de l'imparfait du subj. de la première conjugaison sont encore
admises parles grammairiens de la fin du xvi» siècle.
50. Je vos di, vous dis-je.
52. ye lor faut guerre, la guerre ne leur manquera pas (litt^ : ne leur manque ])as).
1\ se charge de la leur faire, sans le secours de Raoul, si celui-ci est trop lâche pour
venir avec lui.
57. Areiz (cf. torneiz GC). Forme étymologique ^= habetis : ê latin donne réguliè-
rement ei, devenu oik la fin du xne siècle. Les formes en -ez sont analogiques et em-
pruntées à la 1" conjugaison.
<>1. Pox (qu'il faut lire pous, voy. x, 7, note) est à poil ce que peus [rns. B) est à
peil (cf. \i', 73.80). Il y a eu développement parallèle et différent suivant ies dialectes.
Cf. consoil xjv, 134, etc., à côté de conseil. — 65. Ne dites mie je, sous-ent. que.
n. La scène se passe à Paris et se termine par l'incendie de cette ville à laquelle les
barons mettent le feu.
i sqq. Entre, etc. Voy. au Glossaire, s. v. entre.
CoxsT.^xs Chrestomathie. 7
98 CHRESTOMATHIE DE L' ANCIEN FRANÇAIS
Eniaut le conte de Doai le guerier,
5 Et Loëys et Willaiime et Bernier,
Trcstout li conte vont ensenil)le niengicr.
El roi de France nen ot qe courecler.
Les barons niandet q'a Ini végncLnjt plaidicr,
Et il si font, (['il ne l'osent laissier.
10 Dusq'el palais ne vorent atargier.
Li rois s'en va a .j. dois apnier,
Et apela Y. le fort gnerier.
« Y., » fait il, « niolt vos ai eu chier;
Après vo mort, par Dieu le droiturier.
15 Vnel Vermendois donner a .j. princier. »
Dist Y. : « Sire, ne fait a otroier ;
A Berneçon la donnai dès l'autr'ier. vo
— Gomment, diables! » dist li rois au vis lier,
« Doit donc bastars nule lionnor chalengier ? »
20 Y. respont, ou n'ot qe corecier :
« Drois emperéres, par Dieu le droiturier,
A grant tort faites vostre home laidengier.
Vostre liom estoie hui main a l'esclarier :
Le vostre hommaige avant porter ne quiér,
25 Se droit n'en faites par le gaige ploier.
— Voir, » dist li rois, « trop te soi losengier :
Ja de la terre n'avéras .j. denier ;
Je l'ai donnée Gilemer le Pohier. »
Dist Berniers : « Sire, assez \)oe/, plaidier,
30 Oue, par Celui qui tôt a a baillier,
Ja vos secors ne li ara mestier
Qe ne li face toz les menbres trenchier. »
p]t dist li rois : « ïais toi, glous, pautounier.
Cul vers bastars, viex tu a moi tencier?
35 TosFt] te feroie en .j. vil liu lancier. »
i. l{aiiiir<ichcz le yuerrier dé Ernaut.
7. Traduisez: « le roi du France ne juit s'en fâcher » (liU^ : en le roi do France il n'y
eut pas de quoi se fâcher). Cf. 20, on n'ol qe corecier, en quoi il n'y avait pas matière a
su fâcher, et de plus Léf/cnde de l'ilate (dans A. Graf, Roma nel medio evo), 291 .• Es Ro-
'inains n'ol que couroncier. Quant il oïrenl chou noncier et Légende de saint Fanuel
(dans Rev. des l. rom. XXVUI, 101), v. IGG: Lors n'i ot il que corocier, etc., ut voy. la
note à \lli, II, 35.
y. Q' (= que), car (cf. 58). — 17. A Berneçon, au jeune Bernier, son fils illégitime.
20. Voy. 7, note.
22. Faitei 'aideni/ior. Cf. XIII, i, 15 et voy. au Glossaire, s. v. faire.
25. Par le (/aye ploier. Au lieu de l'infinitif, on trouve aussi, dans certains cas, lo
gérondif. On ne devait plus fidélité au suzerain qui vous faisait une injure grave, à con-
dition du le délier et de renouveler ce défl trois fois, en cas de refu.s, dans l'espace de qua-
rante jours. Voyez le Roman de Tliebes, dans Constans, Légende d'Œdipe, p}». 221-2 et 30!).
32. Qe ne, de façon à empêcher que je ne.
RAOUL DE CAMBRAI
B. l'oï, le sens quida changier.
Par nialtalent traist l'espée d'acier ;
A vois escrie : « (Je faites vos, Gautier 1
Desor toz lioines nie devez vos aidier. »
iO Et dist Guerris : « Ne te doi fauvoier :
Ne te fauroie por l'or de Monpeslicr.
Gest coart roi doit on bien essillier,
Car ceste guère nos fist il coniniencier
Et mon neveu ocire et detrenchier. »
45 Oi dont veist ces espées saichier.
Le sor Guerri la soie paumoier,
Et les roiax frémir et goupillier !
Bien plus de .vij. en lisent baaillier.
Nés l'emperéres n"ot pas le cors entier,
50 Car Berneçons s'i ala acointier.
Parmi la cuisse li tist le branc glacier;
Si q'il le tist a terre trebuchier...
GGXLIII. Moût fu li rois dolans et abosmez,
Et Gautelès en est em pies levez :
55 « Drois emperéres, » dist il, « grant tort avez.
Je sui vos hom, faillir ne me devez. »
Et dist li rois : « Fel gioz, lai moi ester,
Qe, par Celui qi en crois fu penez,
Ghascuns en iért en fin deseritez. »
GO Dist Gautelès : « Qant vos me desfiez,
D'or en avant de mon cors vos gardez. »
As ostex est tantost .j . mes alez,
A vois escrie : « Franc chevalier, montez ;
No(s) signor sont eus el palais meslez ! »
65 Qant cil l'oirent, es les vos tos montez ;
En petit d'eure furent .m. adoubez;
Estes les vos vers le palais tornez.
99
GGXLIV. Grans fu la cors en la sale voltie.
30. Le sens quida changier, il crut perdre le sens. Cf. XUI, i, G, et xrv, 44.
38. Gautier, le neveu de Raoul, qui a fait la paix avec Bernier. C'est son grand-oncle,
Guerri-le-Sor d'Arras, oncle de Raoul, qui répond à sa place.
41. Por l'or de Monpeslier. Expression fréquente au moyen âge.
44. Mon neveu,. Raoul de Cambrai, mort à Origny. Cf. 71-76. — Le vers signifie, non
pas que le roi avait fait mettre à mort Raoul, mais qu'il avait été la cause de sa mort,
Dar ce qu'il lui avait enlevé son flef de Cambrai pour le donner au Manceau Gibouin.
54. Gautelès. Cas sujet de Gautelet, diminutif, le même que Gautier.
tu. De mon cors, de moi. Voy. la note à iv, OU.
6i. Meslez, au lieu de ineslé, pour la rime. Cf. ester UJ, qui n'est qu'une assoiianc*.
100 CHRESTOMATHIE DE l' ANCIEN FRANÇAIS
Guerris parole a la chiére hardie :
70 « Drois emperéres, drois est c'om le vos die,
Iceste guère mut par vostre folie.
Raoul donnastes autrui terre eni Laillie;
Vos li jurastes devant la baronie
Ne li fauriez tant com fussiés en vie ;
75 Asez sét on qex fu la garantie :
Soz Origni fu mors lez l'abeïe.
Mais, par Celui oui touz li mondes prie,
Encor n'en est vostre grans os banie. »
Et dist li rois : « Fel viex, Dex te maldie !
80 Gomment q'il praigne, d'Aras n'arez vos mie
Dedens .j. mois en iért l'onnors saisie.
Se vos i truis, par Dieu le lil Marie,
A la grant porte, tex en est l'establie,
La vos pendrai voiant ma baronnie. »
85 Oit le Guerris, maintenant le deslie :
« Or vos gardés de m'espée fôrbie !
Berneçons, frère, or ai mestier d'aïe. »
Et dist Berniers a la chiére hardie :
« Ne vos faurai ja jor de compaignie. »
90 E vous la cors a grant mal départie.
XIV. AMI ET AMILE *
Or fu Amis touz seuls en l'abitacle,
Tous corresouz et dolanz et malades,
Nus hom qui soit por voir ne l'i regarde.
Girars ses fiz s'en donne souvent garde :
G9. Rapprochez a la chiére hardie de Guerris.
72. Raoul, à Raoul. — 74. -Ye li fauriez. Sous-entendez que.
78. En. à ce sujet, dans ce but.
84. Voiant ma baronnie. Voy. vi>, 144, note.
87. Frère. Terme d'amitié.
90. E vous, voilà. — A yrant mal, d'une façon très fâcheuse.
* Amis et Amiles und Jourdains de Blaives, zwei altfranz. Heldenrjedichte des ker-
lint/ischen .'iugenhrcises, herausyegcbcn von Konrad Hufmann, 2= édition, Erlantjen,
1S82, V. 2227-2370. — Poème en assonances, anonyme, du xiii» siècle, appartenant au
cycle adventice (Voy. Tableau, p. xiii). Ami et Amile sont au moyen âge les types du
dévouement à l'amitié poussé jusqu'au sacrilice. Ami, (jui ressemble étonnamment à
Amile, se substitue à lui pour combattre le traître Hardre, qui l'a accusé d'avoir séduit
la lille du roi, et celui-ci à son tour immole ses deux enfants, pour guérir avec leur sang
Ami, qui est devenu lépreux.
Ami, devenu lépreux, est rélégué hors de la ville par sa femme Lubias ; dévouement
du jeune Girart pour son père.
1
AMI ET AMILE 101
5 N'ot que .vij. ans, moult ot petit d'eaige,
Et nonporquant s'ot il tant de coraige
Qu'il prent le pain, quant il puet. sor la table,
Porte son père la fors en l'abitacle.
Voit le sa mère, si le chose et menace,
10 Qu'encontre terre et a poins et a paumes
Le batra tant que i parront les traces :
« Fiz a mezel, a delgiet et a ladre,
Ja n'ièrt uns jors que por lui ne voz bâte.
•Ta ne verrez un mois après la Pasque,
15 Que sor le col te métrai tel parrastre,
S'il ne te tue, il fera trop que lasches,
Por l'ammor de ton père. »
L'anfes Girars parmi la sale fuit,
Sor une table an monta en pies sus :
20 « Or m'escoutez, li viel et li chenu !
Mou(l)t a ma mère le mien père souduit,
Que ses malaiges ne fust awan setiz,
Se Dieus m'ait, se sa laingue ne fust.
Fil a putain, fel, traiter, parjur,
25 Qui consentistez qu'elle m'ait si batu. »
Devant lui garde, si a choisi un fust :
A son pooir le leva a mont suz.
Parmi les chiés en a iiij. feruz.
En fuies tornent li viel et li chenu.
30 Dist l'uns a l'autre : « Cil s'est aperceiiz.
Dex le garisse, li père(s) de lassuz !
Par lui ravronz nos terres. »
L'anfes Girars avale les degrez ;
En la cuisine en est mou(l)t tost alez.
35 Un poon treuve rosti et empevrè ;
Ou voit le queu, si l'en a apellé :
s. Porte son père, [et le] porte [à] son père. Voy. ix, 79, note.
9. Menace que le batra. Le futur avec que se rencontre assez souvent.
14-15. Verrez ... que... te. Le mélange du singulier et du pluriel à la deuxième per-
sonne, assez fréquent dans les propositions coordonnées, est naturellement beaucoup
plus rare dans deux propositions subordonnées l'une à l'autre.
22. Que, car. Cf. 43.
2.5. Consentistez (cf. 108, etc.). Le z est ici purement graphique et n'empêche pas e de
rester demi-muet.
2(J. Choisi, vu. — 30. S'est aperceiiz. s'est reconnu, a pris conscience de sa valeur.
30. L'en a apellé. En apeller qv.elqu'un, au sens de appeler à soi, se trouve souvent
four apeler (cf. 88. 129). En s'explique par le déplacement qui est la conséquence de
appel. Cf. V, II, 40, et vu, 43, où en est encore moins significatif.
10"i CHREsTOMATHlE DE LANCIEN FUANr.AIS
« Fiz a putain, fel, lechérres prouvez,
Tost avez or le mien père oublié.
Il ne menja dès lundi au disner,
-40 Et juesdis est : trop li est demoré.
Alez i tost, cest jioon li portez. »
Et cil respont : « De folie parlez,
Que vostre inére m'avroit sempres tué. »
Girars Tentent, del sens cuide desver;
h') Devant lui garde, si a un pél trouvé;
Fiért le glouton la ou fu anclinez ;
Merveilloz cop li a tantost donné
Tout droiternent entrel front et le nez.
Que la cervelle fist el foier voler.
50 Puis si a dit : « Lecliiérres, ci estez!
Si fait mestier voz voil je bien monstrer. »
Li .ij. le voient, s'en sont espoanté ;
Girart apellent: « Frans danimoisiax nienbrez.
Noz i ironz, se voz le conmandez. »
.55 Et dist Girars : « Or avez bien parlé. »
En la cuisine s'en sont tuit troi entré,
De la vitaille sont chargié et torse,
A l'ospital vont Ami resgarder ;
L'éve li donnent et si l'ont fait laver.
00 Girars li taille li dammoisiax membrcz :
« Meuglez, biax père, moudit voz ai demoré.
Se Dex m'ait qui en crois fu penez,
Je ne poi ainz venir ne retorner. »
Girars li conte li dammoisiaus scnez
65 Comment sa mère l'a el palais mené.
Li cuens l'entent, si commence a plorer.
Girars li baise et la bouche et le nés.
« Fiz, » dist li cuens, « ensus de moi estez,
Que cist malaiges dont je sui enconbrez
70 Est si del monde et dou siècle en vilté.
Nus ne m'encontre qui de mère soit nés
Ne s'en destort, qu'il ne m'ose alener. »
Et dist li anfes : « De folie parlez.
La vostre chars ne m'iért ja en vilté,
75 Ansoiz m'est douce et mou(l)t bonne et soëz ;
44. Dfl sens cuide desver. Cf. XHI, i. G et XIII, ii, ■%, et voy. an Cilossairo, s, v. desver.
.52. Li .ij., deux de ceux qui étaient là. Cf. vi«, 4'), et voy. la note. — 6" (= sa = sic), et.
70. JJel monde el dou siècle, de la part du monde et du .siècle (du commun des hommes)
71-2. Sous-entendez que devant nus et devant ne s'en destort. — En, de moi (passage
de la première à la troisième personne). — Qu'il, parce qu'il.
AMI ET AMILE 103
Et par l'apostie cui Diex donna bon gré.
Se voz en voi ne fuir ne aler,
G'irai o voz, se je m'en pnis torner :
Pins loial home de moi n'i trouverez.
80 Do la vitaille, don pain querrai por Dé :
Volentiers le feroie. »
« Fiz, g'en irai ; mais or ne sai quant e'iért.
Voz remanrez, si serez chevaliers ;
Si garderez vos honors et vos fiez. »
85 Va s'en Girars, quant ses père ot mengié.
La maie mère le menace et sel fiért
Encontre terre et as poinz et as pies.
Elle en apelle douz barons chevaliers,
Par droite force le fait panre et Hier :
90 Desoz la tor l'ont mis en un celier.
Or croist au conte et painne ot encombrier
De faim morir, qu'il u'avra (|ue mengier,
Se Dammeldex n'en panse.
Un diemence que il fu esclairié,
95 Lubias s'a et vestu et chaucié ;
Elle en apelle douz de ses chevaliers,
Messe et matinnes va oïr au monstier.
Par defors Blaivies, au monstier S. Michiel.
Devant li vait uns jouglérs de Poitiers,
100 Qui li vielle d'ammors et d'ammistié :
S'el le creûst, moult feïst a prisier.
Li cuens malades les a oï noisier;
Enmi la voie a rencontre lor vient :
Ne puet ester, a la terre s'assiét.
105 Quant il les vit envers lui aprochier,
A un baston s'est li cuens apuiez :
A son pooir conmensa a huchier :
« Lubias damme, faitez pais, si m'oiez :
Quant fors de Blaivies me feïstez gietiev.
7(j. Bon yré (= gradum), un rang supérieur (saint Pierre), ou peut-être (^ gratum) :
bonne amitié (saint .Jean le Bien-Aimé).
78. M'en torner, m'échapper d'ici.
S2. De faim m., pour de m. de f. La suppression de l'une des deux prépositions a été
amenée par l'inversion. — Qu'il n'avra que mengier, car il n'aura pas de quoi manger.
93. JS'en panse, ne s'en préoccupe, n'y pourvoit.
100. Qui li vielle d'ammors, qui lui chante, en s'accompagnant de la viole, des chan-
sons d'amour Ide = au sujet de).
109. Gietier. Le premier i indique ou bien la prononciation chuintante du g, ou bien
l'hésitation du scribe entre geter et gîter.
10 i CHRESTOMATHIE DE l' ANCIEN FRANÇAIS
110 Se Dex m'ait, en couvent m'aviiez
De la vitaille avroie volontiers ;
Or miiert de faim vostre las proiivendiers,
Or ai disètez, se Dex me puist aidier.
Avrai je. damme, anquenuit dou relief
11') Qui c'hiét a terre desoz entre vos pies?
.la le menjuent bracliet et leverier :
Miex voz venist que le m'envoïssiez,
Que voz folie ne mal en feïssiez. »
La fausse l'oit, maintenant respondié :
120 « Sire malades, trop poez anuier :
Tost avez ores aprins a porchacier.
Quant je voz liz fors de Blaivies gietier,
Disoient moi serjant et chevalier
Que morriez tost, gaires ne viveriez;
105 Or voz voi ci sain et sauf et haitié.
•la Deu ne place, qui tout a a jugier,
Que vous soiez passé(z) un mois entiej' :
Trop en sui anuiïe. »
Elle en apelle chevaliers et borjois :
ir;0 « Baron, » dist elle, « por Deu conseilliez moi :
Icist malades m'ocirra, se lui loist.
Il voldroit or, par la foi que voz doi,
Que touz li mous fust meziauz avec soi. »
Uns chevaliers la traist a un consoil :
18.J Dex le maudie, qui haut siét et loing voit!
« Damme, » dist il, « entendez ça a moi :
Je voz dirai, s'il voz plaist, bon consoil.
Faitez crier le ban : que nus ne soit,
Ne uns ne autres, chevaliers ne borjois,
140 Qni voist Ami resgarder mais des mois,
Ne qui li doinst de quoi il vive un soir.
Tost i morra, par la foi que voz doi. »
Et dist la fausse : « Ci a mou(l)t bon consoil. »
110. En courent m'aviiez ... avroie, vous m'aviez promis? [que] j'aurais.
lin. Lei-erier, pour lévrier. Cf. viveriez 124. L'e est euphonique et sert à faciliter la
prononciation de Yr après le v.
117. Envolssiez, T^onv envoiisaiez . Cf. XUI, i, 43 et voy. la note.
Hi). Ri'si^ondié. Cf. V, u, 76, et voy. la note.
ia8. Anuiie, pour anuiiée. Le picard contracte régulièrement ie en i dans les finales
en -tVe.
V'A. La Iraista un consoil, la tire à part pour délibérer. — Consoil. Voy. XUI, i, 01, note.
141. Un soir, pour un jour, sans doute à cause de la rime.
CHANSON DE JERUSALEM OU d'aNTIOCHE 105
XV. RICHARD-LE-PÈLERIN ET GRAIXDOR DE DOUAI
CHANSON DE JERUSALEM OU D ANTIOCHE
DECOUVERTE DE LA LANCE DONT FUT PERCE LE FLANC DU CHRIST
« Seigneur, » ce lor dist Piéres, « un petit m'entendes :
Anchois que par vous fust prise ceste cités,
Me dormoie en mon lit la fors enmi ces prés;
Devant moi vint uns homs qui mou(l)t ot grans beautés,
5 Et fu en droit bauptème sains Andrex apellés.
Cil me dist : « Biaus amis, envers moi entendes.
La dedens Antioche, quant vous i enterrés.
Droit au mostier saint Pierre qui du ciel tent les clés,
Bien près de la masiére, a destre, si foués :
10 La troverés la lance de quoi Diex fu navrés,
Quant il fu en la crois traveilliés et penés. »
■ Quant il ot ensi dit, lors si fu esconsés.
El demain par matin, quant je me fui levés.
La Chanson d'Atitioche, composée aa commencement du xu^ siècle par le pèlerin Ri-
chard, renouvelée sous le règne de Philippe-Auguste par Graindor de Douai, publiée
pour la jiremière fois par Paulin Paris. Paris, Techener, 1848, t. II, p. 289 sqq. — La
Chanson de Jcrusalem, dans P. Meyer, Recueil, p. 2G5-G et 270-1. — Les vers que nous
donnons sous le n» I, et qui doivent précéder dans l'ordre régulier du récit, appartien-
nent au remaniement de Graindor de Douai ; ceux qui sont sous le n» II, à la partie
primitive de l'œuvre, attribuée par Paulin Paris à Richard-le-Pèlerin. Nous empruntons
le texte du remaniement à Paulin Paris, celui de la 1« rédaction à M. P. Meyer. — La
Chanson de Jérusalem est un poème historique, qui raconte la première croisade : ce n'est
point une simple chronique rimée, mais un véritable poème, oii l'on sent parfois un
certain souffle épique, surtout dans la partie la plus ancienne (n» II), qui est écrite en
assonances et date du commencement du xu» siècle. — Richard assistait au siège d'An-
tioche en 1097, à la suite du duc de Flandre ; il était sans doute d'origine picarde.
Graindor, de Douai, vivait un siècle après lui.
I. 1. Piéres. Suivant le chroniqueur latin Tudebode, c'était un simple pèlerin nommé
Pierre Barlholomée ; mais il semble bien que dans la Chanson, ce soit Pierre l'Ermite.
Les doutes survenus plus tard sur l'authenticité de la lance ne sont probablement pas
étrangers à ces efforts pour désintéresser de cette triste affaire le promoteur de la première
croisade [P. Paris].
4. Ot, avait.
5. Bauptème. La voyelle labiale m s'est développée grâce à l'influence du p, qui sans
doute ne se prononçait pas. La forme ordinaire est batesme.
7. Enterres. Yoj. x, 2, note.
9. Si résume les compléments circonstanciels qui précèdent.
10 ; CHRESTOMATHIF DE l'aNCIKN FUANÇAIS
Ciiidai ce fust fantosmes. Longement est aies :
15 Aiuiit, en ceste nuit, est a moi retoniés,
Si m'a mostré le leu ou vous le trouvères.
Venés i, se vous plaist, or endroit le verres.
Mais sains Andrex me dist, ja mar le mescreés :
Que cliascuns de vous soit vraiement confessés;
20 Se vous faites bataille, ou vous la porterés
A Damedieu loenge, la bataille vaintrés.
Se vous ce que je di un seul mot mescreés,
Sos ciel nen a juise n'en soit par moi portés,
Soit en aiguë ou en fu, com vous esguardercs. »
25 — Amis, » ce dist li vesques, « Diex en soit aourés ! »
Pierres s'en vait devant et li vesques delcs ;
Après, Tautrcs barnages, dont il i ot assés.
Tôt ainsi com si Piéres i ciist esté nés,
Les a menés au leu et si lor a mostrés :
r*>0 « Seigneur, » ce lor dist Piéres, « ici endroit foés :
S'èle n'est ci trovée, ens en un fu m'ardés. »
Douze ovriers i ont mis aus bons pics acérés ;
Endroit hore de vespres fu li escrins trovés,
Ou la lance gisoit dont vous oï avés.
•V) Ouant traite fu de terre, granz joi en fu menés,
Riche service en fist li poples ordenés.
II
MORT DE L'ÉVftQUE DU PU Y — LE nLERC QUI AVAIT FAIT
DÉCOUVRIR LA LANCE SACRÉE SUBIT l'ÉRREUVE DU FEU
Le cité ont rendue le conte Buiemont.
Il va ens el castel qui fu en son le mont,
14. Longement eut alt^s, il est resté longtemps sans revenir, ou plut')t(en corrij^'oant est
aie et en le considérant coinnie4mpersonnel) : il s'est écoulé un long intervalle. Cf. 29.
i'>. Anuit, en cesie nuit, montre bien que anuil. par un ouMi complet de l'étymo-
loj,'ie, ne siunirto plus pour l'auteur que « aujourd'hui ».
15. Mnis, si ce n'est que, seulement, mais (sens restrictif, un des sens actuels). Cf.
mais que xxv, 141.
a:i. Ju se (cf. XV, II, 00), épreuve judiciaire. Voy. la note à XXITI, i, 78. — Kn, h ce
sujet, pour prouver la vérité de ce que j'avance.
24. Ksguarderés, serez d'avis.
27. L'àiitres bariuiges {litti : le reste des barons), les barons. Pierre et l'évéque sont
mis au nombre des barons.
2!). Mdsirés. Faute contre la déclinaison amenée par la rime. Cf. 14.
II. — 1. Le conle, au conte. Voy. ix, 7!(, note.
('.HANSON DE JÉRUSALEM OU d'aNTIOCHE 107
Puis a le tor saisie, s'i a mis garnison.
A joie se déduisent li gent Nostre Segnor.
5 Après cèle leèce orent moût grant tristor,
Car l'euvesques del Pui' ne vit mais .xv. jors :
Devenus est malades, au cuer est angoissos.
Devant soi a mandé les nobiles barons :
Adan le fil Michiel, Tangré et Buiemont,
10 Et le conte Normant et Robert le P'rison,
Et le duc Godefroi qui cuer ot de lion,
Le conte de Saint Gille atot ses compaignons.
Et dant Huon le Maine frère au roi Phelipon.
Plus tost qu'il onques pot les a mis a raison :
15 « Oiez, ])on crestiién, franc chevalier baron,
De par .Thesu de glore vos fac anontion :
Se n'estiés mais .c. des fils Nostre Segnor.
Prendriés .Therusalem a joie et a baudor.
Or est venus li termes que nos départirons,
30 Et fois et caritès si remaigne entre vos ! »
Il a levé sa main, si les a segniés tos;
L'arme s'en est alée et li cors remést sols ;
Li ângele l'emportèrent a grant procession.
Aine por roi ne por conte, por fil d'empereor.
25 Ne fu tels li services com al vesque ot le jor
De moines et de prestres et d'aliès qui i sont ;
Et ont lites les saumes del sautier environ,
Et faites lor proiéres et dites orisons.
Et commandèrent l'arme del nobile baron.
30 De le presse qu'il tirent li suaires desront :
4. Li gent Nostre Segnor, les Chrétiens.
G. ye vit mais .xv. jors, n'est pas vivant plus de quinze jours encore. C'est ainsi qu'il
faut traduire, quoique le changement de temps soit un peu dur. Vit est. non pas virlit,
mais vtvit. Cf. XV, ii, 69. — L'évèque en question se nommait Aimer ou Airnar : ce fut
i'un des premiers et des plus illustres croisés.
8. Nohiles (cf. 29 et US). Voy. XIII, i, 29, note.
13. i)a)îî (= dominum) est "refait sur le cas sujet dan:, où le z provient de rnn (nn)
-\- s. Cf. tirant. Huon le Maine, Hugues le Grand, frère du roi de France, Philippe I",
un des plus vaillants parmi les croisés.
IC. Traduisez : « au nom de Jésus, je vous annonce un événement glorieux ». — Fac.
Voy. xvm, 26, note.
23. Angele, dissyllabe. Cf. àpostele 70, et voy. V, i, 20, note.
26. De moines, etc.. à cause des moines, etc.
27. Lites (cf. faites ei dites 28) s'accorde avec son régime saumes, bien qu'il soit placé
après, ce dont on trouve d'assez nombreux exemples. La forme lit (= ' lieit = lectum)
est étymologique. — Saumes est du féminin, comme tous les substantifs formés du plu-
riel neutre latin, dont la désinence a été confondue avec celle de la première déclinaison
{arme, feuille, etc.). — 28. Orisons. Voy. lxix, 30, note.
29. Ciimmandrrent, recommandèrent (à Dieu dans leurs prières).
30. Le. L'article normal fémiuin en picard est li au cas sujet singulier (cf. 50), le au
cas régime, comme au masculin, au lieu de la sujet et régime. Li a été amené jiar la né-
cessité de compléter l'analogie : on disait d'abord le au sujet et au régime.
108 CHRESTOMATHIE DE l'aNCIEN FRANÇAIS
Les piés li vont baisier li pèlerin baron.
Moult fil rice l'ofrande c'om i dona le jor,
Por çoii qu'il sévent bien qu'il ert snintimes hom ;
Si a bien maintenu l'ost Deu Nostre Segnor;
o5 Aine tant coin il vesqui n'i orent se bien non.
Or prions Daniedeu, par son saintisnie nom,
K'il maintiégne tos cels qui lui vengier iront.
Le saint evesque en portent li gent qui Deu servirent,
Et clerc et moine et prestre illuec se revestirent..
'iO A crois, a tilatires, a estavels de cire,
Les encensiers aportent. si vont le messe dire
Ens el mostier saint Piére, qui estoit en la vile ;
Al cor del mestre autel l'euvesque i enfoirent,
En meisme le fosse u li lance fu prise,
45 Dont Damedex fu mors quant il sofri martire.
Tôt li baron de l'ost en parolent ensanl)le ;
Si tiénent .j. concilie par nom de penitance;
Dient as pèlerins qu'il aportent le laigne;
Si feront faire .j. fu por esprover le lance;
50 Li clers i enterra, qui list la connisçance.
Le haire avoit vestue, si tint le sainte lance,
Et dist une parole au barnage de France,
De par Nostre Seignor, que bien pot on entandre :
« Seignor, tant croi en Deu et sa disne poissance
55 Que j'enterrai el fu et porterai la lanche. »
Dont le mostra au pople, en la flanbe se lance.
Li auquant vont el bos por aporter le laigne ;
Espines por ardoir aiinérent ensanble ;
32 sqq. Trait Je in(£urs )neii curii^ux et qui prouve on faveur tic l'époque où se place
l'action et aussi de l'auteur (cf. vu, 35). Ce ne furent pas toujours les clercs les plus re-
pommandables, mais bien les plus habilc.=;, qui s'enrichirent le plus. Voyez le Roman
(le la Rose (Chrest., XLIV, ii), etc.
33. Saintimes (superlatif organique de saint), pour saintismes (cf. 30), semble prouver
que \'s devant une consonne ne se prononçait déjà plus.
3l>-7. Ces vers prouvent qu'à la date du po?me, on n'avait pas encore renoncé
aux croisades, et, d'autre part, que le royaume de Palestine n'existait déjà plus.
40. A crois, avec accompafrneraent de croix. — 44. Li. Voy. 30, note.
47. Concilie (cf. 01), assemblée. Mot savant (cf. conseil). — Par nom de penitance, pour
régler la pénitence (à faire par le clerc, pour avoir douté de la réalité de la vision).
oO. Enterra, Voy. x, 2, note. — Connis;a>ice, découverte.
53. Que, de sorte que. — oi. Disne. Cf. cisne, cygne.
55. Lanche, picard pour lance. Voy. x, 22 et 47, notes.
.57-60. Ces quatre vers reviennent sur les faits qui ont précédé le fait principal énoncé
au v. .56 : répétition épique. U en est de même des vers Gl-67, qui constituent une seconde
r 'pétition.
ROMAN DE TROIE
Puis i ont mis le feu. s'est issue li flanbe ;
60 En mi font une voie et li sains cleis i entre.
109
Tôt li baron de l'ost en tiénent .j. concile
Qu'esproveront le lance dont mors fu Nostre Sire;
Car mont i ot de cels qui ne le croient mie.
Et clerc et moine et prestre illuec se revestirent ;
65 Beneissent le fu dont fais fu li juïse.
Et prient Damedeu. le Hl sainte Marie,
Se li clercs a bon droit, qu'en cel fu ne périsse.
Oiez. franc crestién, del vaillant clerc nobile :
Ne vivra mais .v. jors en après cest juïse.
70 Sains Andrius li apôsteles li ot raison aprise ;
Nus pies fu et en langes, s'ot le haire vestie.
Et tint le sainte lance, si ne s"esmaia mie;
Puis entra ens el fu volant la baronie.
Dex fu ensanble o lui et en se compaignie,
75 Que se cars ne fu arse ne se haire blemie.
François le voient outre, forment s'en esbaudirent;
11 li keurent encontre : Dex ! si mal le baillirent !
Les cevels li desronpent et ses dras li descirent ;
Des vestemens qu'il porte voelent faire reliques.
80 Li dus Rainais l'en porte et li quens de Saint Gille.
XVL BENOIT DE SAINTE-MAURE
ROMAN DE TROIE
Qui qu'eûst joie ne leece,
Troïlus ot ire et tristece :
Ço est por la fille Calcas,
Car il ne l'amot mie a gas.
Tôt son cuer aveit en li mis.
Tant par ert de s'amor espris
63. Croient. Passage brusque du parfait aoristique au présent historique.
69. -Ye vivra mais .v. jors. Voy. 6, note.
70. Andrius. En picard, iu correspond régulièrement à ieu français de toute prove-
nance (IHii, liu, giu, etc. = Dieu, lieu, jeu, etc.), et à il : geatiu, fiu, etc.
73. Valant la baronie. Cf. XIII, u, 84, et voy. la note à via, 144.
80. Le pri?tre sortit pourtant les jamljes toutes brûlées, parce que, ditRaimond d'Agiles
(historien latin de la première croisade, celui qui portait la sainte lance dans les com-
bats), il avait d'abord refusé de croire au caractère divin de la vision dont saint André
l'avait honoré. A peine sorti des flammes, il fut entouré par les spectateurs, et d'abord
par les Provençaux ; il mourut quelques jours après, victime peut-être de la fraude de
ses compatriotes [P. Paris].
* Notre texte est un essai de reconstitution critique d'après tous les manuscrits (Voy.
aux Variantes). Cf. Benoît de Sainte-More et le Roman de Troie, ou les Métamorphoses
nu
CHRESTOMATHIE DE L ANCIEN FRANÇAIS
Qu'il u'entoudeit se a li non.
El li ravèit de sei fait don,
Et di' son cors et de s'amor :
lu Ç,o sévent bien tuit li plusor.
Quant dit li fu et sot de voir
Que par force et pAv estoveir
L'en covcneit eu l'ost aler,
N'i aveit rien de plus ester,
15 Moût ot grant duel, moût ot grant
[ire ;
Des ueuz plore, del cuer sospire :
« Lasse! » fait el, « quai destinée.
Quant la vile dont jo sui née
M'estuet guerpir en tel manière !
•^ A une assez vil chamberiére
Sereit il d'estreen ost grant honte.
N'i conois rei ne duc ne conte
Que ja lionor ne bien m'i face.
Or niuilleront lairmes ma face
'■iô Cliascun jor mais, senz aleiance.
Ha! Troïlus, quale atendance
Ai faite en vos, beaus douz amis !
Ja mais nul jor que seiez vis
N'os amera rien plus de mei.
3<J Moût a mal fait Prianz, par fei,
Qui de sa vile m'en enveie.
Ja Deu ne place que je seie
Vive de ci a l'anuitant !
La mort vueil et quiér et demant. »
35 La nuit jut o li Troïlus,
Qu'iriez est si qu'il ne puet plus.
Del conforter n'i a neient:
Cliascuns d'eus plore tendrement.
Car bien sévent que l'endemain
40 S'eslongeront, si sont certain
N'avront plus aise ne leisor
De faire aseml)k'ment d'anior.
Tant corn lorleist,(|u'ii eu ont aise.
Vos di que li uns l'autn; baise;
40 Mais la dolor qu'ai cuer lor toche
Lor fait venir p;irmi la l)0che
Les lairmes qu'il lor chietdes ucuz.
Entr' eus n'a ire ne orgueuz,
Defension ne descordance.
50 En grant dolor et en pesance
Les ont cil mis qui ço lor font :
Ja Deus joie ne lor en dont!
Le pechie deit espeneïr.
Qui dous amanz fait départir,
55 Issi corne li Grezeis tirent,
Qui puis griéfment l'espeneirent.
Troïlus les haeit davant,
Puis lor mostra et fist semblant
Qu'il li aveient fait tîil chose
60 Dont li membra puis a grant pose :
Ainz ne s'en sorent si guarder
Qu'il ne lor feïst comparer.
Tote nuit ont enseml)le esté.
Mais moût lor a petit duré.
05 Assez fu griés li departirs :
Geté i ot plainz et sospirs.
A l'endemain, quant vint al jor,
Fist la pucèle son ator :
Ses chiérs aveirs fist enmaler
d'Homère et de l'épopée gréco-laline au moyen âge, par Joly, Paris, Vieweg, 1871, t. I,
V. 13235-13430 (l'édition est la reproduction du ms. de la Bibliothèque nationale, fs. fr.
2181). — Briseïda, fille de Glialehas, quitte Troylus pour se rendre auprès de son père, au
camp des Grecs. — Benoit, né à Sainte-Maure, entre Tours et Gnàtellerault, dans le
premier tiers du xiic siècle, iirot('-f,'é du roi d'Angleterre Henri II, est un des plus féconds
rimeurs du njoyen âge. Avant d'écrire le Roman de Troie, il avait composé une longue
Chronique riinée des Ducs de Normandie (Chrest., LVII, ii). Il n'est pas, comme on l'a
cru jusqu'ici, l'auteur du Roman d'Eneas, ni du Roman de Tliébes {Chrest., xvn). Voy.
Tableau, p. xxi. Ses ouvrages, comme ceux de Wace, qui est son aîné d'une trentaine
d'années, sont très régulièrement rimes en vers de huit syllabes à rimes plates. On voit
que c'était des clercs et que leurs ouvrages étaient destinés à être lus, car les jongleurs
continuèrent à composer en assonances des chansons de geste pendant une grande partie
du xin« siècle.
8. El li raveit fait, elle lui avait fait de son côté. Voy. ravoir, au Glossaire.
13. I/en, ])0ur li (lui) en. Endoit être rapproché de aler.
14. Traduisez : o qu'il n'y avait pas moyen de rester davantage ».
23. Que, [tel] que. Peut-être aussi est-ce le pronom relatif sujet, ce dont on trouve des
exemples. Cf. 30; xvui, 122. 124. etc.
26-7. Quale atendance ai faite, quelle confiance j'ai mise I
2W. De mei, que moi. Cf. de cel 80, etc.
37. Traduisez : « ce n'est jias le moment de se consoler ». — N'avront. Sous-ent. que.
52. Traduisez : « jiuisse Dieu ne pas leur permettre de s'en réjouir, puissent-ils n'avoir
pas à s'en réjouir » !
02. Lor, [le] leur. Voy. 90, note. — 66. Gelé i ot, on y jeta (litt* : il [y] eut jeté).
ROMAN DE TROIE
111
70 Et sa robe tote torser;
Son cors vesti et atorna
Dus plus chiérs guarnemenz
[qu'ele a.
D'un drap de seie a or brosdé,
A chiéres pierres bien ovré,
lo Ot un bliaut forré d'ermine
Si lonc que par terre traîne,
Trop fu riches et avenanz
Et a son cors si l)ien seanz
•Ju'ol mont n'a rien, s'ella vestist,
8U Plus bel de cel li avenist.
Eu Inde la superior,
Firent un drap enchanteor
Par uigromance et par merveille :
N'est pas la rose si vermeille
85 Ne si blanche la flor de lis
Gom le jor est, cinc feiz o sis.
Le jor est bien de set colors,
Si n'a soz ciel bestes ne tlors
Dont l'on n'i veie portraitures,
90 Formes, semblances et figures ;
Tozjorzest freis, tozjorz estbeaus :
De cel drap fu faiz li manteaus.
Un sage poète indien
Qui o Calcas le troïen
95 Ot esté lentement apris
Li enveia de son pais.
One nus nel vit n eûst merveille
Qui est qui tal chose apareille,
Car a si faite uevre bastir
10(J Covient grant sen et grant arvir.
Del mantel fu la pêne chiére,
Tote entérine et tote entière :
N'i ot ne pièce ne costure.
Ço trovent clerc en escriture,
105 Que bestes a vers Oriant,
Celé de treis auz est moût grant,
L'on les claime Dindialos :
Moût vaut la peaus et plus li os.
One Deus ne tist celé color
110 En teint, en herbe ne en ilor.
Dont la peaus ne seit colorée.
Gent sauvage d'une contrée
Qui Genocefali ont non,
Lait sont et d'esti-ange façon,
115 Cil les prenent, mais c'est a tart.
Et si vos dirai par quai art.
La ou il sont, a grant arson,
N'i a ne ombre ne buisson;
Mais li monstre, li aversier
120 Prenent les rains del balsamier.
Lor cors ou cuevrent et lor braz :
N'i font pièges ne autres laz;
Et la beste, que n'est pas sage,
Vient a la feuille et a l'ombrage;
lij Ne sèt sa mort ne son encombre :
Broste, puis si s'endort en l'ombre.
Cil la tue, qui maintes feiz
En est jusqu'à la mort destreiz :
D'ar.son esteint et de chalor.
130 II n'i vont mie chascunjor.
De celé beste fu la pane :
Basmes, encens ne tubiane
N'uelent si bon corne el faiseit:
Tôt le drap del mantel covreit ;
185 Deugièe est plus que nus hermine.
L'orle n'ert pas de sebelines.
Qui d'une beste de grant pris :
Dedeuz le flun de Paradis
Sont et conversent, ço sét l'on,
140 Se ço est voir que nos lison.
D'inde et de jaune sont gotèes ;
Trop sereient chiér acliatées,
Quis trovereit, mais, par ma fei.
Si com jo cuit et com jo crei,
145 N'en furent onques prises dis :
N'est nule beste de lor i^ris.
De dons rtibis sont li tassel :
Onques si riche ne si bel
Ne furent veû n'esguardé.
150 Quant son cors ot gent atorué,
Congié a pris de mainte gent.
Qui de li furent moût dolent.
84-6. C'est-à-dire que ce drap était, pendant le jour, cinq ou sis fois plus vermeil que
la rose.
90. i», pour le li, le lui. Le plus souvent, lorsqu'on devrait employer avec le même verbe
le pronom de la troisième personne comme régime direct et comme régime indirect au
datif, on supprime le régime direct. Cf. 02: xxiy, 211, etc.
100. Ce vers constitue une parenthèse. Cf. 114.
114. Encore une parentlièse ; d'ailleurs, le pluriel, employé par syllepse à cause du
collectif yent, persiste au vers suivant, et le verhe prend un nouveau sujet cil, ce qui
est un véritable pléonasme.
117. A grant arson, il y a, il fait des chaleurs torrides.
137. Qui (sous-entendu esteil), lequel était, ijuisqu'il était.
X'i'-i. Sont (sous-entendu ces bestes), pluriel amené par l'idée de l'espèce contenue dans
le V. 137.
143. Quis (= qui les} trovereit, si l'on eu trouvait.
112
CHRESTOMATHIE DE L AXCIEX FRANÇAIS
Les pucèles et la reine
Ont grant pitié de la meschine,
1Ô5 Et mont en plorc dame Heleine ;
Et celc, que n'est vilaine
Se part d'eles o plors o criz,
Car mont par est sis cuers niarriz :
Rien ne la veit pitié n'en ait.
ltj<j Un palefrei li ont fors trait :
Onques pucèle a nés un jor
Ne chevaucha, ço cuit, meillor.
Li conveis fu des fiz le rei :
O li s'en issent plus de trei.
HJô Troïlus a sa rêne prise,
Qui moût l'ama d'estrauge guise:
Mais ço faudra dès or remaiut,
Por quei chascuns sospire et plaint.
Mais se la danzèle est iriée,
170 Par tens reserra apaiée ;
Son duel avra tost oblié
Et son corage si mué
Que poi li iért de ceus de Troie.
S'ele a or duel, el ravra joie
175 De tal qui onc ne la vil jor :
Tost i avra torné s'amor,
Tost en serra reconfortée.
Femne n'iért ja trop esgarée :
Por ço qu'elc truist ou choisir,
180 Poi durent puis li suen sospir.
A femne dure dueus petit,
A l'un ueil ploro, a 1 autre rit ;
Moût nuient tost li lor corage,
As.sez est foie la plus sage.
185 Quant qu'ele a en set anz amé
Pia ele en un jor oblié :
Onc nule nen sot duel aveir.
Moût lor pért bien de lor .saveir :
Ja n'avra tant nul jor mesfait
190 Chose ne rien que tant seit lait,
Ço li est vis, qui que les voie.
Que ja nus blasmer ne l'en doie :
Ja jor ne cuideront mesfaire,
Des folies est ço la maire :
195 Qui s'i atent ne qui s'i creit
Sei meïsme vent et deceit.
XVII. ROMAN DE THÈBES
D'Amphiaras dire vos dei
Gom se contint en cel tornei.
En un curre ert Amphiaras.
Qui fu faiz outre Saint Thomas :
I.jO. Que n'est pas vilaine, qui sait vivre (formule).
1.30. Rien, pour nus (nul). — Pitié n'en ait, sans qu'il en ait iiitié, qui n'en ait pitié.
Dans des phrases semblables, la conjonction que est le plus souvent supprimée.
KJO. Fors trait, sorti (de l'écurie).
10-3. Fu des /iz le rei, fut composé des fils du roi.
1(k>-C. Troitus... qui. La proposition relative se place souvent après la proposition
I>riijcipale, lorsqu'elles ont le même sujet logique.
107. Ço faudra... remaint, il faudra [qu'elle] reste.
108. Chascuns, chacun (des deux).
170. Reserra, sera de nouveau.
173. Poi li iért de, elle fera peu de cas de.
179. TruiH. Présent du subjonctif formé sur le présent de l'indicatif, qui lui-même a
emprunté la forme de puis. Cf. CTuisse x.lv, 13(i, forme postérieure refaite sur la prcmièi*e
personne.
181. Petit, peu, peu de temps.
18^. A l'un ueil; d'un œil^avec un œil). On disait avec l'article l'un, opposé à l'autre,
même lorsqu'il était accompagné d'un substantif.
183. Muent, changent (au sens neutre). — Corage, sentiments (suj. pluriel). Cf. 172.
180. Ra ele, elle a de nouveau. Cf. 174.
l!:».î. Qui s'i atent, celui qui comjite sur elles. — Pour la sévérité du jugement porté
sur les femmes, cf. notre n» xi.m et par contre notre n» l.
* Le Romande TTiebes appartient, commcle Romande Troie, an cycle de l'antiquité (Voy.
Tableau, p. xxn), mais n'est point, comme on l'a cru, du même auteur. Il a été composé
ROMAN DE THÈBES 113
5 Vulcans le fist par grant porpeiis (4715)
Et a lui faire mist graiit tens.
Par estuide et par grant conseil,
I mist la lune et le "soleil,
Et tresgeta le firmament
lu Par art" et par enchantement. (4720j
Nuef espères par ordre i fist :
En la maior les signes mist ;
Es autres set, que sont menors,
Fist les planètes et les cors ;
15 La nuefme assist en mé le monde : (4725)
Ço est la terre et mer parfonde.
En terre peinst homes et bestes,
En mer peissons, venz et tempestes.
Qui de fisique sot entendre,
20 Es peintures pot moût aprendre. (47o0)
Li jaiant sont en l'autre pan,
Tuit plein d'orgueil et de boban :
Les deus vuelent déshériter
Et par force del ciel geter.
25 A poier sus ont fait eschale : (4735)
One hon qui vive ne vit taie,
au plus tard en 1170, et dans le Sud-Ouest du domaine de la langue d'oïl, non loin de la
Loire, puis remanié d'abord dans l'Ue de France ou la Champagne, puis en Picardie ou
en Flandre, et enfin en Angleterre. — Notre extrait est emprunte à l'édition critique pré-
parée par nous pour la Société des anciens textes français et qui va paraître incessam-
ment.
I. Amphiaras (= Amphiaraus;, indéclir^ble. Le même texte donne Amphiai-eiis (de
quatre syllabes) assuré par la rime Greus (Grecs) et qui fait au cas régime Amphiareu.
Il arrive d'ailleurs souvent que les noms propres empruntés a l'antiquité gardent in-
tacte la désinence grecque ou latine. Cf. yeyus, Seyum, Tholomeus, Tltolomeum, (xvm
et xrx) et Plielipon XV, u, 13.
II. Espères. Ce mot, inconnu aux scribes des manuscrits A B C, a été diversement dé-
naturé par eux.
13. Que (ci. 56. 57. 71. etc.). Nom. sing. et plur. féminin : forme primitive, qui a été de
bonne heure supplantée par la forme analogique qui.
14. Les cors, les corps célestes.
lô. yuefme, vient non de la forme contractée nànum, mais du latin populaire ' nom-
mum, analogue à septimum, decimum.
lli. La terre et mer. Nous avons déjà dit que l'article déterminatif pouvait se suppri-
mer dans un grand nombre de cas. La suppression est parfaitement justifiée ici parle
caractère général des mots terre et mer ; la mesure du vers a seule déterminé la diflé-
rence de traitement. Vov. Tobler, Zeitschrift fur rorn. Philologie, XDJ, 194 sqq.
22. Tuit. Voy. m, 108, et via, H3, notes.
25. A poier, pour monter. Cette ieçon ressort clairement de ceUe du plus ancien ma-
nuscrit, D (apoientj, altérée dans A P (apoié ont), combinée avec celle de B C lau mon-
ter). Ces derniers manuscrits, ne connaissant plus le vieux mot poier (d'oii appuyer),
l'ont remplacé par monter, tout en conservant la tournure, qui est essentiellement fran-
çaise. — Remarquez la dilïérence du traitement de ô -|- i suivant qu'il est tonique (pué
27, puee/î^ 29) ou antétonique (^oter). Notre texte traite d'une façon particulière à la
région de l'Ouest o -|- i latin, qui devient ué (et non ui, issu de uei), et ë -f- i latin, qui
devient é (et non t, issu de iei). Cf. ivuére 61, trifuére 62, mé 15, dez 88, etc.
CoN'STANS. Chrestomathie. 8
114 CHIIESTOMATHIE DE L'aNCIEN FRANÇAIS
Car un pué ont sor autre mis,
Plus de set en i ont assis,
Et i)ucent sus por les deus prendre,
30 Se d'eus ne se pueent défendre. (4740)
Jupiter est de l'autre part,
Une foildre tient et un dart;
Mars et Pallas sont en après :
Cil dui sostiénent tôt le fais ;
85 Tuit li autre qui el ciel régnent (4745)
Isnèlement lor armes prenent :
Cel d'eus n'i a qui quierge essone,
Tuit se combatent par le trône.
Et a pierres et a esmaus
40 P'u faiz deriére li frontaus, (4750)
Et enlevées les set arz :
Gramaire i est peinte o ses parz,
Dialetique o argumenz
Et Rhétorique o jugemenz;
45 L'abaque tient Arinietique, (4755)
Par la game chante musique ;
Peint i est Diatessaron,
Diapenté, Diapiison;
Une verge ot Géométrie,
50 Un astrelabe Astronomie : (47C0)
L'une en terre met sa mesure,
L'autre es esteiles a sa cure.
El curre ot moût sotil entaille :
Bien fu ovrez, onc n'i ot faille.
55 Une image i ot tresgetee, (4765)
Que vait cornant a la menée;
Une autre, que toz tens frestèle
Plus clér que rote ne vïèle.
27. Auhe, un autre.
35-0. Rvgnent: prcnenl. Rime qu'on rencontre partout (cf. règne: feme) et qui mon-
tre que ron prononçait rénenl, rêne, ou à peu près. Cf. signet, qu'on prononce sinet.
37. Cel d'eus n'i a, il n'y en a pas un. Pour cel indéterminé, cf. 88 et voy. cel, au Glossaire.
39. A pierres, avec des pierres précieuses.
41. Art était des deux genres : masculin à cause de sa terminaison, féminin à cause de
l'étyuiologie.
45. L'abaque. Symbole ordinaire de l'arithmétique. C'est un régime direct, comme
verge 49, et astrelabe 50.
47-8. Cf. la Bataille des sept arts, d'Henri d'Andeli ^'milieu du xiii<: siècle), éd. Héron :
Li dou: Ion diatesalon, Diapanle, diapason,, Sont hurlées de divers gerbes, Par quar-
reures et par trebles.
51. Traduisez: « l'une s'occupe delà mesure de la terre ».
54. Onc n'i ot faille, il n'y avait absolument pas de défaut. Le sens de onc est ici mo-
difié : il indique l'indétermination dans l'espace.
ROMAN DE THÈBES 115
L'uevre del curre o la matére
GO Vaut bien Thèbes o tôt reinpére : (i770j
Car li pan sont d'or lin trifuére
Et li timon de blanc ivnére ;
Les roes sont de crisopase,
Golor ont de fou qui embrase.
65 Le curre traient quatre azeivre : (4775)
L'esclot n'en puet bon aperceivre
En sablon ne en terre mole,
Car plus tost vont qu'oiseaus qui vole.
Amphiaras point et s'eslaisse
70 La ou il vit la maior presse ; (4780)
L'espee trait que fu forine,
Del bien ferir pas ne s'oblie :
Por douer granz cous maintenant
Sont tuit li autre a lui pendant.
75 Moût trencba bien le jor s'espee, (4785)
A cens dedenz fu moût privée :
One l'espee al duc Godefrei
Ne mist les Turs en tal esfrei,
Ne tant genz cous ne fist Turpins
80 En Espagne sor Sarrazins, (4790)
Com fist l'arcevesques le jor
Sor cens de Thèbes en Testor.
Moût fut bien apareilliez d'armes,
Des meillors que l'on fait a Parmes :
85 Al col ot un escu vermeil, (4795)
Qui moût reluist contre soleil ;
Bocles d'or i ot plus de set :
N'i a celé ou dez mars n'en ait;
Ses haubers fu forz et legiers
59-60. Matére : empére. Les mots en -eria, -erium (d'ailleurs à demi savants) ont
donné, suivant les dialectes : -eire, -iére, -ère, ire. Cf. 25, note. — O, avec (de apud).
OC. Esclot, trace du sabot. Cf., dans les patois du Midi, esclop, escluop, sahot de bois.
73. Por doner, pour ce qui est de donner.
74. Traduisez : « tous les autres dépendent de lui (lui sont inférieurs) ».
70. Traduisez: «elle fut très familière (elle fit ample connaissance) avec ceux du dedans »
(les assiégés). — Ceus dedenz. cens defors (avec ellipse de de). Expressions fréquentes,
surtout dans le Roraan de Troie et le Roman de Thèbes, pour désigner les assiégés et
les assiégeants.
79-80. La comparaison d'Amphiaraûs avec Turpin, fameux dans la léo;ende de Roland,
s'imposait ici. Celle avec Godefroy montre que le souvenir de la première croisade était
encore bien vivant.
81. L'arcevesques. L'élisiou facultative de l'article au sujet sing. se rencontre déjà dans
le Roland (Voy. V, i, 55).
88. Traduisez : « il n'y en a pas une oii il n'y en ait (d'or) dix marcs. »
116 CHRESÏOMATHIE DE l' ANCIEN FRANÇAIS
90 Et plus luisanz que argenz miers : (4800)
Qui l'a vestu ne dote plaie.
A entreseign ot un danmaie.
Et soz son heaume un veloset
De seie blanche bien toset.
95 Li soleuz luist clér corne en mai, (4805)
El curre d'or lièrent li rai :
Hellambist en sus la montaigne
Et de desoz tote la plaigne.
Del curre et de ses guarnemenz
100 S'esbahissent tuit cil dedenz; (4810)
Cil dedenz s'esbahissent tuit,
Li plus hardiz avant li fuit,
Car cuident que seit aucuns deus
Qui se combate por les Greus.
105 Amphiaras sot bien par sort (4815)
Qu'a icel jor recevreit mort;
Par augure sot li guerriers
Que ço esteit sis jorz deriers:
Pues que certainement le sot,
110 Empleia le com il mieuz pot. (4820)
De cens dedenz fait grant martire,
Ne vieil ne juefne n'en remire;
Quant que il en trueve en sa veie
En enfer avant sei en veie.
115 Grant perte i refont cil defors (4825)
De lor chevaus et de lor cors.
Mais a neient le tenissant,
Se il lui sol ne perdissant.
Moût en furent desconseillié :
120 De ço se sont esmerveillié (48o0)
Que il mori en tal manière
Que sa mort fu horrible et fiére ;
Car al vespre, soentre none,
101. Genre de répétition très usité dans le Homan de Troie, et jjIus encore dans le
Roman de Tlièbes, et qui consiste à reprendre le vers précédent, en le renversant pour
changer la rime, et à le faire suivre d'un second vers qui ajoute quelque chose à l'idée.
102. Avant (adverbe), devant. — Li est un datif qui se rapporte à fuit.
103. Que seit aucuns, que ce soit quoiqu'un. Aucun a son sens étymologique.
109. Pues fjue le sot, comjne il le savait.
117. Tenissant, perdissant. Ces formes de 3" pers.duplur., accentuées sur la désinence
et dues à l'analogie des deux premières personnes, se n^ucontrent un ])eu jiartout en
ancien français (surtout à l'imi)arfait du subjonctif), mais plus souvent dans les textes
originaires de l'Ouest ou du .Sud-Ouest, région où elles se conservent encore.
118. Traduisez: «s'ils ne l'avaient perdu, lui. » C'est le seul homme dont ils regrettent
vivement la perte.
HISTOIRE DE JULES CÉSAR 117
La terre crolle et li ciens tone,
125 Et si corn Deiis l'ot destiné (1<S35)
Et cil l'ot dit et deviné,
Terre le sorbi senz enjan,
Com tist Abiron et Datan.
Gil qui celé merveille virent
130 S'espoentérent et foirent; (4840)
Moût foirent a grant desrei,
Car chascuns ot poor de sei *.
XVIII. JEHAN DE TUIM
HISTOIRE DE JULES CESAR
LI IXfl LIVRES DE LUGAN
Gâtons, ki moût estoit de grant cuer et ki moût amoit
a garder honnor ne desous autrui ne deignoit iestre, et
127. Sans enjan, sans tromperie [de ma part], c'est certain.
128. Fist remplace sorbi et se construit comme lui. On dirait aujourd'hui : « comme
elle fit de {on pour). »
132. I)e sei, pour soi (au sujet de soi).
' Voici coinment ce morceau est abrégé dans la plus ancienne rédaction
en prose du Roman de Thèbes (ms. B.N., fs. fr. 301; cf. Védition du
xvi« siècle, B.N., Y 3671 A et la réimpression de la collection Silvestre de
185S, f J. a.) :
Après ne demeura mye long temps que' ceulx de dehors et de dedens
s'entrearmérent pour combattre ensemble. Et en celle bataille fut Am-
phoras armé sitr un» riche destrier pour ayder a ceulz de Grèce. La ou
il estoit entré en la grant pi'esse, ouvrit la terre, si que Amphoras cheut
5 dedens et le cheval qui le portoit et de ceulx qui avecques lui estoient.
Après se, revint la terre ensemble comme devant, et Amphoras fut tre-
busché en enfer tout vif : ce fut pour la grant desloyaulté qu'il avoit
menée, car tous les jours de sa vie cuidoit les diables servir sans avoir sa
desserte.
5. Et de ceulx, et un certain nombre de ceux.
6. Revint ensemble, se referma (les deux bords s'étant rejoints).
Liliystorede Julius César, eine oAtfranzcesische Erzœhlung in Prosa l'on Jehan
de Tuim, zum erslen Mal herausgeyeben von F. Settegast. Halle, 1881, p. 141-148. (Cf.
le morceau suivant et Lucain, Pharsale, liv. IX, v. ôl-293j. — Jehan, avoué de Tuim
lis CHRESTOMATHIE DE l' ANCIEN FRANÇAIS
haoit si Chesar', pour le francisse des Koiiinains k'il voloit
abatre et abatoit a son pooir, t-bil assambla tous les bai'ons
5 de Rounie que il avoir pot poijr passer avoec lui eu Au-
frike, pour chou k'il voloit le tière teuir eucoutre Chesar a
son pooir. Quant il est apparelliés, il se met eu nier atout
mile nés et se part de Tille de Gorchyra et est tournés en-
viers Lil)e; et quand il est arrivés, si l'ait aaucrer ses nés,
10 puis issireut fors et se logiérent sour le marine ; mais n'i
orent gaires sejouruét, quand une nouvièle lor vint ki
mont lor anoia; car li baron ke Pompée avoit menés o lui
en Egypte et la néf qui portoit Corneliam, ki mont deme-
noit grand dol pour son seignour, venoient enviers Libe.
15 Gornelia venoit enviers Libe tant dolante et tant empirie
de dol que mais ne resaml)loit iestre feme, et moût de
fois estoit temtée et entesée de li ochire a ensient, se sa
gent ne la gardassent si priés; et nanpourquant il ne le
pooient achiesser de son doel, ains regrète tout adiès Pom-
20 pée et dist : « Ha! Pompée, com mar fustes, ki tant estiés
frans de cuer et gentius, sages et dons, biaus et courtois
et deboinères! En vos n'estoit riens ki a amender feïst,
car Nature vous avoit dounét biautét et sens et prouèche, et
Fortune honnor; mais Mesc(h)iés et Meseiirs vos ont tout
25 chou tolut que Nature et Fortune vous avoient dounét. Dont
je die pour voir ke li diu en font moût a blasmer, quant
(aujouririiiii Tliuiu, i)rovince du Hainaut, Belgique), né dans le ])romier tiers du
xm« siècle, n'est connu que par des pièces d'archives datées de ^277. Son histoire de Jules
César, en prose, contrairement à ce qui a lieu d'ordinaire, a été écrite, non pas d'après le
poème de Jacot de Forest (Voy. Chreatom., xix), mais directement d'après la Pharsale
de Lucain, qui a également servi de modèle à l'auteur du poème. L'histoire de .Fuies
César a été complétée par les deux auteurs à l'aide de la compilation intitulée : Les faits
des Romains, et q^uelqucfois : Le livre de César, qui date du milieu du xiii" siècle ; ils
l'ont ainsi menée jusqu'à la mort du dictateur. Le dialecte de .loan est naturellement le
wallon, qui diffère par quelques traits du picard pur — Deuil de Gornélie après la
mort de Pompée; Caton réchauffe le zèle de ses partisans.
' Ici l'éditeur écrit César avec le ms. qu'il suit ; de môme, ])Our les autres mots oli
c représente, dans les dialectes picard ou wallon, leison Ich, il écrit c ou ch, en suivant
toujours le ms. Nous employons, pour plus de clarté, le caractère ch {(ch), quelle que soit
l 'origine de ce son, au lieu de c, a qui nous conservons le son dur, même devant e et i.
2. Iestre. Le wallon rend par iè l'e entravé, c'est-à-dire suivi de plusieurs consonnes.
Cf. tière (= tierre) (i, etc.
3. Si, ainsi, pour cela. — II, César.
0. A son pooir, autant qu'il le pourrait. Cf. xix, 9, a toi son p.
11. Scjûurnél. Le/ final a persisté longtemps en picard et en wallon, après qu'il étiiit
tomlié dans les autres dialectes. Cf. dounrt, biautét Zi, etc., et voyez ii, '15 et iv, 1, noti's.
Ki. Mais nu, ne... plus. — 19. Tout adics, sans i-clâcln;.
21. Gentius. Cf. ô.j et voy. x, 7, note et XV, ii, 70, note.
2(j. J)ic tcï. i'-ii), forme dialectale pour di (beaucoup plus tard, par analogie de la
2« pcrs., dis). Die (cf. vie 49. 50, et amie 143j suppose dicio, avec durcissement de \'i, de-
venu yod, en gutturale, comme dans liera xxv, 9/. Aine xxv, 97, pour la même raison,
HISTOIRE DE JULES CÉSAR 119
il ont chou souffiert de vous; et nanporquant, chiertes, je
ne croi mie que il ait mais nul diu ou chiél ki i^ooir ait ne
ki puist guerredouner ne bien ne mal, ne qui chest siècle
30 puist gouvrener, anchois le laissent li diu aler waucrant.
Car jou voi cascun jour alever les mavès et amonter en
honneur et en seignourie, et eus douter et siervir, et se
revoi viex tenir les preudouines et les bons, qui voellent
vivre simplement et ovrer loiaument ; de cheus ne voi c'om
35 apiaut nul en unie honor, ains voi k'il sont tout adiés a
mesc(h)iéf et povre et besougnous et ensegnouriét par les
malvès. Chiertes, mont doit on tenir a grant mierveille,
quant on voit si le siècle bestourner, si comme d'essau-
chier les maus et d'abatre les biens. Lasse ! de chou ne se
40 doit nus plus plaindre de moy, quar li mavès (cui on en
puet bien par droit reter de trahison, s'il ièrt ki le feist)
m'ont fait tel damage ke ja mais ne poroit iestre rescous
ne recouvrés, ne jou ne croi mie, au mien avis, c'om peiist
trouver en tout che siècle .j. haut home par le quel Pompée
45 peiist iestre restorès : si n'est mie mierveille, se jou m'em
plaing et démente. Nés tant ne me vaut mie Fortune faire
de bien ke je peûsse iestre a son cors entièrer; car se jou
iestre i peûsse, plus em passasse souèf mon doel. Et non-
pourquant je vie orains a ne sai qui faire .j. feu por lui
50 ardoir; jou le vie sans faille, mai jou, lasse! n'i poi aller
por me gent, ki m'en destour] )oient a force. Ha! Mors,
puis k'il est ensi que tu m'as chelui tolut ki tant me soloit
amer et honnerer. pour quoi ne me veus tu ochire? Chiertes,
se tu me voloies ochire, jou ne querroie plus vivre apriès
55 lui, et bien seroit drois. Ha! Pompée, gentius hom, frans
cuers et deboinères et amiables et boins de toutes bontés.
doit être écrit avec une gutturale ; nous le croyons, en effet, dérivé de ' antlus, qui
peut difficilement, à cause de l'accent, être l'origine de ançois, comme le veut M. Fœrs-
ter (ançois = ante-ipsum). — Diu. Voy. XV, n, 70, note.
27. Souffiert, permis. — De vous, à votre égard.
30. Waucrant, gérondif. Aler suivi d'un gérondif, fréquent en ancien français pour
indiquer la continuité de l'action (cf. 91), n'est pas encore aujourd'hui entièrement
tombé en désuétude.
33. Et se revoi viex tenir, et je vois d'autre part tenir pour vils. — Se = si (lat. sic),
particule .souvent explétive, surtout avec et, ou servant de liaison comme le Se des Grecs.
34. Simplement, loyalement. Cf. par lor simpleté xix, 09.
35. Apiaut = apellet. Voy. x, 18, note.
3IJ. Enserpiouriét est une forme correcte, les diphtongues étant souvent remplacées n
l'atone par leur voyelle accentuée.
.39. Les biens, les bons, les honnêtes gens (cf. xix, 76).
40. Nés, pas môme. — Vaut, picard, pour voiU = voluit.
49. A ne sai qui, à je ne sais qui. Pour cet emploi de a, voy. xix, 72, note.
•'Jl. Por me gent, à cause de mes gens.
120 CHRESTOMATHIE DE l'aNCIEN FRANÇAIS
com mar fu vostre gens cors, vostre grans courtoisie,
vostre douçours et vostre deboineretés. ki perie est a tel
(loloiir! Ha! Mors, ore iés tu trop aniouse, quant tu ensi
00 oclîis les l)oins et si lais les mauves. Et quant tu bel baron
corne estoit Pompeûs as ochis, et en télé manière, chiertes,
tro}) fus vilaine et hardie. Et se tu ore apriès chèle grant
vilounie voloies faire une grant courtoisie, tu ochirroies
moi, si averoies moût bien esploitiét; car puis ke tu nos
65 .ij. cors as dessevrés, se m'ame pooit iestre a compagnie
a le soie, dont me semlileroit il ke jou fuisse de boine eure
née. Chiertes, si sera elle, car jou meïsmes m'ochirai, come
chèle ki ne puet mais viyre fors a anui. » Adont se pasma
jilusours fois, ne oncquesne cessa ke elle ne demenast son
70 (loi, dessi a tant ke sa nés fu arrivée en Lybe, droit al port
u Gâtons et si home estoient logièt.
Cornelia, qui Neyum le fill Pompée avoit o li et o les
l)arons roumains k'èle amenoit, est arrivée, si com vous
avés oït, droit au port u Gâtons estoit logiés, ki avoit o
75 li .j. des tins Pompée, qui avoit a non Pompée apriés le
sien père. Ghil estoit venus au rivage pour vëoir les nés
et pour savoir s'il oroit nouvièles de son père; et lors ke
il vit Neyum son frère en le néf, il li demande lues nou-
vièles de son père, avant k'il le saluast, et s'il vivoit.
Î-^O Et Xeyus li respont tout eni plorant et dolousant ke Pom-
l)eiis lor père estoit ochis, et ke li rois Tholomeûs l'avoit
fait ochire par traïson et la tieste tranc(hjier. et fu la tieste
ficie en son une hanste et présentée au roi Tholomée. « Et
li cose ki plus me griéve et tourmente, si est chou k'il fait
85 le tieste garder pour présenter Ghesar, quant il sera passés
en Egypte. Ha! las! ke peûst quidier ke si vaillans boni
et si puissans deûst morir par tel mésaventure! » Et quant
li jôvenes Pompée oï clies nouvièles, il en ot si grant dol
c'a poi que il ne c(h)eï pasmés.
90 Mont demainent li dni enfant grant dol pour la mort de
lor père et moût le vont plaignant et regretant. Endemen-
tres sont Roumain issut des nés; et quant Gâtons est venus
au port et il sèt que Pompeûs est mors, il en est si dolans
et trespensis; et quant trueve Gorneliani, ke encore dé-
co. Bel baron comme esloit P., un baron aussi beau que ri-tait P.
Wi. A le soie, avec la sienne. — Fuisse de boine eure née. Voy. vi'', 147, note.
67. Come chèle ki (cf. 100), au sens explicatif, comme en latin ul qui.
09. Ke elle ne deinenasl son dol, de se livrer à sa douleur.
80. Cliesar, à César. — 8(j. Ke peiist, qui eût pu V Ke est peut-être un neutre.
88. Joveiies, dissyllabe. Voy. m, 78, noto.
HISTOIRE DE JULES CÉSAR 121
95 menoit son dol, il l'a reconfortée a son pooir et le prent
entre ses bras et le porte fors de le néf. Dont s'espant la
nonvièle par tout l'ost Gaton que Pompeiis estoit mors ;
et ja soit il ensi que ne soit mie a coustume ke bases
gens mainent souvent dol pour gentil home, si l'ont il tout
100 plourét communément, et bas et haut, comme chelui ki
moût estoit amés de ses homes ; et moût fu regretés de
Caton meismes, qui dist ke moût estoit grans dolours de
le mort de Pompée, car moût avoit en lui eût bontét et
valour.
105 Ensi regretoit Gâtons et li peuples communément Pom-
pée. Et uns haus hom de Roume. ki Tharcons estoit apielés
et se tenoit a chelui point avoec Gaton, quant il sot les nou-
vièles de la mort Pompée, si dist k'il ne voloit plus aler
en ost avoec Gaton, ne plus ne voloit aidier le guerre a
110 maintenir, ains disoit bien oiant tous « ke cil seroient fol
ki plus maintenroient guerre encontre Ghesar, puis ke
Pompée estoit mors, que par l'asens dou commun peuple
' roumain estoit esleus a garder les Roumains et lor droi-
tures, et ke plus feroit grant sens cil ki dès ore mais se
115 tenroit a repos et a l'amour de Ghesar, que cil ki autre sei-
gnour querroit et sieuroit pour guerroier encontre lui.»
Que vaut chou ? Tant dist Tharcon'[s] et list par ses paroles
k'il mist les pluisours en volenté de retourner ariére en-
viers Roume, et mont looient son conseil tout li plui-
120 sour; et tant avoient ja esploitiét ke grans compagnie
estoient entré en lor nés et s'en dévoient aler, quant la
nonvièle en vint a Gaton, que lors vint a eus et lor dist :
« Avoi ! seignor, avés vous dont oubliées les grans
cruautés de Ghesar, ke par force veut Roume segnourir,
125 et abattre les franc(h)isses ke vous savés ki sont en le
chitét ? A chou ke vous monstres m'est il avis ke vous
amés miex a iestre sierf desous la seignourie Ghesar em
pais parmi vos rentes paians, ke vous soies franc et puis
soies en guerre. Ghiertes, moût vient de laske cuer et de
99. Souvent (ait pléonasme avec ne soit mie a coustume. — Tout, sujet pluriel picard,
pour tuit. — 102. Dolours, sujet de deuil.
107. Se tenoit a celui point avoec Caton, était à ce moment du parti de Caton.
109. La guerre a maintenir, à continuer la guerre (inversion).
113. A f/arder, pour garder.
121. Estoient entré. Le pluriel avec iin nom collectif était autrefois plus fréquent
qu'aujourd'hui.
123. Oubliées. Pour l'accord avec le complément qui suit, cf. 157 et voy. XV, ii, 27, note.
126. A chou que, d'après ce que.
128. Paiaws. Participe présent au sens passif. Cf. encore aujourd'hui : couleur vo;/ante.
musique chantante, etc.
122 CHRESTOMATHIE DE l' ANCIEN FRANÇAIS
130 fallit a celui ki laisse franc(h)isse pour iestre en siervage
a tous jours et en subjection de mauves seignour sans
pitié. C'-hiertes, vous n'avés mie mon corage ; car, se force
m'amenoit a chou k'il me couvenist tranc(li lisse ïaissiei' n
morir, tout errant je vos die ke jou m'ochiroie, avant ke
135 il me fust reprouvé que jou eusse laissié francise pour vie;
car cliil n'est mie frans de cuer ki plus aime le vie de son
cors ke franc(h)isse. Comment poriés vous sour vous souffrir
seignourie d'oume nul, ke tant soliés amer franc(h)isse ?
Clîiertes, bien vous pora Ghesar tenir pour fallit de cuer,
140 car vous a lui sériés sougit sans chou ke nule force ne vous
en fust fête. Et d'autre part, comment pores vous chelui
siervir par qui vostre père, vostre frère et vostre iill,
vostre parent et vostre amie sont mort es chans de Thc-
sale ! Au mains, se vous pour vostre francisse retenir
145 n'enprendés le guerre enviers Cliesar, si l'emprendés pour
vengier vos amis qu'il vous a ochis et fais ocliire. Et soit
cascuns ramembrans de prouèche et d'onnor pour entre-
prendre la guerre, car tout chil ki de chi partiront cnfuiant
mousteront apiertement par oevrc et par fait que il se-
150 rout falli de cuer et recréant, et a cheus doins je congiét,
pour chou ke lipreudhoume etli vaillant, quevolenté ont de
l)rouèche faire et de lor honnor maintenir, ne s'alentissent
par lor mauves consaus ne aperechissent ; car tout ensi
comme li ]»ieste mausaine entéche les autres par sa ma-
155 ladie, tout ausi uns mauves hom hounist une grant com-
pagnie de preudoumcs, quant il le croient. »
Quant Catons ot ensi inoustrée se volenté a cens ki viers
Rome voloient retourner et a tous coumunement, ausi
grant volenté comme il avoient devant d'aler, ausi graut
160 volenté ont il puis de demorer.
132. Mon corage, mes sentiments.
13f). Frans, noble». L'auteur joue sur les mots franc et franchise (liberté).
138. D'oitme nul, d'aucun liommc. — lie, [vous] qui. Pour he = ki, cf. 151, et au sing.
122. 124 (80 est peut-être diflérent).
139. Tenir pour fullil (au sujet pluriel). Tenir pour est considère comme équivalant
.à un verbe substantif. Cf. avoir nom et les verbes réfléchis.
140. Souf/it = subjectum (cf. sozr/it xix, 242). Kornie parfaitement régulière. Cf. loc-
tum = * lieit, d'oii leil (dialectal) et Ht. Sujet est a denii-savaut. — Sans chou ke, sans que.
143. Amie. Voy. 20, note. — 145. Si, dans ce cas.
148. En fuiant (cf. xix, 253). En est un adverbe et fuiant est un gérondif.
149. Mousteront pour mouslerront, métatlièsc de monstreronl. Voy. xii, 2, note. —
Seront. Nous dirions plutôt : sont.
151. Que. Voy. 138, note.
159. Ausi grant volenté comme. Pléonasme dû à l'inversion ; cependant on dit au-
jourd'hui avec une inversion semblable : autant... autant, sans exprimer r/MC (l'équiva-
lent actuel de comme A:u\ii les jjropositions comparatives d'égalité).
LE ROMAN DE JULES CÉSAli 123
XIX. JAGOT DE FOREST
LE ROMAN DE JULES CÉSAR
ChîitoiiSj qui nioiit vaillanz et de gmnt cuer estoit,
Et qui toz jorz garder sa frauchise voloit,
Ne desoz autri estre nulement ne deiguoit,
Et qui Gcsaire moût mesprisoit et haoit,
5 Por ce que la francliise des Romains aljessoit,
Toz les barons de Rome qu'il asembler pooit
Por passer vers Aufrique avec lui amassoit,
Que encontre Gesaire la terre detenroit,
Et a tôt son pooir vers lui guerre menroit;
10 Et por tant de l'avèr s'atornoit a esploit.
En Tille que a non Gorcire, a asemblez
Gâtons toz les barons q'avec lui a menez;
p]t quant il fu moût bien de nagier aprestez.
Lors a au vent ses voiles encontre mont levez,
15 S'est de Tille partiz atot .x™. nez.
Et si en est vers Libe a navie passez ;
Et quant en Libe vint, au port s'est aencrez.
Puis est 0 sa compaigne fors de ses nez alez,
Si est enz ou rivage logiez et arrestez, /" 00 r"
20 Tôt le port a porpVins par loges et par trez.
Gâtons, qui ou rivage de Libe s'arestoit,
Et qui en sa compaigne maint hait baron tenoit,
' Manuscrit de la Bibliothèque nationale, fs. fr. 1457, fo 98 vo-103 ro. — Cf. Jehan de
Tuira, Li Histoire de Julius César, dont le poème est souvent une traduction presque
littérale (Voy. ci-dessus, n» sviiii. — Poème en laisses monorimes, refait sur l'Histoire
de Jules César, en prose, de Jehan de Tuim, avec le poème de Lucain sous les yeux, par
Jacot de Forest, dont la langue dillère notablement de celle de Jehan et appartient au
dialecte de l'He-de-France. Quoique le grand vers de douze syllabes convienne ))ien à
une traduction de la Pharsale, l'excessive longueur des laisses et l'insullisance du
rimeur, qui abuse des incidentes, donnent à cette œuvre un peu de lourdeur et de mono-
tonie et la rendent inférieure à son modèle immédiat. Pour l'interprétation, il convient
de comparer continuellement avec notre n» xviii.
i. Chatons, Caton. Forme régulière en français, mais moins fréquente que la forme
Caton, calquée sur le latin. — 8. Que... detenroit, [espérant] qu'il occuperait, alin d'occ.
10. Pur tant, pour ce motif. — De l'avèr, de l'argent, d'argent.
11. A asemblez. Cf. xvni, 123 et 157, et voy. XV, n, 27, note.
12. Catons est le sujet de a asemblez.
15. S'est, et il est. — 20. Port, rivage autour du port.
21-4. Catons qui... mes... li vint une novéle. Anacoluthe violente : la phrase est intcr-
124 CHRESTOMATHIE DE l' ANCIEN FRANÇAIS
Mes ainçois que il gaires au port sejornez soit,
Li vint une novèle qu'il encor ne savoit,
25 Qui mont, quant il il'] oï conter, li anuioit,
Ouant li Ijaron de Rome que Pompeiis avoit
Vers Egipte menez, et la néf qui(l) portoit
Cornelian la dame, qui moût se deplaignoit
De la mort son seiguor et mont le regretoit,
30 Par haute mér fuiant nageoient a esploit
Et vers Libe en Aufrique s'en venoient tôt droit.
Gornelia, qui ert par duel moût mesmenée,
Et qui ert o les autres d'Egipte desevrée.
Et par mér en aloit fuiant sanz demorée,
35 Vers Libes"en venoit dolante et trespensée;
Mais moût estoit par duel empiriée et grevée,
Et par son grant torment ert souvent apensée
De lui ou cors ferir ou de dart ou d'espée,
Ou de son cors lancier enz en la mér salée ;
40 Si se fust mainte foiz a escient tuée,
Se sa gent ne l'eûst retenue et gardée,
Car èle a si grant duel et si est aïriée,
For la mort de celi qui tant l'avoit amée
Que unie riens ou mont n'avoit plus honorée,
45 Ele voudroit bien estre a mort mise et menée.
Gornelia de duel ne se puet acesser,
Ainz ne tine nule heure de Ponpé regreter
Et dit : « Ha! tant mar fustes. Pompée, gentis ber,
Frans de cuer et de cors et sages au parler, v^
50 Et doz par acointance et biax a regarder,
Cortois et debonères : en vous n'ot qu'esmieudrer,
Car biauté et savoir et proesce doner
Volt a voz cors Nature, et P'ortune honorer.
rompuo après le second vers et une seconde commence. H semble impossible d'admettre
le partage d'une phrase en deux laisses.
2-j. Aniiioit, pour anuia, à cause de la rime.
20. Quant. Il faut sans doute corriger que. Même en traduisant citant par « puisque »,
l'imparfait nageoient s'explique difficilement.
34. En aloit fuiant, fuyait. Cf. 104. 105, etc., et voy. xviil, 30, note.
4i. Avoit a pour sujet il (Pompée) sous-eiitendu, et lytte dépend de tant.
iï). Devant t-le voudroit, sous-entendoz (jue, et rapprochez ces mots des» aïriée 42.
47. Aine, mais. — Nule heure, à aucun moment. — 49. Au parler, en paroles.
51. En vous n'ai qu'es iideudrer, il n'y avait rien en vous à améliorer (qui laissât à
désirer.
;>3. A voz cors, périphrase pour a vous. Cf. 59, etc., et voy. iv, 66, note. — Voz, forme
abrégée de vostre, et naturellement invariable, sauf en picard. Voy. Xi, 73, noie. — Et
Fortune honorer sous-ent. vos volt ou volt voz cors.
i
i
i
LE ROMAX DE JULES CÉSAR 125
Et Bons Eûrs vos volt en haute honor monter;
55 Mes en la tin vous a fait du tôt agrever
jVlbschiés et Meseûrs et trop deshonorer;
S'en doit on moût les deus despris^i^er et blâmer,
De ce qu'il ont sofiert et laissié mesmener
Yoz cors si vilement, qui tant tist a loer
60 Et en qui en pooit tante bonté trover.
Certes, je cuit por voir et bien l'os afermer
Qu'il n'est mes enz ou ciel nul dieu qui puist régner,
Ne qui puist mal ou bien vengier ne mériter,
Ne qui veille cest siècle par reson gouverner,
65 Ainz le lessent du tôt contre droit bestorner.
Quand je voi en cest mont les malvès alever
En richèce, en honor, et servir et douter.
Et les bons, qui es maus ne se veulent meller.
Mes par lor simpleté veulent vivre et ouvrer.
70 Cels i voi vilz tenir, si que nus apeler
Nèsxeut ne avant trère n'a honor ajoster,
Si lor voi mescheoir et granz maus endurer,
Et les malvès sor els poesté démener.
Ne le doit on dont bien a merveille torner,
75 Quant on ce siècle voi^t^ a tel belloy torner,
Et les maus essaucier et les biens refuser?
Lasse! mes je me doi du tôt désespérer.
Car li malvès, cui on le doit bien reprover,
M'ont tel domage fait que ja mes recovrer /^ 100 ro
80 Ne porrai a nul jor, qu'en ne porroit trover
En tôt le remenant du mont, a^l] mien penser.
Haut baron- qui peiist Pompée restorer;
Si me doi bien de lui [et^ plaindre et dementer.
Car je ne poi nés estre a son cors enterrer.
5-'). Fait est au singulier, parce que Meschiés et Meseilrs sont synonymes.
57. S'en (= si en) doit on, on doit donc pour cela. — Cl. Os, j'ose.
64. Veille, veuille. — 08. Es maits, aux méchants. Cf. 76 et xviii, 39.
69. Par lor simpleté, avec loyauté. Cf. simplement xviii, 3i.
70. Cels. Pléonasme. — Apelèr, faire appel à.
72. Lor est ici employé à la fois comme régime indirect (datif) de l'impersonnel mes-
cheoir et comme sujet logique du verbe actif endurer accompagné d'un substantif ré-
gime. Ces deux emplois ont persisté {je leur ai vu nuire raechamment, je leur ai vu
endurer les plus grands froids sans se iplaindre) : mais, dans le premier cas, on évite
aujourd'hui, de peur de confusion, l'emploi d'un impersonnel ou d'un verbe actif em-
ployé sans sujet. D'ailleurs, si l'on réunissait les deux tournures, on devrait répéter le
pronom leur.
74. Boni, donc (cf. 92, etc.).
?ô. Quant on voit (cf. quant je voi 06, et de même aux vers 70 et 72, oùvoi dépend aussi
de quant). Anacoluthe.
76. Les biens. Cf. 68. 76 et xvm, 39. — 80. Qu'en, car on.
84. Nés, pas même.
l'26 CHRESTOMATHIE DE l'aXCIEN FRANÇAIS
85 Hé! lasse, plus soéf me fust, se je plorer
Peiisse delez lui, et ses plaies laver,
Et des lèrmes ausi de mes ielz arouser.
Et son cors en mes hraz tenir et acoler.
^ Mes orainz vi de loing ne sai qui enbraser
90* Le feu ou il son cors dut ardoir et ruer;
Je le vi, voire voir, mes je n'i poi aler.
Hé! ]\Iorz, car me vien dont tôt a bon droit tuer,
('ar après ce ne quiér plus vivre ne durer;
Quant celui ai perdu qui tant me seut amer,
95 Bien doit par droit ma vie et ma joie tiner. »
« Pompée, gentis bér, franche chose et amée.
Et sor tote autre rien en bonté eslevée.
Tant mar fu voz genz cors, voz semblance honorée,
Elt voz grant cortoisie et voz doce pensée,
100 Oui est a tel dolor de ce siècle passée!
Hé ! Morz, certes tu es envieuse provée.
Qui les vaillanz ocis toz jorz par ta posnée.
Si lesses les mauves avoir longue durée;
Mes, voir, or fus tu trop hardie et esfrontée,
105 Quant ])aron as ocis de si grant renomée.
Mes se tu or faisoies cortoisie loée,
(T)ocirroies mon cors sanz nule demorée,
Puis qu'entre noz .ij. cors as fait la desevrée,
Car se m'ame et la soe pooit estre ajostée,
110 Dont seroie en la fin du tout beneûrée;
Et si ert èle, voir, quant de dart ou d'espée
Me ferroie enz ou cors, qu'en fust ja desevrée
La vie qui i est trop loue tems demorée,
Que je vif sor anui, come dame esgarée
115 Qui de son bon seignor est remése essolée. »
Après ces moz, la dame s'est plusors foiz pâmée.
Ne de son duel mener n'est onques acessée.
De si que sa néf fu enz el port arestée
De LiJje, ou Gâtons ot sa gent assemblée.
120 Cornelia, qui moût par duel se dementoit,
Qui les barons romainz avec kii amenoit
102. Qui, toi qui. — 103. Si, et. — 109. Pooit. Le singulier est dû à l'idée de réciprocité.
112. Qu'en fust, de façon à ce que... en fût. L'imparfait du subjonctif est amené par le
conditionnel ferroie, substitué au futur qu'exigerait le verbe principal ert (sera). — Quant,
ayant à la fois le sens temporel originaire et le sens conditionnel accessoire, a permis ce
brusque changement de tournure. — 114. Que, car.
LE HOMAX DE JULES CÉSAR 1:27
Et Neyiim le fil(z) Pompée o lui avoit,
Au port est arivée ou Gâtons s'arcstoit.
Avec qui uns des lilz Pompée se tenoit,
125 Que on après son père Pompeûm apeloit
Et qui enz ou rivage de mér venuz estoit,
Por esgarder les nés qu'en a port arivoit
Et por savoir se nus novèles li diroit
De son père, dont il volentiers enquerroit
130 Ou il estoit alez et comment le faisoit.
Mes lors que Neyum son frère en la nèf voit,
Ainz qu'i'lj l'ait salué, li demande a esploit
Ou estoit Pompeiis ses père et s'il vivoit.
« Frère, » dit Pompeiis, « ou est noz père amez ?
135 Est il encore en vie ou il est deviez?
Puis qu'il n'est avec vos, ou est il dont alez? »
Et respont Neyas : « Frère, j a le savrez :
Novèles vos dirai dolereuses asez,
Dont ge sui si au cuer tormentez et iriez /" 101 r^
140 Qu'a poines le puis dire, tant en sui agrevez.
Mes certes, frère, mont par bon eiir fus nez,
Qui pas n'es avec nos ne venuz ne alez,
Ne qui pas n'as veû en quel point fu tuez
Pompeiis nostre père, que li rois Tholomez
145 A fait tuer a tort par granz desloiautez,
Et la teste coper, com traîtres provez.
Mais pas n'ai si grant duel de ce qu'il fu navrez
A mort, voiant mes ièlz, com de ce que copez
Li fu après li chiès et du Lu desevrez,
150 Puis fu sor une hanste et fichiez ei posez,
Et devant le roi fu en tel guise portez;
Du cors ne m'est pas tant, ou que il soit reniez.
Soit en mer ou en terre, ou ars ou enterrez,
Com il est de son chièf qui ainsi fu menez.
155 Et de ce fu moût plus iriez et trespensez
Qu'en me dit qu'encore est li chiès moût bien gardez,
Por ce que, quant Gesar en Egypte ert passez,
Que li chiès de noz père li sera présentez.
123. S'arestoit pour estoit aresté, à cause de la rime.
141. Par bon eiir, sous une heureuse étoile.
14G. Et la teste coper. Proposition indépendante coordonuée à une proposition relative:
sous-eii tendez li a fait. Cf. XXHI, u, Câ-6, etc.
148. Vuiant mes iélz. Cf. 194 et voy. vi^, 144, note.
158. Que. Pléonasme fréquent.
128 GHRESTOMA.THIE DE l' ANCIEN FRANÇAIS
Ha ! las, qui se gardast ne qui f ust avisez
160 De tel mésaventure ne de tél[s] cruiautez,
Qu'a tel vilté deiist hauz bér estre livrez? »
Et quant Pompeiis a ces durs rnoz escoutez,
Tel duel eu a qu'a poi qu'il n'est cheiiz pasmcz.
Moût se vait Pompeiis por son père plaignant,
165 Et sa grande valor vèt sovent regretant,
Et Xeyus ausi, qui le cuer ot dolant.
Mes li Romain des nés sont issu maintenant,
Et lors s'en est Chatons venuz au port devant.
Mes quant il sét que mors est Pompée ensement, -yo
170 Mont en est trespensez, mont se vait démentant;
Mes quant il a trovée Corneliam plorant,
Entre ses braz la prent, si la va confortant.
Et puis defors la néf au port la vait guiant.
Tantost cèle novèle par tôt le port s'espant,
175 Que mort estoit Pompée, si font .j. duel moût grant
Tretuit cil qui estoient entor le port lojant.
Par tote l'ost Caton en est li criz levez
Que Pompez estoit morz li preuz, li alosez,
Si s'en est mont Gâtons deplains et démentez.
180 Encor ne soit pas moût cist dels acostumez
Que hauz homs soit souvent par basse gent plorez,
Quant il défaut de lui et du siècle est passez,
Si fu adont grant dels por Pompée menez.
Car de sa gent iert moût et prisiez et amez.
185 Si refu ausi moût par Caton regretez,
Qui disoit que ce iért duel et dolor assez
Que Pompée estoit mort, qui moût ot de bontez.
Einsi li pueples moût Pompée regretoit.
Et chascuns des barons por sa mort le plaingnoit;
190 Mes uns hauz hom de Rome, c'om Tharcon apeloit.
Qui en la compaignie Caton dont se tenoit,
Puis qu'il sot c'om Pompée ainsi ocis avoit,
En ost avec Caton plus aler ne voloit,
17i;. Treluit fcf. 204), pour tresluit, montre que Vs dovuut uuu cousonuo est déjà
inuotte. Cf. XV, ii, 33, etc.
ISO. Encor (sous-ent. </Me), encore que, quoique.
1S.'>. Refu, fut d'autre jiart. Voy. au Gloss., s. v. ravoir.
18(j. Assez, beaucoup. — Bontez. Pluriel pour la rime.
191. Caton, de Catou. — Dont, alors.
1
LE ROMAN BE JULES CÉSAR 129
Ne maintenir la guerre, mes oiant toz disoit
195 Que folie et maus sens celi sorprenderoit
Qui encontre Gesar la guerre maintendroit,
Puis que Pompez ert mors, qui les Romains devoit
Garder et maintenir, et qu'a seignor avoit
Eslut par lor asens li pueples, qui l'amoit /« 102 ro
200 Tant que por soe amor la guerre entreprend(r_)oit;
Por ce que en honor remettre le vouloit;
Mes puis que cil iert mors por qui on ce faisoit,
Bien disoit a chascuu que plus grant sens feroit
Cil qui dès ore mais a repos se tenroit,
205 Et qui pès et amor vers Gesaire querroit,
Que cil qui haut baron d'ore en avant sivroit
Et por grever Gesar autre seignor querroit.
Par itiex diz Tharcon plusors entalentoit
De retorner arriére, si com il proposoit.
210 Tharcon, qui par ces diz avoit entalanté
Plusors qu'il a Gesar se fussent acordé
Et qu'il fussent arriéres vers Rome retorné,
Il et grant compaignie de gent, que moût loé
Avoient cest conseil, estoient ja monté
215 En lor nés por aler. Mes quant Gâtons le sét.
Vers els en est venuz, si a a els parlé
Et dit : « Avoi ! seignor, avez vous oublié
Les granz orgueus Gesar et la grant cruialté,
Qui velt estre de Rome sire par poesté,
220 Et la franchise veut de cels de la cité
Confondre et abaissier par sa grande fierté.
Il m'est avis que vous avez plus enamé
Seignor avoir sor vous, comme serf arenté,
Que franchise tenir et estre abandoné
225 A guerre et a estor. Voir, de grant lasqueté
Et de mauves cuer vient, que on a volonté
De franchise lessier et manoir en vilté
Desoz malvès seignor cruiel et sanz bonté
Certes, vous n'avez pas mon corage emprunté : v^
230 Car, se mésaventure m'avoit a ce mené
Que guerpir m'esteûst franchise et loialté,
195. Celi est régime direct.
211. Que, de sorte que.
213. Que, qui. L'adverbe relatif pour le pronom. Voy. xii, IG, note.
21ti. En est venuz, a parlé et dit. Le passé indéfini s'emploie souvent pour le parfait
aoristique ou le présent historique.
221. Par, à cause de. — 22ti. Vient a pour sujet la proposition suivante.
cONSTANS. ChrestoinaAhie. 9
130 CHHESTOMATHIE DE l'aNCIEN FRANÇAIS
Ou morir maintenant, je vous di par verte
Qu'a mes mains m'ocirroie, ainçois que reprové
Me fust que je eusse faite desloiauté
235 Et franciiise lessiée por vie et por santé;
Car n'est pas frans de cuer qui plus aime et mainz hé
La vie de son cors que franchise et Lonté. -»
« Ahai! gent esfreé, comment serez soffrant
Seignorie et dangier sor vous d'orne puissant,
'-210 (Jui franchise et honor soliez desirrier tant?
Voir, bien porra tenir chascun por niesorrant
César, qui vos verra sozgis a son conimant,
Sanz ce que vous par force nel servirez noiant,
Ainçois serez de gré en sa merci m étant.
245 Mes comment servire[z 1 celui a esciant
Par qui il sont remés mort et navré ou champ,
Enz el champ de Thesale, voz père ou vostre enfant,
0 voz paranz qui près vous sont apartenant ?
Se vous por voz franchise n'estes entreprendant
250 La guerre vers César, soiez dont combatant
Por vengier cels qui sont ocis a dolor grant,
Si soiez de proesce et d'onor remembrant ;
Car tuit cil qui de ci partiront en fuiant
liien mosterront par oevre que sont vif recréant.
255 Et a toz cels qui sont a bon cuer si faillant
Doin ge congié de gré, por ce que li vaillant
Par lor mauves confort ne voisent detriant
D'entreprendre et de faire hardement aparant ;
Car maie compaignie d'orne trop mesprendant /« 103 ro
200 Vait tôt ausi les preuz et les bons enpirant,
Com la beste malsaine vèt celi entecliant
Qui tient sa compaignie et a li vait frotant. »
Et quant ainsi ot dit Catons a son sem])lant,
Par sa haute parole tretuit ont maintenant
265 Ausi grant volenté et ausi grant talant
De demorer o lui, com il orent devant
De ce que vers lor terre se fussent retraiant.
230. Hé, au lieu de hél, jiour la rime.
238. Serez soffrant. Périjihrasc qui indique la continuité de l'action, un état (cf. 244,
etc.) ; mais aux v. 249. 250. 2(J7, les besoins de la rime ont influé sur la tournure, qui
u'ajoute rien au sens.
244. Mêlant. Sous-ent. vous, employé comme sujet au vers précédent.
253. En fuianl. Voy. xviii, 148, note.
254. Vif recréant, de purs lâches. Voy. m, 41, note.
267. De ce que se fussent retraiant, de se retirer. La rime a amené à la fois le change-
ment de tournure (cf. de demorer 2G()) et la périphrase.
I
PARTONOPEUS DE BLOIS
131
XX. PARTONOPEUS DE BLOIS*
Partonopex est trespenssez,
Quar ses cuers est toz bestoniez :
Et se porpeuse de s'amie
Qu'il on a fait molt graiit folie.
5 .\Yis li est ue pnet garir
Fors seulemeut pur li guerpir :
« Sire, » fait il, « or entendez,
D'un grant pechié sui afolez :
Une dame c'onques ne vi,
10 Et si ai moût esté o li.
Moût me semont de li amer
Et molt fait bien de li parler ;
Molt m'a doné or et argent,
Pierres et pailes d'oriant.
15 Du sien ai fèt les larges dons
As rois, as contes, as barons.
A[s] chevaliers et a[s] borgois.
Et as moines de totes lois.
Par li a pais en cest pais,
20 Par li sui venuz en cest pris.
Tôt m'atalente et tieg a bien
Quanqu'est de li, fors une rien.
Que toz les bons de li m'o(s)troie
Fors que sanz congié ne la voie :
•25 Ce est la riens dont plus la dot,
Por ce me met en vos de tôt. »
Li evesqucs l'ot et entent,
A Damedieu grâces en l'ent.
Et li conseille et loe et prie
30 Que sanz congié voie s'amie.
Sa mère li dit d'autre part
Que èl a bien trovée 1 art
Par quoi la verra tote nue ;
Mais gart soi, quan[t] l'avra veiie,
35 Que n'en soit trop espoantez,
Que trop par est laiz li malfez.
Une lanterne a tant li baille.
Si li a dit que tôt sanz faille
La chandèle qui art dedenz
40 Ne faut por ore ne por venz.
Èle li baille et il l'a prise:
Si l'a reposte et en sauf mise
Molt cointement iwv bien celer.
Et apareille son aler.
45 A Loire trueve son batel.
Qui molt soéf le porte et bel
Trésqu'a la grant néf, a la riche.
Diex ! tant mar fu de ce qu'il tri-
[chel
Entre en sa néf, si oirre tant
50 Qu'a chiéf d'oir[r]e est venuz si-
[glant.
' Manuscrit Bibl. uat., fs. fr. 191.52, fo 140 vo-141 r» {A), comparé avec le ms. B. N., fs.
fr. 308, fo 1.5 vo-16 r» iB). — Roman d'aventure anonyme, en rimes plates, de la fin du
xii« siècle. Il est d'origine byzantine, mais doit à l'antiquité, outre le nom de son héros,
emprunté à Stace, sans douté par l'intermédiaire du Roman de Thèbes (Chrest. xvu),
l'idée première de l'épisode principal, idée que l'auteur a pu trouver ailleurs que dans
Apulée et déjà transformée par l'imagination orientale. De l'épisode dont nous reprodui-
sons une partie, on peut utilement rapprocher l'histoire de Psyché dans Apulée {L'âne
d'or) et le conte charmant de La Fontaine. Voy. Tableau, p. xxix.
1. Partonopex. X, graphie fort commune pour us.
G. Por li guerpir, eu l'abandonnant. — 10. Et si. et pourtant.
7. Sire. 11 s'agit de l'évêque de Paris, qui vient de lui adresser un discours, à l'insti-
gation de sa mère, pour l'engager à ne pas abuser de la beauté coritorelle que Dieu lui a
donnée.
1-5. Du sien, de son bien. — 20. En cest pris, en cette haute estime.
21. Tieg. Cf. retig 109. — 22. Quan qu'est de li (tout ce qui vient d'elle) est à la l'ois
sujet de atalente et régime de tieg (je tiens).
20. Me met en vos, je me remets entre vos mains.
34. Gart soi, qu'il prenne garde.
4-5. A Loire, sur la Loire. Les patois, sui-tout ceux du Midi, suppriment encore l'article
devant les noms de rivière.
4^. Tant mar fu de ce que, il eut bien tort de.
49. Oirre (= itérât), présent de errer (= iterare). L'i donne à la tonique ei (plus tard oi)
et à l'autétoniqne e (ouvert à cause de l'eutrave). Cî. peler à côté de poi/e, espérer a côté
de espoir, etc.
18'2
CHRESTOMATHIE DE L ANCIEN FRANÇAIS
Nuiz est oscure quant il vient,
Molt covertcment se contient :
La lanterne muce et repont,
Molt velt mal faire et molt a dont.
55 A tant a eii son ancl :
Isl de la néf, entre el chastel,
El palais trueve tel senhlant
Com il soloit trover devant :
Beax feus, beax cierges alumez,
60 Beax doubliers sor beax dois do-
[rez,
Vaissèle d'or et d'argent fin.
Et planté de pein et de vin
Et d'oiseax et de venoison.
Et de toz biens large foison.
65 Mais il n'i boit ne ne mengiie.
Que ne soit l'uevre aperceûe;
Parmi le paies est passez,
Trésqu'a son lit n'est arestez.
f Ul v.
Le covertor a trait a mont,
70 Sa traïson desoz repont;
Après s'est toz sens deschauciez
Et toz nuz s'est tost despoilliez;
Puis s'est coverz du covertor.
Li cierge esteignent tôt entor;
75 Parmi la chambre vient la bloic,
De son ami a molt grant joie.
De son mantel s'est desfublée.
Lez son ami s'est aloée.
Quant Partonopex l'a sentue,
bO Et sent qu'èl est trestote nue.
Le covertoir a loinz gité,
Si l'a veiie o la clarté
De la lanterne qu'il portoil;
A descovert nue la voit,
85 Mirer la puet et veoir bien.
Conques ne vit si bêle rien.
Gèle se pasme et cil (I)entent
Qu'il a ovré molt malement :
Sa lanterne a an mur gitée
90 Et a dea))les commandée.
Que pièce a autre n'en remainl;
Li fex de la lanterne estaint.
Partonopex est desconfiz,
Quar or sait bien qu'il est trahiz;
95 Bien est trahiz, quant vers s'amie
A commencié tel vilanie,
Quant onques en lui ne vit rien
Qu'il ne deûst tenir a bien :
« Se m'amie m'eiist mesfait
100 Ou nés le cuer du ventre trait,
Por c'un mot peûsse parler.
Ce seroit de h mercier.
Que ce ne puet estre a nul fuer
Qu'onques aie vers lui malcuer. »
105 La dame s'est sovent pasmée.
Et dit sovent que mal fu née ;
Et quant recommence a parler,
Donc est de rechiéf au plorer.
A la parfin, quant èl parole :
110 « Lasse,» fait èle, «com sui foie!
Com ge me sui par moi trahie
Et com sui par mon fait honiel
Com me hastai de mon servise
Et com me sui a honte mise !
115 Beax doz amis, por quel mesfèt
INI'avez a honte et a mort trèt ?
Fis onques riens contre vos viez
Dont doiez estre tant liiez !
Se g'en seiise la desserte,
r20 Mains me grevast de ma grant
[perte ;
Mais ge n'en sai raison ne conte.
Si me griéve plus de ma honte.
Diext tant ge vos garni sovent
55. A eu, son anel, a pris sou anneau (l'anneau magique qui lui permet d'entrer dans
le palais enchanté).
(>3. Venoison. Cf. XXIII, n, 97, et voy. i.xix, 30, note.
05. Mengiie (jirononeez menjiie). L'i< se conserve dans manjue, parce qu'il est long et
accentué en latin {manditcat) ; ïe J ig) est analogique et provient des formes plus nom-
breuses qui sont accentuées sur la désinence: mengier, menjons, etc., et où Vu, étant
atone, a disparu. De mémo, la plupart des verbes dont le radical est polysyllabique (cf.
parler iOi. i07, et parole Hy.i) ont des radicaux dillerents, l'un j)Our les formes accen-
tuées sur le radical, l'autre pour les formes accentuées sur la désinence.
00. Qt4e ne, alin que ne, de peur que.
70. Sa traïson, l'instrument de sa trahison.
72. Et toz nuz, etc. Au moyen âge, il était d'usage de se coucher entièrement nu.
91. A autre, jointe .h une autre. — 99. Se, quand même.
101. Por c' {= por que)... peùxse, pourvu que je pusse, si je pouvais.
\Qri. JJe li mercier, pour la remercier. — 103. Que, car.
109. Quant èl parole, quand elle réussit à parler (cf. 107). — 111. Par moi, moi-même.
113. Traduisez : « comme je suis allée vite eu besogne I » Allusion à l'abus de ses
connaissances
117. Fis onques riens, ai-je jamais rien fait ?
LE LAI DU r.HEVRE-FEUILLE
133
Que n'eussiez icel talent,
125 Et tant vos en priai merci
Que ja ne me veïssoiz si !
Or vos dirai com est cirant sens
Que l'aiez fait sor mon delVens :
Ge sui lillc l'ampereor
loO Qui cliaciez fu de ceste henor;
De Costantinobles fu sires,
Quanciu'i apent fu ses empires.
Molt fu cremuz et redoutez,
Et molt fu richement chasez :
135 N'ot .j. trestot seul home el mont
Tant feïst et tant eûst dont,
Fors seul le fier Soudan de Perse,
Quar sa richèce est trop averse.
Mes pères par augur fu cerz,
140 Dès ce qii'il fu petiz en berz.
Il n'av[r]oit nul autre oir que moi:
Si prist grant oevre etgrant conroi
De moi afaitier et garnir
Por l'empire par sens tenir.
145 Maistres oi bons et de grant pris
Et de molt bonement apris ;
Maistres oi de grant escïanz,
Et fui 0 els plus de diz anz.
Diex me dona grâce d'aprendre
150 Et d'escriture bien entendre:
Les .vij. arz toz premièrement
Apris et soi parfitement;
Et puis apris tote mecine
Qu'onqu'est en herbe et en racine.
1.55 Et des espices de valor
Apris le froit et la chalor.
Et de toz max tote la cure
Et l'achoison et la figure :
Fisique ne puet mal garir
160 Dont ge ne saiche a chiéf venir.
Puis apris de devineté
Si que g'en sai a grant plenté,
Et la viez loi et la novele.
Que toz les sens du mont chadèle.
165 Ainz qu'eusse .xv. anz passez
Oi mes maistro[s] toz sormontez.
Après apris d'esperimenz,
Dingromance et d'enchantemenz :
Tant en retig et tant en soi
170 Tuit autre en sorent pou vers moi.
Cil qui tant puet faire d'efiforz
Qu'il saiche bien augure et sorz
Et fisique et astronomie
Et nigromance lor amie
175 Tant seroit saiges et poissanz
Qu'il en feroit merveille[s] granz :
Par ce fist Mahom[s] les %-^rtuz
Dont il fu puis por dieu tenuz.
Et g'en ai tant fait maintes foiz
180 Et merveilles de tanz endroiz
Eu mes chambres privéement.
Que, se ce fust volant la gent.
Par tôt en fust la renomée... »
XXI. MARIE DE FRANGE
LE LAI DU GHEVRE-FEUELLE
CHIÉVREFOIL
Asez me plest e bien le voil
Del lai qu'um nume Chiévrefoil,
Que la vérité vus en cunt,
Coment fu fèz, de quel e dunt.
5 Plusur le m'unt cuutè e dit,
E jeo l'ai trovè en escrit,
164. Que (féru.), qui.
loy. Retig. Parfait. Voy. xxx, SI, note. — 170. Vers moi, en comparaison de moi.
182. Volant la gent, en présence des gens, en public. Voy. vi», 144, note.
* Die Lais der Marie de France, herausgegeben von K. Warnke, mit vergleichenden
Anmerhungen von Remhold Kœhler, Halle, 1885. — Ce lai appartient au fonds des tradi-
tions galloises sur Tristan (forme préférable à Tristram) et ses amours avec la belle
Iseult, l'épouse fatalement infidèle du roi de Cornouailles, Marc, oncle de Tristan (voy.
Tableau, p. xxiii-xxrv). — Marie de France (c'est ainsi qu'elle s'est surnommée elle-
même) fut un des ornements de la cour de Henri II, roi d'Angleterre (1154-89). Elle a rimé
134
nHRESTOMATHIE DE L AXCIEN FRANr.AlS
De Tristîiu e de la reine,
De Inr annir que tant fu fine,
Dunt il ourent mainte dolur,
10 Puis en mururtnt en un jur.
Li reis Marks osteit curucie[z],
Vers Tristan sun nevu irie[7.] :
De sa terre le cnngea
Pur la reine qu'il âma.
l.j En sa cuntrée en est alez ;
En Sixbt-Wales, u il fu nez,
Un an demura tut entier,
Ne pot ariére repairier ;
M<''S puis se mist en abandun
20 De mort e de destrucfiun.
Ne vus en merveilliez neent,
Kar cil ki aime leialment,
Mult est dolenz c trespensez.
Quant il nen ad ses volentez.
•2ô Tristan est dolenz e pensis,
Pur ceo s'esmut de sun pais :
En Gornuaille vait tut dreit,
La u la reine maneit ;
En la forest tut sul se mist :
30 Ne voleit pas qu'um le veist.
En l'avesprée s'en eisseit,
Quant tens de herbergier esteit.
Od païsanz, od povre gent
Porneit la nuit herbergement ;
35 Les novèles lur enqiiereit
Del rei, cum il se cunteneit.
Cil li dient qu'il unt oï
Que li barun crent l)ani :
« A Tintagel deivent venir,
40 Li reis i vuelt feste tenir :
A Pentecuste i serunt tuit.
Mult i avra joie e déduit,
Et la reine i sera. »
Tristan l'oï, mult s'en haita :
45 Ele n'i purra mie aler
Qu'il ne la veic trespasser.
Le jur que li reis fu meiiz,
Est Tristan el liois revriiu/. :
Sur li^ cbeniin (|ue il saveit
5(j Que la route passer dt;vcit.
Une coldre trencha par mi,
Tute quarrée la fendi.
Quant il a paré le bastun.
De sun cultel escrit sun nun.
55 Se la reine s'aparceit.
Que mult grant guarde s'en per-
[neit,
De sun ami bien conuistra
Le bastun, quant ol le verra :
Altre feiz li fu avenu
()0 Que si l'aveit aparceû.
Ceo fu la sume de l'escrit
Qu'il li aveit mandé e dit :
0 Que lunges ot ilec esté
E atendu e surjurné
65 Pur espier e pur savoir
Cornent il la peiist veeir,
Kar ne poeit vivre sanz li.
D'els dous fu il tut altresi
Cume del chiévrefoil esteit,
70 Ki a la coldre se perneit :
Quant il est si laciez e pris
E tut entur le fust s'est mis,
Ensemltle pueent bien durer ;
Mes ki puis les vuelt desevrer,
75 La coldre muert bastivcment,
E li chiévrefoilz ensement.
Bêle amie, si est de nus :
Ne vus sanz mei ne jeo sanz vus ! »
plusieurs autres lais d'origine celtique : le Lai de Guigemar, celui le Milon, celui du
Fraisne, celui de Lanval, celui du Chaitivel, celui des Deux Amants (plus particulii''-
rement breton), etc. Elle est de plus l'auteur du Purgatoire de Saint Patrice et de fables
charmantes {Vhrest., xli), écrites, ainsi que ses lais, en excellent français du Centre, et
non en anglo-normand, comme pourrait le faire croire son séjour prolongé hors de sa
patrie. Le manuscrit que reproduit l'éditeur est d'un scribe anglo-normana, c'est-à-dire
d'un Normand né ou établi en Angleterre.
1. Pleut. Impersonnel, qui a pour sujet la proposition ^t<e la vèrUi^, etc.
2. Déliai, au sujet du lai. On appelait « lais » de petits poèmes romanesques ou mythologi-
ques que les bardes bretons ou gallois chantaient en s'accouipagnant d'un instrument .à
cordes; puis ce nom s'étendit aux imitations françaises qu'on lit de certains de ces poè-
mes. — Uin. L'anglo-normand emploie Vu jiour rendre Vo nasal et aussi \'o fermé fran-
çais (= ô, il toniques et quelquefois o, û antétoniques). Cf. lur amur 8, nuvel 11.3, etc.
4. E dunt [fu fèz], et son origine.
î). Mainte. Le ms. donne meinte, orthographe qui prouve que, pour le scribe, la diph-
tongue ai était déjà altérée et en train de passer à v; de mémo il écrit repeirier iH,
nimc 22.
40. Vuelt. Le ms. a.veolt, sans doute ■pour voell.
(ilHi. Saveir, veeir. Le ms. écrit saver, veer, formes anglo-normandes.
74. Ki, si l'on. — 77. Si, ainsi.
TRISTAN
185
La reïne vint chevalcLant :
80 Ele esgiiarda un poi avant.
Le hastun vit, bien l'apercout ;
ïutes les lettres i conut.
Los chevaliers qui la nicnoont,
E qui ensomlile ocl li erroent,
8Ô CiiMianda tost a arester :
Disct-ndre vuclt e reposer.
Cil unt fait sun comandenient.
Ele s'en vêt luinz de sa gent.
Sa meschine apela a sei,
90 Bronguein. que niult ot bone fei.
Del clieniin un poi s'esluigna.
Dedenz le Ijois celui trova
Que plus aniot que rien vivant :
Entre els moinent joie mult gi'ant.
*^'i A li parla tut a loisir,
E ele li dit sun plaisir ;
Puis li mustra cuni faiteiuent
Del rei avra acordement,
Et que niult li aveit pesé
ICHJ De ceo qu'il l'ot si cungeé :
Par encusement l'aveit fait.
A tant s'en part, sun ami lait :
Mes quant ceo vint al desevror,
Dune comenciérent a plun-r.
lOÔ Tristan en Wales s'en râla.
Tant que sis uncles le manda.
Par la joie qu'il ot eiie
De s'amie, qu'il ot voue
Par le bastun qu'il ot escrit,
110 Si cum la reine l'ot dit.
Pur les paroles remembrer,
Tristan, ki bien saveit liarper.
En aveit fèt un nuvel lai.
Asez briéfment le numéral :
115 Gotelef l'aprli^nt Engleis,
Chiévrefoil le nument François.
Dit vus en ai la vérité
Del lai que j'ai ici cunté
XXII. TRISTAN
La raïne le entent e ot,
E ben ad noté chescun mot :
Si l'e.^guarda, del quer suspire,
Ne sét sus cel ke puisse dire,
5 Kar Tristan ne semblout il pas
De vis, de semblanz ne de aras
Mais a ço ke il dit lion entent
Ke il cunt voir et de n-n ne ment.
Pur ço ad el quer grant anguisse
10 E ne sét k'ele faire puisse :
Folie serrait e engan
A entercer le pur Tristan,
80. La It'çon du ms. de Londres, Harloien 978, que reproduit Fed. Fr. lliohi'I, tut un
pendant (tout le long d'une pente) quoique moins bonne, est cependant correcte.
Cf. XLII, I, 175.
81. Apercent. L'e sert simplement à adoucir le c. Cf. xxn, 15, etc.
8^3-4. Menoent, erroent (cf. amot 93, semblout xxii, 5, jiioent xxii, M, etc.). Imparfaits
normands réguliers de la Ife conjugaison (abain, aue, oe, puis pour éviter l'hiatus, otie
en normand, oie dans l'Ile-de-France). Les formes orientales -éve, etc., prouvent que le b
n'était pas encore vocalisé à l'époque où l'a tonique latin est devenu é. Cf. x, 11, note.
8(j. Proposition explicative. — 90. Que, qui (cf. 8 et 56).
99. Li, au roi. — 100. Si, ainsi.
115. Gotelef (= goat-leaf, prononcé aujourd'hui got-lif), chèvrefeuille (on dit commu-
nément : honey-suckle).
' Tristan, publie par Fr. Michel, Londres, 183-5, t. II, p. 129-137, v. 833-990. — Tristan
est un poème anonyme du xu« siècle, qui nous a été transmis dans un seul manuscrit
et qui semble bien être l'œuvre d'un trouvère anglo-normand. — Tristan est revenu à la
cour déguisé en fou ; Ysolt ne le reconnaît pas.
1. Le pour V. Cf. C!8 et voy. xxi, 5, note.
2. Ben (cf. cel 4, ren 8, etc.). Les scribes anglo-normands écrivent le plus souvent e
pour ie.
4. Sus cel, sous le ciel, au monde.
5. Semblout, ressemblait à (actif). Pour la forme, voy. xxi, 83.
8. Cunt, forme irrégulière. Il faudrait cunte (cf. ment).
11. Serrait, pour serreit (cf. tait 13, rat 21 et 22, estraite 32, etc.), est un trait particu-
lier au scribe. Serreit est plus ancien que sereit : il vient de sedere-habebam.
12. Le pur, le vrai.
136
CHRESTOMATHIE DE L ANCIEN FRANÇAIS
Quant ele valt e pense e creit
N'est pas Tristan, mais autre
[esteit.
15 E Tristan mult ben se apercouit
Ke t'ie del tut le niescunuit ;
Puis dit après : « Dame reïne,
Mull fustesja de l)on'orine,
Quant vus me amastcs seinz des-
[doing:
20 Certes de feintise or me pleing :
Ore vus vai retraite et feinte,
Ore vus vai de feinte atcinto.
Mais jo vi ja, bêle, tel jur
Ke vus me amastes par amur :
25 Quant rois Marcs nus out conjeiez
E de sa curt nus out chascez,
As mains ensemble nus prcïnies,
E hors de la sale en eissimes :
A la forest puis en alames
30 E un mult bel lin i trovamcs,
Une roche ki fu cavée :
Devant ért estraite le entrée,
Dedenz fu voltice e ben faite,
Tant b('le cum se fust purtraite:
î^5 L'entaileiii'e de la père
Esteit bêle de grant manére.
En cole volte conversâmes
Tant cum en bois nus surjunames.
Hudein mun chen, ke tant oi cher,
40 Hoc le afaitai senz crier :
Od mun chen [e] od mun osteur
Nus pessoie [jo] chascun jur.
Reine dame, ben savez
Cum nus après fumes trovez :
45 Li reis meismes nus trovat,
Et li nains, ke l'i amenât.
Mais Deus aveit uvré pur nus,
Quant trova le espace entre nus,
E niis rejeiimes de loing.
50 Li reis prist le gant de sun poing,
E sur la face le vus mist
Tant siiéf ke un mot ne dist,
Kar il vit un rai de soleil
Ke out halle vostre front vermeil.
55 Li reis s'en [est] alez a tant,
Si nus laissât [iloc] dormant ;
Puis ne out nule suspeziun
Ke entre nus oiist si ben nun :
Sun maltalent nus pardonat
60 E sempres pur nus envoiat.
Isolt, membro[r] vus dait il ben
Cum vus donai lludon, mun chen,
K'en avez fét? Mustroz le mai. »
Isolt rospunt : « .Te le ai, par fai;
65 Cel chen ai dunt vus [me] parlez,
Certes oi'e endroit le venez.
Brengien, ore alez pur le ciion,
Amenez le od tut le lien. »
Ele lève e en pez sailli,
70 Vint a Huden, e sil joï
E lo doslie, alor le lait :
Cil junst les pez e si s'en vait.
Tristran li dit : « Ça ven, Huden.
Tu fus ja men, or te repren. »
75 Huden le vit, tost le cunut •
Joie li tist cum faire dut.
Unkos de chen ne oi retraire
Ke poiist merur joie faire
Ke Huden fist a sun sennur :
80 Tant par li mustre grant amur.
Sure lui curt, lève la teste,
Une si grant joie ne fist J)est[o]:
Bute del vis e fért del pé :
Aver en poûst l'en (gran) pilé.
85 Isolt le tint a grant merveille,
Huntuse fu, devint vermeille,
De ço ke icist le joï
Tantost cum il sa voiz oï,
Kar il ért fel e de pixxte aire,
90 E mordeit e saveit mal faire
A tuz icès ke od lujuoent,
A tuz icès ki[l] manioent.
Nus n"i poeit se acuinter
Ne nus nel poeit manier,
95 Fors sul la raine e Brengaine :
Tant par esteit de maie maine,
Depuis ke il sun mestre perdi
Ki le afaitat e le nurri.
Tristan joïst Huden c tient;
100 Dit a Ysolt : « Mélz li suvient
Ke jol nurri, ke le afaitai,
Ko vus ne fai[t] ke tant amai.
Mult par at en chen grant fran-
[cliise
E en femme [rat] grant feintise. »
105 Isolt l'entent e cuhir mue.
14. y est pas. .Sous-ent. que. — 18. De bon' orine, de bonne nature.
40. Iloc le afaitai senz crier, je l'habituai à rester là sans aboyer.
46. Ke, qui (l'adverbe-relatif p)Our le pronom). Cf. 54.
58. Traduisez : « qu'il y eiit entre nous rien qui ne fut avouable. »
79. Ke fist, que ne fit (ou: que celles (les caresses) que fit).
91-2. Juoent, manioent. Voy. xxi, 83-4, note.
102. Traduisez : « qu'à vous que j'ai tant aimée. » Fait remplace l'impersonnel suvient.
CLIGES
137
D'anp:aisse fremist e tressue.
Tristan li dit : « Daine reine,
Mult siilïez estre entérine.
Remembre vus ciim al vergét,
110 U ensemble fumes cuchét,
Li rais survint, si nus trovat,
E tost arére retornat :
Si [purjpensa grant felunnie.
Occire vus volt par envie ;
115 Mais Dens nel volt, sue merci,
Kar je sempres m'en averti.
Bêle, dune nus estot partir,
Kar li reis nus voleit hunir.
Lors me donastes vostre aiiel
1*20 De or esmeré, ben fait e liel ;
E jel reçui, si m'en alai,
E al vair deu vus cumandai. »
Isolt dit : « Les ensengnez crei.
Avez le anel ? Mustrez le mei. »
125 II trest l'anel, si le donat.
Isolt le preut, si l'esguardat,
Si s'escréve dune a plurer ;
Ses poinz detort, quidat desver :
« Lasse, » fait ele, « mar nasqi !
130 Enfin ai perdu miin ami;
Kar ço sai je ben, s'il vis fust,
Ke autre hume cest anel n'eiist;
Mais or sai jo ben ke il est mort.
Lasse! ja nieis ne avrai confort. »
135 Mais quant Tristan plurer la vait,
Pité le em prist e ço fu drait.
Puis li ad dit : « Dame raine,
Bêle estes e entérine.
Dès or ne m'en voil mes cuvrir,
liO Cunuistre me frai e oïr. »
Sa voiz muât, parlât a dreit.
Isolt sempres s'en aperceit :
Ses bras entur sun col jetât.
Le vis e les oilz li baisât.
145 Tristan lores a Brengien dit,
Et s'esjoï par grant délit :
« De l'éwe, bêle, me baillez;
Lavrai mun vis ki est sullez. »
Brengien le éwe tost aportat,
15(!) E ben tost sun vis en levât;
Le teint de l'erbe e la licur,
Tut en levât od la suur :
En sa propre furme revint.
Ysolt entre ses braz le tint :
155 Télé joie ad de sun ami,
Ke eie ad et tent dejuste li,
Ke el ne .sét cument contenir :
Nel lerat anuit mes partir.
XXIII. CHRÉTIEN DE TROYES
I
CLIGES
Granz est la conplainte Alixandre,
Mes celé ne rest mie mandre.
Que la dameisèle demainne.
Tote nuit est an si grant painne
5 Qu'ele ne dort ne ne repose :
Amors li a el cors anclose
Une tançon et une rage
Qui moût li troble son corage.
115. Sue merci, grâce à lui (Dieu merci). On n'a pas voulu répéter Diett.
117. Partir, séparer.
121. iîefi(i^reci(p)ui. Forme normale; mais aperce wt£ 15 (=ad-perci(p)uit) et wescMnwtt
16(^minuscognovit), pour aperçttt, mesconiU, montrent l'intention de représenter le son
de Vu français, qui était différent de celui de Vu anglo-normand provenant de o, ù latins.
123. Les ensengnez crei, je crois aux signes de reconnaissance.
129. Nasqi (= ' naxi, ' nacsi, avec méthathèse de l's, je naquis.
135-6. Vait... prist. Changement de temps plusieurs fois signalé.
140. Frai pour ferai. Cf. fra li, 81, et lavrai xxii, 148, et voy. vii, 88, note.
' Cliges von Christian von Troyes, zum ersten Maie herausgegeben von Wendelin
Fœrster, Halle, Max Niemeyer, 1884. — Cligès et le Chevalier au lion, de Chrétien de
Troyes, sont les plus belles œuvres qu'ait produites en France l'épopée chevaleresque.
Une idée commune y domine: la glorification de la femme qui manque à ses devoirs
d'épouse, et qui n'en reste pas moins sympathique, grâce à l'art merveilleux du poète.
Notre extrait de Cligès peint, d'une façon à la fois naïve et raffinée, l'amour naissant
i;^8
nHRESTOMATHIE DE L ANCIEN FRANÇAIS
Et qui si l'angoisso et dostraint
10 Que tote nuit plore et so plaint
Et se degéte et si tressant
A po que li cuers ne li saut.
Et quant ele a tant travaillé
Et sancrloti et haaillié
15 Et tressailli et sospiré,
Lors a an son cucr remisé
Oui cil estoit et de queus mors,
Por cui la destraip;noit Amors.
Et quant ele s'est bien refeite,
•20 De panser quanque li anheite,
Lors se restant et se retorne ;
El torner, a folie atome
Toi son panser que ele a fèt.
Lors reconiance un autre plct
i") Et (lit « Foie ! qu'ai je a feire,
Se cist vaslez est de lion eire
Et sages et cortois et preuz ?
Tôt ce li est enors et preuz.
Et de sa biauté moi que chaut ?
Si) Sa liiautez avuec lui s'an aut.
Si fera ele mal gré mien :
Ja ne l'anvuelje tolir rien.
Tolir? Non, voir, ce ne faz mon.
S'il avoit le san Salt^mon,
85 Et se nature an lui eiist
Tant mis qu'cle plus ne pei'ist
De biauté mètre an cors humain,
Si m'eiist Deus mis an la main
Le pooir de tôt depecier,
40 Ne l'an qucrroie corrocier,
Mes Yolantiers, se je pooie,
Plus sage et plus bel le feroie.
Par foi, donc ne le hé je mie.
Et sui je donc por ce s'amic?
45 Nenil, ne qu'a un autre sui.
Por quoi pans je donc plus a lui,
Se plus d un autre ne m'agrée*?
Ne sai : tote an sui esgaree;
Car onques mes no pansai tant
50 A nul home el siècle vivant,
de .Soi-fiiainors, sceur de Gauvaiu, jiour Alexandre, l'empereur de Constaiitiiioiilc
(v. 873-1040). Il serait intéressant de comparer ce monologue avec celui de Lavinio
(Lavine), amoureuse d'Enée, et avec ses aveux à sa mère (voy. A. Pcy, Essai sur
le Roman d'Eneas, p. 34 sqq.), et aussi avec celui de Briseïs, sur le point d'aban-
donner Troïlus pour Diomède (Roman de Troie, de Benoit de Sainte-Maure, v. 20229-7(J,
éd. Jolv). Chrétien, quoiqu'il ait écrit Cliyès avant HC4 (V. i'œrster, Inlrod., m), a
pu connaître ces deux poèmes. Les amours de Gligès , qui donne son nom au
poème, en occupent la seconde partie. L'auteur ])rétenu avoir trouvé son sujet dans
un livre conservé à l'église Saint-Pierre de Beauvais. Si ce n'est pas là une de ces
assortions fantaisistes auxquelles ont souvent recours les ])oètes du moyen âge pfyir
exciter l'intérêt, il s'agirait d'une rédaction ou traduction latine d'un roman byzantin,
ce (jue semblent prouver les noms des lieux et des personnes. — La langue de
Chrétien, influencée par la langue littéraire qui commentait à rayonner de Paris
sur les provinces, n'offre qu'un petit nombre de particularités dialectales. Les prin-
cipales sont : en prononcé an, é, i -j- n = ain, ô devenu eu dans les syllabes ouvertes,
mais o fermé dans les syllabes fermées, è (ai 6) -{■ l -\- cons. = iau, et vaiijne, taigne,
praigne, pour viégne, liégne, prenge. Ses poèmes, qu'il écrivit à l'instigation de la
comtesse de Champagne, Marie de France, protectrice éclairée des arts et des lettres, et
dont le succès a été considérable, ont beaucoup contribue à répandre en France la cour-
toisie des mœurs et le goiit des choses de l'esj)rit (voy. Tableau, p. xxiv-xxv).
I. — 2. Mandre, pour mendre (= minor^, rimant avec Alexandre, montre que la con-
fusion de an et de en était complète à cette époque en Chamj)agnc, ce qui explique" l'ha-
bitude des scribes de cette région d'écrire an pour en étymologique. Cf. an 4-l(J, etc., lan-
çon 7, etc., et surtout les rimes XXIII, ii, 2:i-4. 3.5-6. 77-8.
0. -A »!or.s (cf. 18, etc.) le Dieu d'amour, est un masculin, d'oii l's du cas sujet. Cf.
Amor, régime, 102 ; mais aux v. 54. 137 et 150, oii il est féminin et nom commun, r.s est
analogique.
12. Po, dialectal pour pou. — A po que... ne. Voy. xn, 109, note.
17. Queus, rég. pluriel régulier de quel (l est vocalisée a cette époque) : quels est une
forme analogique. — Mors {= mores), avec o fermé, so rapprochant de ou moderne.
29. El de sa biauté moi que chaut ? et que m'importe sa beauté? Remarque!! l'inver-
sion du pronom personnel, qui amène l'emploi de la forme emphatique, au lieu do la
forme enclitique me.
31. Mal gre mien, malgré moi ililt^ : à mon mauvais gré). Cf. maugré voslre, XLII, i,
137. 143, oii la vocalisation de l'I marque la transition jiour arriver à notre malgré.
45. S'e qu'a un autre sui, pas plus que je ne [le] suis pour un autre.
47. Plus d'un autre (cf. 50 et 129), ])lus qu'un autre (plus, i)ar comparaison h un autre)
Cf. piM di, en italien.
CLIGES
139
Et, laon vuul, toz jorz le verroie
.Ta mes iauz partir n'an querroie:
Tant in'abelist quant je le vol.
Est ce aniors ? Oïl, ce croi.
ïyr» Ja tant snvant nel reclamasse,
Se (lins d'un autre ne l'amasse.
(.)r l'aim. ]»ien soit acreanté :
Si n'an ferai ma volante?
Oïl, mes que ne li despleise,
60 Geste volantez est mauveise,
Mes Amors m'a si anvaïe
Que foie sui et esbaïe,
Ne defanse rien ne m'i vaut,
Si m'estuet sofrir son asaut.
(iâ Ja me sui je si sagement
Vers lui gardée longuement,
Aine mes porlui ne vos rien feire,
Mes or li sui trop de bon eire.
Et quel gré m'an doit il savoir,
70 Quant par amor ne puet avoir
De moi servise ne bonté?
Par force a mon orguel donté.
Si m'estuet a son pleisir estre.
Or vuel amer, or sui a mestre,
75 Or m'aprendra Amors. — Et quoi ?
— Con feitemant servir le doi.
De ce sui je moût l)ien ajjrise ;
Moût sui sage de son servise.
Que nus ne m'an porroit reprandre.
80 Ja plus ne m'an covient aprandro.
Amors voudroit, et je le vuel.
Que sage fusse et sanz orguel
Et de bon eire et acointa])le,
Vers toz por un seul amialde.
85 Amerai les je toz por un ?
Bel sanblant doi feire a chascun,
Meis Amors ne m'ansaingne mie
Que soie a toz veraie amie :
Amors ne m'aprant se bien non.
no Por néant n'ai je pas cest non
Que Soredat)io}-s sui clamée.
Amer doi, si doi estre amée :
Si le vuel par mon non prover.
Se la reison i puis trover.
95 Aucune chose senefie
Ce que la première partie
An mon non est la color d'or,
Car li meillor sont li plus sor :
Por ce taing mon non a meillor,
100 Qu'il comance par la color
A cui li miaudres ors s'acordc.
Et la fins Amor me recorde.
rA-2. Toz jorz te verroie ja, etc.. je le verrais tous les jours [que] jamais, etc. Cotte
construction (sauf, bien entendu, l'ellipse) est encore usitée: elle se rattactic étroitement
à celle-ci : « Je n'avais pas encore tourné la tète qu'il était déjà parti, » oii l'elliiise de
que se rencontre exceptionnellement, par exemple dans Racine, Est/ter, m, 9, 388 : « Je
n'ai fait que passer, il n'était déjà plus. « Cf. A. Tobler, Mélanges de grammaire fran-
çaise, dans Zeilschrift fur rom. P/iilo/ogie XIII, 20.")-12.
ô7-(j4. Théorie risquée sur la toute-puissance de l'amour, qui est présenté ici, comme
toujours dans Chrétien et ailleurs à la môme époque et plus tard, comme une divinité
tyrannlque et se plaisant à tendre des pièges à la vertu, en lançant aux amants des flèches
inévitables.
58. « Faire sa volonté de «, signifie : « avoir des rapports intimes avec. »
67. Vos, forme resserrée de vols = ' volsi, pour volui.
09. Il, le dieu d'amour (et non pas : « Alixandre »).
70. Par amor, de bon gré, volontairement.
71. Servise. Voy. 78, note.
71). Con feitemant, comment. Locution qu'on rencontre fréquemment dans leHoman de
Troie, plus rarement ailleurs (cf. xxi, 97). Faitemont est formé sur fait, d'après l'ana-
logie des adverbes en -raent.
78. Sage de (cf. 1.51), au courant de, expérimenté dans. Construction analogue à celle
du génitif latin après certains adjectifs (génitif relatif), eu particulier si le régime est
animi. De signifie ici «au sujet de, en ce qui concerne» (cf. IGO). — Servise (= servi-
tium) est de formation savante, aussi Lien que service, dont il n'est qu'une variante.
(G. Paris, Romania, XVIII, 535). Le masculin organique serait servais, servais, qu'on
ne rencontre pas, mais qui a dû exister, puisque nous avons le nom de famille Servais.
84. Por un seul, en considération d'un seul.
85. Am,erai les je ? {ci. proierai le je ? 125), les aimerai-je ? Cette phrase interroga-
tive correspond exactement à la phrase affirmative amerai les, qui n'est pas rare, et
dans laquelle on peut se servir, au lieu du pronom régime emphatique, du pronom pro-
clitique (cf. 125), toutes les fois qu'on ne veut pas indiquer une opposition forte.
90. Ce que, ceci que. Ce est sujet.
9S. Meillor est pris substantivement. On sait que l'idéal de la beauté au moyen âge,
même dans le Midi de la France et en Italie, c'est la couleur blonde.
102. Amarme recorde, il (mon nom) me rappelle Amour (le dieu).
140
CHRESTOMATHIE DE L ANCIEN FRANÇAIS
Ciir qui par mon droit non m'apèle,
Color d aniors nie ronovèle.
105 Et l'uno nicitiez l'autre dore
De doroûre clére et sore,
Qu'autrotant dit Soredamors
Conie sororée d'amors.
Mnut m'a donc Amors enorée,
110 ôuant il de lui m'a sororée.
Doreùre d'or n'est si fine
Come celé qui m'anlumine.
Et je melrai an ce ma cure,
Que de lui soie doreure,
11.") Ne ja meis ne m'an clamerai.
Or aim et toz jorz amerai.
— Gui ? — Voir, ci a bêle demande :
Celui que Amors me comande,
Car ja autres m'amor n'avra.
120 Cui chaut, quant il ne le savra,
Se je meismes ne li di?
Que ferai je, se ne le pri ?
Qui de la chose a desirrier.
Bien la doit requerre et proiier.
12Ô (>omant? Proierai le je donques?
— Nenil. — Por quoi ? — Ce n'avint
[onques
Que famé tel forfeit feïst
Que d'amer home requeïst,
Se plus d'autre ne fu desvée.
130 — Bien seroie foie provée.
Se je disoie de ma boche
Chose qui tornast a reproche :
Quant par ma boche le savroit,
Je cuit que plus vil m'an avroit,
130 Si me reprocheroit sovant
Que proiié l'an avroie avant.
Ja ne soit amors si vilainne
Que je pri cestui premerainne,
Dès qu'avoir m'an devroitplus vil.
140 Ha ! Deus, comant le savra il,
Dès que je ne l'an ferai cert?
Aucor n'ai je gueires sofert,
Por quoi tant demanter me doive.
J'atandrai tant qu'il s'aparçoive :
145 Se ja s'an doit aparcevoir,
Bien le savra, ce cuit, de voir.
S'il onques d'amors s'antremist.
Ou se par parole an aprist.
— Aprist ? Or ai je dit oi.seuse.
150 Amors n'est pas si gracieuse
Que por parole an soit nus sages,
S'avuec n i est li buens usages.
Par moi meismes le sai bien.
Car onques n'an poi savoir rien
155 Par losange ne par parole,
S'an ai moût esté a escole
Et par maintes foiz losangiée,
Mes toz jors m'an sui estrangiée.
Si le me feit chier comparer,
160 Qu'or an sai plus que bues d'arer.
Mes d'une chose nie despoir
Que cil n'ania onques, espoir ;
Et s'il n'aimnie ne n'a amé.
Donc ai je an la mer semé,
165 Ou seniance ne puet reprandre,
Si n'i a plus que de l'atandre
Et del sofrir tant que je voie
Se jel porrai mètre an la voie
Par sanblant et par moz coverz :
170 Tant ferai que il sera cerz
De m'amor, se recoivre l'ose.
Or n'i a donc plus de la chose,
Meis que je l'aim et soie .su! :
S'il ne m'aimme, j'amerai lui. »
104. D'amors, d'amour (cf. 147). En ancien français on se sert généralement du pluriel
lorscrue le mot n'est pas déterminé (mon amour, l'amour de Pierre pour Marie). G'fist
un féminin pluriel pris dans un sens général, d'oii la construction avec le singulier
(Voy. sxxii, 47, note). Cet emploi du pluriel est beaucoup plus restreint aujourd'hui, et
l'on" n'emploierait plus amours sans article ou adjectif qui le détermine.
107. Sororée, dorure rutilante, éclatante. L'expression, quoique ingénieuse, ne laisse
pas d'être un peu alambiquée (cf. le verbe sororeriiO), et un amour qui s'amuse à ces
subtilités grammaticales ne ressemble guère à la passion vraie.
12.5. Proierai le je. Voy. 85, note.
127-8. Feïst, requeïst sont formés sur fesisl, requesisl, d'après l'analogie de veïst. Cf.
XXIII, II, !W, etc.
1:J2. Reproche a ici exceptionnellement un o fermé. Ce n'est pas cependant un exemple
tout à fait isolé, mais cette prononciation semble dialectale.
147. D'amors. Voy. 104, notes.
157. Et... losangiée (sous-ent. ai esté). Ellipse hardie.
160. An, à ce sujet. — D'arer, sur le labourage. Voy. 78, note.
172-3. Litl^ : « maintenant il ne reste plus de la chose (de cet examen de conscience)
que ceci, que, etc. — Meis, si ce n'est.
Y VAIN OU LE CHEVALIER AU LION
II
141
YVAIN OU LE CHEVALIER AU LION
Mes sire Yvains pausis chemine
Par une parfonde gaudine,
Tant qu'il oï aumi le gaut
Un cri mont dolereus et haut,
5 Si s'adreça lors vers le cri,
Celé part ou il l'ot oï;
Et quant il parvint celé part.
Vit un lyon an un essart,
Et un serpant, qui le tenoit
10 Par la coe et si li ardoit
Trestoz les rains de flame ardant.
N'ala pas longues regardant
Mes sire Yvains celé mervoille :
A lui meïsmes se consoille,
15 Au quel des deiis il eidera.
Et dit qu'au Ij-on secorra,
Qu'a veuimeus et a félon
Ne doit l'an feire se naal non ;
Et li serpans est venimeiis,
20 Si li saut par la boche feus.
Tant est de felenie plains.
Por ce panse mes sire Yvains
Qu'il l'ocirra premiéreniant.
L'espée trèt et vient avant
25 Et met l'escu devant sa face,
Que la tlame mal ne li face.
Que il gitoit parmi la gole,
Qui plus estoit lée d'une oie :
Se li lyons après l'asaut,
30 La bataille ne li refaut ;
Mes que que l'an avaingne après,
Eidier li voudra tôt adès,
Que pitiez le semont et prie
Qu'il face secors et aïe
35 A la beste jantil et franche.
A l'espée, qui soéf tranche.
Va le félon serpant requerre.
Si le tranche jusqu'au la terre.
Et an deus mitiez le tronçone,
40 Fiért et retiért et tant l'an done
Que tôt le demince et despiéce.
Mes il li covint une pièce
Trauchier de la coe au lyon,
Por la teste au serpant félon
45 Qui par le coe le tenoit ;
Tant con tranchier an covenoit
An tranclia, qu'onques mains ne
Quant le lion délivré ot, [pot.
Guida qu'a lui le covenist
50 Gombatre et que sor lui venist;
Mes il ne le se pansa onques.
Oez que fist li lions donques :
Il fist que frans et de bon eire.
Que il li comança a feire
55 Sanblant que a lui se randoit.
Et ses piez joinz li estandoit
Et vers tei're anclina sa chiére,
S'estut sor les deus piez denùére,
Et puis si se ragenoilloit
60 Et tote sa face moilloit
De lermes par humilité.
Mes sire Yvains par vérité
Sét que li lions le mercie,
Et que devant lui s'umilie.
II. Yvain sauve la vie à un lion, qui lui prouve sa reconnaissance en s'attachant à ses
pas et lui rendant un grand nombre de services.
I. Pausis. Voy. la note à XXIII, i, 2.
3. Tant que, tant et si bien que. Cf. 77. 85 et 111.
II . A rdant, comme dotant et deux ou trois autres mots, se rencontrent très souvent en rime
avec des mots en -ent, même dans les textes qui n'admettent pas, comme celui-ci, le mé-
lange de -en et de -an. Voy. la note à XXIII, i, 2. Rappelons d'ailleurs que cet adjectif
n'a qu'une forme pour le féminin singulier, comme tous ceux de la S^ déclin, latine; mais
il y a déjà des formes analogiques dans le Rolant {grande) ; plusieurs adjectifs en -ensis
ou en -ens latin ne se rencontrent qu'avec le féminin eu e, soit par suite d'une substi-
tution de suffixe, soit pour toute autre cause (dolente, corleise, cortoise).
17. Que, car. Cf. 54. 75. 89. 103 et 129.
26. Que... ne, afin que... ne, de peur que. — 27. Que, laquelle.
28. D'une oie, qu'une marmite.
31. Que que, quoi qu'[il] ; mais au v. 131, le sens est différent.
53. Traduisez : « il agit en [animal] franc et doux. »
56. Z/t, vers lui. — Estandoit... anclina... s'estut... ragenoilloit.,
curieux du présent, de l'imparfait et du parfait aoristique.
moilloit. Mélange
CHRESTOMATHIE DE L ANCIEN FRANÇAIS
65 Por le serpant qu'il avait mort
Et lui délivré de la mort :
Si li plest mont ceste avaiiture.
Por le venin et por l'ordure
Del serpant essuie s'espée,
70 Si l'a el fuorre rebotée,
Puis si se remet a la voie.
Et li lions lez lui costoie,
Que ja mes ne s'en partira,
ïoz jors mes avuec lui ira,
70 Que servir et f^arder le viaut.
Devant a la voie s'aquiaut
Tant qu'il santi desoz le vant.
Si com il s'an aloit devant,
]}estes sauva^es en pasture;
80 Si le semont fains et nature
D'aler an proie et de chacier
Por sa vitaille porchacier :
Ce viaut nature qu'il le face.
Un petit s'est mis en la trace,
8Ô Tant que son seignor a mostré
Qu'il a santi et anc<jntré
Vaut et tlèr de sauvage beste.
Lors le regarde, si s'areste.
Que il le viaut servir an gré ;
W Car ancontre sa volante
Ne voudroit aler nule part.
Et cil parçoit a son esgart
Qu'il li mostre que li l'atant;
Bien l'aparçoit et bien l'antant,
Oô Que s'il remaint, il remanra.
Et se il le suit, il prundra
La veneison qu'il a santie.
Lors le semont et si l'escrie,
Ausi com uns bradiez feist.
1<XJ Et li liuns maintenant mist
Le nés au vant qu'il ot santi.
Ne ne li ot de rien manti.
Qu'il n'ut pas une archiée alée,
Quant il vit au une valée
105 Tôt seul pasturer un chevruel :
Cestui prandra il ja, son vuel.
Et il si fist au premier saut.
Et si an but le sanc tôt chaut.
Quant ocis l'ot, si le gita
110 Sor son dos et si l'en porta,
Tant que devant son seignor vint.
Qui puis an grant cliierté le tint
[Et a lui a pris conpaignie
A trestoz les jorz de sa vie],
115 Por la grant amor qu'an lui ol.
Ja lu près de nuit, si li plot
Qu'ilueques se herbergeroit
Et del clievruel escDi'clieroit
Tant com il en voudroit mangier.
120 Lors le comance a escorchier;
Le cuir li faut desor la costc,
De la Ljiige un lardé li oste
Et trèt le feu d'un chaillo bis,
Si l'a de sèche busclie espris
125 Et met an une Itroche an rost
Son lardé cuire au feu moût tost.
Sel l'osti tant que toz fu cuiz.
Mes del mangier fu nus deduiz.
Qu'il n'i ot pain, ne vin, ne sel,
1:30 Ne iiape, ne coutel, ne él.
Que qu'il inanja, devant lui jut
Ses lions, qu'onques ne se mut,
Einz l'a t(jt adés regardé.
Tant que il ot de son lardé
1:35 Tant nianglé que il n'an pot plus.
Del chevrel tôt le soreplus
Manja li lions jusqu'as os.
Et cil tint son chiéi a repos
Tote la nuit sor son escu
140 A tel repos conie ce fu;
Et li lions ot tîint de sans
Qu'il veilla et fu an espans
Del cheval garder, qui jteissoit
L'erbe, qui petit l'aiigrcissoit.
U.>-(J. Qu' il avait morC el lui délivré. Propositiou iiriiicipale uxj)licalive, coorJoiiiiéu à
uiiti relative, dont le pronom relatif n'est plus ni le sujet ni le régime du nouveau verbe.
Cf. L, 40, etc.
73. Que, qui. Adverbe relatif (voy. xii, 10, note). La proposition explicative qui suit
est simplement juxtaposée : il faut sous-entendre il devant ira. Cette tournure était
fréquente en ancien français. Cf. 00, oii la construction est assez dill'érente.
85. Son seignor, [à] son maître. — 8i). An gré, à son gré.
92. Cil, Yvain. — 94. Le, cela, annonce la proposition ijui suit. — 97. Vij^tetion. Cf. XX,(i3.
99. Ausi com uns bradiez feist, comme il aurait fait dos chiens braques. Tournure
rare aujourd'hui. Faire remplace le verbe (ici : les verbes) de la proposition antécédente
et se construit comme lui (ici avec un régime direct). — Uns bradiez. Pluriel régime. Uns
s'emploie au lieu de l'article indélini pluriel d«.<iavec des substantifs désignant des êtres
ou des objets ordinairement réunis, le plus, souvent deux. Voy. au Glossaire.
127. Sel (= si le), et le. — Toz. L'adjectif pour l'adverbe. V. m, 108 et vi«, 113, notes.
131. Que qu'il, tant qu'il. Cf. 31.
134. Tant que, jusc^u'a ce que. Cf. 3. 77. 8ô et 111, où le sens est dillërent.
140. Trad. : » Aussi tranquillement qu'il put (vu les circonstances) ».
MERLIX 148
XXIV. MERLIN'
(/o 100 r", col. 1) Einsi s'en ala Merlins a Blaise(s) et li dist
ces choses, ce qu'il sot que a avenir en estoit, et par ce qu'il
en dist a Biaise en savons nos ce que nos en savons. Li pro-
dome dou roiaume et li ministre de Sainte Eglise tirent ceste
5 chose et ceste prière savoir et faire partout, et mandèrent
que tuit li prodome dou roiaume venissent a Logres au
Noél por vëoir l'élection. Einsi fu ceste chose faite et seûe
et atendirent jusques au Noèl. Et Antor. qui l'enfant
gardoit, l'ot tant norri qu'il estoit granz hom ou seziéme
10 an; si l'avoit si loiaument norri qu'il n'avoit oncques
alaitié de lait se de sa femme non, et ses lils avoit esté
norri "z] dou lait d'une garce. Et Antor ne savoit pas le quel
il amoit plus, ne il ne l'avoit oncques apelé se son lil non,
et il le cuidoit bien estre sans faille. A la ïouz Sainz
15 devant le Noél, list Antor de Qex son til chevalier, et au
Noèl vint a Logres ansis com sires de la terre, et
amena avec lui ses .ij. tilz.
La veille dou Noèl, furent assemblé tuit li haut home
dou roiaume et tuit li haut baron et li plus de touz celz
20 qui rien valoient dou roiaume, et orent moût bien fait et
fait faire ce que Merlins lor ot comendé ; et com il fuirent
tuit venu, si menèrent moût simple vie et [col. 2) mont
* Manuscrit de la BLbliothéque uatioiiale, fs. fr. 747, 1" 100 i-o à loi \". Cf. le secutid
des fragments de la traduction provençale publiés d'abord par M. l'abbé Guillaume,
Bulletin de la Société d'études des Hautes-Alpes, n» 2, p. 92. puis par M. Chabaneau,
Revue des langues romanes, 3» série, VXU, lOo et 2.37 (voy. p. 113, 1. 12 sqq., à 115). —
Mei'lin est un roman en prose, anonyme, du commencement du x rire siècle, oii les aven-
tures de l'enchanteur Merlin se trouvent racontées (du moins dans la première partie)
d'après le poème du même nom, écrit (juelques années auparavant par Kobert de Boron
(près de Montbéliardl, dont il ne reste que 500 vers. Le poème de Merlin forme la 2e par-
tie de l'œuvre de Robert sur le Saint Graal et prend pour base la Vita Merlini de Gau-
fre! de Montmouth (Voy. Tableau, p. xxrv-xxv). Dans le passage du roman ijublié ici,
Arthur, dont la naissance est inconnue, et qui a été élevé par Antor avec son propre fils
Kex, enlève sans peine de l'enclume magique apparue tout à coup devant l'église de Lo-
gres, où étaient réunis les barons pour l'élection d'un roi, l'épée qui doit assurer l'emi-
pire du monde à celui qui pourra l'arracher.
8. L'enfant. Artus, dont Antor était le père nourricier.
9. Granz hom. La distiactiou de sens basée sur la place de l'adjectif est l'œuvre des
grammairiens modernes.
14. Il, Artus. — 16. De la terre, du pays (cf. 35).
19. Li plus de touz celz qui rien valoient dou roiaume, la plupart de ceux qui
comptaient pour quelque chose dans le royaume. Cf. 1(X) et 164.
21. Fuirent, forme analogique pour furent, qui se trouve également dans ce texte
(cf. 24 et 27).
22. Si, surtout en prose, correspond souvent à une proposition incidente indiquant le
temps; on peut, dans ce cas, le traduire par « alors ». Cf. 28. 30. 33. 35. etc.
144 CHRESTOMATHIE DE L' ANCIEN FRANÇAIS
honeste, et atendirent la veille de la feste. La veille de
la feste, si coin droiz est. furent a la messe de la mie
25 nuit et tirent moût simplement lor oraisons et lor prières
a Nostre Seingnor, qu'il lor donast tel home qui profi-
tables fust a la (Irestienté maintenir. Einsi furent a celle
première messe don jor; et quand il l'orent oie, si s'en
alérent, et tiéls i ot qui reméstrent ou mostier. Einsi aten-
30 dirent la messe dou jor, si i ot mainz homes qui distrent
que mont estoient fol dont il cuidoient et creoient que
Nostre Sires meïst entention de lor roi eslire. Gom il
parloient einsis, si sona la messe dou jor, si alérent tuit
au servise ; et quant il furent assamblé por le servise oïr,
35 si fu appareilliez uns des plus sains homes de la terre por
chanter, et devant ce que il chantast parla au pueple et
lor dist : « Biau seingnor, vos estes ci assamblé et
devez estre por trois profiz, et je le vos dirai : por le
sauveinent de vos âmes, et por l'onor de vos vies, et
40 por atendre le bel miracle que Nostre Sires fera entre
nos, se lui plaist, de doner nos roi et chevetain por
maintenir et por garder et desfendre Sainte Eglise et por
la soustenance de tout Tautre pueple. Nos somes en
contanz et en poine d'eslire l'un de nos, ne nous ne somes
pas si saige que nos saichons de tout cest pueple li quiéls
45 nos serait plus profitables, par ce que nos nou savons
eslire; si devons prier au roi Dieu Jhesus Grist Nostre
Sauvëor que il voire demostrance nos face hui cest jor.
par son plaisir et par s'election meismes, si voirement
com il nasqui au jor d'ui. Et en die chascun, qui miélz ne
50 savra dire, (que) paternostres ». Einsis le tirent comme li
prodom l'ot conseillié, et il ala chanter la messe ; et quant
il l'ot chantée jusques a l'évangile et il orent offert, si
24. Furent (cf. 27), aUèrciit.
26. Qu'il lor donast dépend de prières, qui est construit comme prier, — Tel home
qui fust, un homme qui fût. Tel combine le sens démonstratif avec l'idée d'un ensemble
de qualités déterminant un résultat. Cf. 2!). 53. 73.
29. Tiéls, forme dialectale. Cf. quiéls 44, et voy. le n» lx\7.
31. Dont il cuidoient, dépenser (de ce qu'ils jiensaient). Tournure rare.
32. Meïst (cf. LVin, 125). Imparfait du subj. tiré de la 2» pcrs. dusinj,'. du parfait, meis,
forme analogique calquée sur veîs, de vcoir. Parmi les vcrlies qui ont en latin -si au
parfait et qui ont subi l'analogie de vels, vis (en français moderne, car l'ancien français
préfère les formes avec s), on peut encore citer asseoir, tu assesis (= " assesisti), asseïs,
assis; quérir, tu 9Mesw(= qutesiisti, où Vs appartient au radical), quels, quis (cf. 127-8,
note) ; ocire, lu ocesis (= ' occisisti), oceis, ocis, etc. Cf. en sens inverse guaresis, V, ii, 51,
et voyez la note.
43. L'autre pueple, le reste du peuple
45. .VciM, contraction de nel (= ne le). Cf. ow := ei = en le.
50. Paternostres. Plus souvent : patrenostres, d'où patenôtres.
MERLIN 145
s'en issirent tiéls i ot, et de devant Tarcevesque si avoit
une grant place voide. Et quant ils issirent dou mostier, si
55 fu ajorné : et lors virent devant la maistre porte de
l'église enmi la place un perron tôt quarré en quatre
quarréS; et ne sorent oncques conoistre de quel pierre il
estoit. si distrent qu'il estoit de marbre. Et seur cest
perron en mi leu avoit une enclume de fer largement de
60 un pié de haut, et parmi celle enclume avoit une espée
férue jusques au perron. Et quant cil le virent qui
prumier issirent dou mostier. si orent moût grant mervelle ;
et vinrent arriers au mostier, si le distrent. Et quant li
prodom qui chantoit la messe, qui estoit arcevesques de
65 Logres, l'oï, si prist l'iave benoioite et les autres saintuaires
de l'église, il avant et tuit li autre clerc après, si vindrent
au perron et toz li pueples, si l'esgardèrent et virent
l'espée, et distrent de Nostre Seingnor ce qu'il cuidérent
ne sorent qui miélz vausist, et gitérent de l'iave benoite.
70 Et lors s'abaissa icil arcevesques et vit les lestres qui
estoient d'or en l'acier, si les (ro, col. 1) list; et dis^o^ient
les lètres que cil qui osteroit cèle espée, ne qui s'eroit
tels qui la pouist d'iqui traire, seroit rois de la terre par
l'élection de Jhesu Crist. Quant il ot ces lestres lites d'une
75 part et d'autre, si le dist au pueple. Et lors fu comandez
li perrons a l'espée a garder a dis prodomes, et a .v. clers
et a .V. lais. Et lors distrent que grant seneflance lor
avoit Jhesu Crist faite ; si s'en revindrent arriers au
mostier por dire la messe et por randre grâces a Nostre
80 Seingnor, et chantèrent : « Te Deum laudaùuis ».
Et quant li prodom fu venuz a l'autér, si se torna vers
le pueple et dist : «B'i'au seingnor, or poèz savoir et vooir
et antandre que aucun i a bon de nos, quant par noz
prières et par nos oroisons a Nostre(s) Sire faite demos-
53. Si s'en issirent liéls i ot. C'est la tournure de la 1. 29 renversée, avec suppression
du sujet.
ôii. En quatre quarre's, à quatre faces carrées.
Cl. Férue, enfoncée. Cf. ferrai via, 10. — 62. Mervelle, étonnement.
C.3. Vinrent a/vîO's/retournèrent. Cf. 113. 142 ; xxv, 146, etc.
65. Benoioite, forme analogique ; cf. beneeite vu, 18, etc., qui est la forme normale et
benoiie 69, forme contracte. Benoioite n'est point une simple distraction du scribe pour
benoite, mais une manière particulière de rendre Fë, ï atones, qui sont traités comme e,
i toniques. Cf. avoiez 218, devroies 2-36, rnenloiez 201, etc.
67. Et toz li piteples. Voy. V, ii, 26, note. — 69. Se, ou. Cf. 72 et 88.
70. Lestres. h's prouve que dans le groupe st Vs était déjà muette ; le scribe l'a intro-
duite par analogie avec estre, etc. Cf. 74, mest 191, j^osl (= pot = potuit) 216, et voy.
XXVI, 113, note.
74-75. D'une part et d'autre, d'un bout à l'autre.
77. Seneflance, manifestation. Cf. dernostrance 84.
83-4. Par, par suite de.
COXSTANS. Chrestomathie. 10
140 CHIiESTOMATHlE DE L' ANCIEN FRANÇAIS
85 trance. Et je vos pri et requiér et cornant, seur toutes les
vertuz que Nostre Sire(s) aestablies en terre', que nus, por
richesce ne por hautesce ne por cliose terriéne que Diex
li ait doué ne soufert a avoir en cest siècle, que il contre
reste élection n'aille. Quar Nostre Sire, qui tant nos a
90 mostré, nos mosterra le seurplus a sa volante et a son
plaisir. » Lors chanta li prodom la messe, et quant elle
fu chantée, si s'assaniljlérent tuit au perron et lors deman-
dèrent li uns as autres qui essaieroit premiers l'espèe a
oster. Et lors distrent et accordèrent que il ne s'i essaie-
95 roient ja s'einsis non com li ministre de Sainte Eglise le
loeroient. A ceste parole ot moût de descorde, que li haut
home et li riche et li puissant, et chascuns qui la force
avoit, dit qu'il essaieroit avant. A ce ot nuiintes paroles
dites qui ne deivent pas estre contées ne retraites. p]t li
100 arcevesques parla hait, si que li plus d"cls l'oï, et dist :
« Vos n'eistes pas si saige ne si hait ne si prodome com
je voudroie, et tant voil je bien- que vos sachiez tuit que
Nostre Sire(s), qui toutes les choses voit et sét et conoist, en
a un esleu. mais nos ne savons le quel: et tant vos puis je
105 l)ien dire que richesce ne hautesce ne hertez n'i a mestier
se la volantez non dou voir seingnor dou ciel, et je me fi
bien en lui, que, se cil qui ceste espée doit oster de ci
estoit encor a naistre, que elle ne seroit ostée devant qu'il
fust nez et qu'il meismes l'ostast. »
110 Lors s'acordent tuit li saige et li prodome qu'il dist voir.
Lors pristrent consoil tuit li riche home lai et li baron de
la terre, et s'accordèrent enseml)le que il se contenroient a
la volentè de lor arcevesque: et vinrent arriére, si [li]
distrent tuit. Et quant l'arcevesques Toï, si ot moût grant
115 joie et plora de pitié et dist : « Toute ceste humilité que
vos avez ci dite est venue en voz cuers de par Dieu, et je
voil bien que vos sachiez que je en enverrai a mon esciaut
a la volentè Jhesu Crist et au preu de la Chrestianté, se
Dieu plaist. que ja n'en serai blasmez. » Cist parlemenz
* Ici se termine le deuxième fragment de la traduction provençale.
86-H. Que nus... que il. Pléonasme amené par une certaine négligence dans la cous-
tructioH, ou plutôt par le désir d'être mieux compris des auditeurs. Cf. 107-8, etc.
'M. Mosterra. Métathése pour mostrera. Cf. enverrai 117 et voy. x, 2, note.
95. S'einsis non com, si ce n'est comme. Dans einsis, il y a une s adverbiale analogique.
9C-8 Dit ne s'accorde qu'avec chascuns, le sujet le plus rapproché, ce qui est fréquent.
— Que, car. — Dit. On trouve de bonne heure cette forme du présent au parfait; par contre,
dist se trouve aussi au présent, mais seulement dans certains dialectes. Cela tient à ce
que l's commence à devenir muette devant une consonne dés la lin du xii« siècle. Cf. 110.
101. Eisles pour estes (ei sert à indiquer que e est ouvert). — 107. Que, vu que.
108. Que. Pléonasme. Cf. 8'J-8, etc. — 113. Si [li], et il le lui. — 115. Pitié, attendrissement.
MERLIN 147
1:20 fu faiz et pris devant la graiit messe, et einsi prist l'arce-
vesqiie respit tant qne la grant messe fn chantée. A la
grant messe parla rarcevesijues (col. 2) au pueple, et lor
mostra les bêles miracles que Nostre Sire(s) avoit por els
faites, et lor dist « que veire avoit oï que Nostre Sire(s),
125 quant il comenda justice terriéne, si la mist en glaive
d'espée, et la jostise qui seur la laie gent doit estre d"ome
lai, si est par espée, et l'espée fut bailliée au comen-
cement des .iij. ordres au chevalier por desfandre Sainte
Eglise et justise a tenir, et Nostre Sire or noe refait par
loU espée la nostre élection. Et sachiez bien tuit que il a bien
porveii et esgardé cui il viaut baillier ceste jostise; et ne
se hastent ja li riche home de Tessaier, qu'èle ne vait mie
ne par richesce ne par orgoil; ne ne se corrocent mie li
povre, se li riche essaient avant, que il est droiz et
135 raison, que cil que l'en cuide et apparant sont au monde
doivent bien essaier avant, qu'il n"i a nul de nos, qui saiges
soit, qui ne deûst faire a son esciant roi et seingnor don
plus prodome. » Einsi s'acordent tuit et li arcevesques
sanz mauvais cuer que il face essaier a cels que il voudra
140 sanz maie volante : einsi l'ont tuit créante et qu'il obéiront
et tenront por seingnor celui cui Diex en donra la grâce.
Lors vindrent arriérs, et li arcevesques eslit .ij. cenz et
cinquante des plus prodomes, a son esciant, et lor fist
essaier. Et quant cil l'orent essaie, si comenda as autres
145 qu'il essaiassent. Lors essaièrent li uns après les autres
tuit cil qui essaier volrent: oncques n'i ot celui qui
l'espée pouist mouvoir ne oster. Einsi fu comendée a .x.
prodomes a garder et lor(s) fu dit qu'il laissèsient essaier
touz celz qui essaier voudroient et se preïssient bien
150 garde qui cil seroit qui l'osteroit. Einsi fu l'espée jusque
au jor de la Circoncision. Le jor de la Circoncision, furent
tuit li baron a la messe, et l'arcevesques lor mostra et dist
ce que il sot an Sainte Eglise que miélz lor puet valoir.
l'23. Miracle était féminin en ancien français, à cause de la désinence.
125. Mist en glaive d'espée, con&ée à la puissance du glaive. Ce sens, dont je ne connais
pas d'autre exemple, semble dérivé de celui de « carnage » ou de celui de « calamité »,
qui sont assez fréquents.
120. D'orne lai, de la part d'un laïque.
134-G. Qxte a le sens de « vu que, car », au commencement des trois membres de phrase.
Cf. 90. 107. 251, etc.
135. Que l'en cuide. Sous-ent. eslre riche, et de même après apparant sont. — Et ap-
parant sont au, monde, et semblent [l'être] aux yeux du monde.
139. .S'a»;: mauvais cuer, sans rancune.
140. El, et aussi. — 147. Einsi, donc (transition).
153. An Sainte Et/lise, dans les enseignements de la Sainte Eglise.
1'j8 chrestomathie de l'ancien français
Après ce lor tlist : « Je vos avoie bien dit que tout a loisir
155 porroi'ent venir li plus loingtain a essaier ceste espée
a oster. Or poëz bien croire veraiement que mis ne l'ostera,
se cil non cuiNostre Sire(s) viaut qui soit sire(s) et garde de
cest piieple. » Et il dient tuit ensemble qu'il ne se mou-
vront ja de la vile devant que il voient cui Nostre Sire(s)
160 voudra douer celle grâce. Einsi fu la messe chantée et
alérent li baron et tuit li autre chascuns mengier a son
bostél; et après mengier. si com l'en souluit faire en ce
tens, alérent li chevalier boorder hors de la ville en un
vieil champ. Et si i ala li plus de la vile por le bouhort
165 vëoir des prodomes, ^et cil] qui gardoient l'espée i alérent
por vëoir les chevaliers bohorder. Et quant li chevalier
orent bouhordé une grant pièce, si baillèrent lor escuz a
lor valiez, et recommenciérent a bohorder ; et tant Ijohor-
dérent que entr'els leva une niellée moût granz, si que
170 toutes les genz de la vile i acorurent et armé et désarmé.
Antor avoit fait de son til Qex chevalier a la Toz Sainz.
Quant la meslée fu comenciée, si apela celui son frère et
li (/o 101 ro) dist: « Va moi querre une espée a nostre
ostél. » Et il fu moût preuz et moût serviables, si respondi :
175 « Moût volentiers. » Lors fiért des espérons et ala a
l'ostél, si quist l'espée son frère et une autre, si n'en
pot nule avoir, que la dame de l'ostél les avoit repostes en
sa chambre et elle estoit alée vëoir le bohordeiz et la
meslée avec les autres genz. Et quant cil vit qu'il n'en
180 porroit nules avoir, si plora et fu moût destroiz et angois-
seus. Et lors s'en revint arriérs par devant le mostier en
la place ou li perrons estoit et vit l'espée ou il n'avoit
oncques essaie. Lors se pensa que, se il pouoit, il laporteroit
a son frère. Si vint par iqui a cheval, si la prant par le
185 poingnal, si l'en porte et la couvri dou pan de sa cote. Et
ses frére(s), qui l'atendoit hors de la meslée, le vit venir, si
ala a l'encontre, si li demanda s'espée. Et cil respondi
qu'il ne la pooit avoir, mais il en aportoit une autre; si
traist celle desoz le pan de sa cote, si li mostre. Et cil li
190 demande ou il l'a prise, et cil dist que ço est l'espée dou
155-C. A essaier... a osier, pour essayer d'ôter: deux emplois de a, différeuts de l'u-
sage moderne, mais qui s'exjdiquent fort hien par le latin ad.
157. Cui JVoslre Sires viaut qui soit, que Notrt^ Seigneur veut qui soit. Tournure à re-
gretter et qu'on trouve encore usitée au xviiie siècle. Cf. Voltaire, Commentaire sur l'é-
pitre à Ariste (de Corneille) : « Voici celte épître qu'on prétend qui lui attira tant
d'ennemis. »
1G4. Vieil champ, champ en friche. — 108. El recommenciérent, et on recommença.
188. Mais il, mais qu'il. — 18'J. Celle desoz, celle de dessous.
MERLIN 149
perron. Et Quex la prent, si la mest soz le pan de la soiie
cote et qiiiért son père tant que il le trouva. Et quant il
l'ot trouvé, si li dist : « Sire, je serai roiz, vez ci i'espée
dou perron. » Quant li pére(s) la vit, si s'en merveilla moût,
195 et li demanda cornent il l'a voit eiie. Et il dist qu'il l'avoit
prise ou perron meïsmes. Quant Antor li oï ce dire, si ne
le crut pas, ainz li dist qu'il mantoit. Lors s'en alérent
entre els dos vers l'église et li valiez après. Si dist Antors,
quant ils furent vers le perron dont I'espée fu ostée : « Qex,
200 biau tilz. ne me mantez mie, dites moi coment vos avez
celle espée eiie; car se vos me mentoiez, je le savroie
bien, ne je ne vos ameroie jamais. » Et il respont,
comme cil qui ot grant honte: « Sire, certes, je ne vos
mentirai ja. Artus mes frère la m'aporta, quant je li
205 demanda "i la moie ; se ne sai je coment il l'ot. »
Quant Antor l'ot. si respont: «Baillez la moi, biaus
doz tilz, que vos n'i avez nul droit, que je vol en
essaier. » Et il la li baille. Et quant il la tint, et il
garda deriér soi, si vi(n;t Artus qui les sivoit. Lors
210 ï'apèle(z) ! « Biais filz, ça venez et me dites coment vos
avez ceste espée. » Et il li conte. Et li prodom fu mont
saiges, et li dist: « Tenez I'espée, si la metez ariére la
ou vos la preïstes. » Et cil la prant, si la ranclume: et
elle se tint ausi bien come elle avoit oncques avanz
215 fait. Et Antor comenda a Qex son fil que il i essaiast. Et
cil i essaia, si ne post. Lors s'en ala Antor ou mostier et
les appela ambedeus et dist a Qex son fil : « Je savoie bien
que vos n'avoiez pas I'espée ostée. » Donc prist Artus entre
ses braz, si li dist : « Biaus sire chiers, se je pooie por-
220 chacier et querre cjue vos fussiez rois, quel mièlz m'en
seroit il '? » Et il respont : « Sire, je ne puis avoir ne cest
bien ne autre que vos n'en soiez sire(s), comme mon père. »
Et Antor respont : « Sire, vostre père sui je de norreture,
mais certes je ne sai qui vos engendra. » Quant Artus oï
225 c[ue cil qu'il cuidoit que ses père(s) [col. 2) fust le desavouoit
de son til, si plora et ot moût grant duel et dist: « Biau
sire Diex, coment avrai je autre bien, cjuant je ai failli a
père ? » Antor respont : « Sire, vos n'avez pas failli a père,
que père covient il que vos aiez eu; mais certes je ne sai
191. Mest. Voy. 70, note. — 205. Se {= sic), et. — 207. Que... que, car.
211. Il li = il le li. Ellipse ordinaire. Lorsqu'on a à employer avec le verbe le pro-
nom de la 3e pers. comme i-égime indirect et comme régime direct, on supprime ce dernier.
216. Post. Voy. 70, note. — 222. Comme mon père, comme étant m. p.
225. Cil qu'il cuidoit que ses pére{s) fust, celui qu'il croyait être son père.
150 (:HRESTO^rA•l'HIE de l'ancien français
230 qui il fii ne qui il est, a esciaut. Biaus sire chiers, se
Nostre Sire velt que vos aiez ceste grâce, et je (ne) la vos
aïe a porchacier, dites moi quel niiélz il m'en sera. » Et
Artus resi)unt : « Sire, itél com vos plera. » Lors li conte
Antor la bonté que il li a faite, et coment il le norri, et
235 coment il sevra son lil et list norrir a une femme estrange,
et il alaita le lait sa femme: « Por ce devroie/ bien raiidre
et moi et mon til le guerredon, que onques nus liom ne
fu norri a vos. Si vos pri, se vos avez ceste grâce et je la
vos i)uis aidier a porchacier, que vos le merissoiz moi et
240 mon lil. » Et Artus respont: « Sire, je vos pri que vos ne
me desavouoiz de Jil, que donc ne savroie je ou aler; et
se vos me poëz ceste grâce porchachier et Dex voille que
je l'aie, vos ne me savroiz ja chose demander que je ne
face. » Et Antor respont : « Je ne vos demanderai mie
245 vostre terre, mais tant vous di je bien et requiér que vos
Qex vostre frère, se vous estes rois, façoiz seneschal de
vostre terre, en tel manière que, (vos) por forfèt que il
face ne a vous ne a home ne a femme de vostre terre, ne
puisse perdre sa seneschalcie, que il touz jorz tant comme
250 il vivra seneschals ne soit. Et se il est fols et vilains et
tel, vos le devez bien soufrir, que ces mauvaises tesches
a il eiies por vos et prises en la garce que il alaita,
et por vos norrir est il desnaturez ; por quoi vos le devez
miélz soufrir que li autre. Si vos pri que vos li doingniez
255 ce que je déniant. » Et Artus respont : « Je li doiiig
moût voientiers. » Lors le menèrent a l'autel, si lor jura
a bien et a foi a tenir; et quant il lor ot juré, si vindrent
arriérs devant le mostier. Et lors fu la meslée reinése, et
si s'en revindrent li baron a l'église por vespres. Et lors
200 apela Antor ses amis et son lingnaige et dist a l'arce-
vesque : « Sire , vez ci un mien enfant qui n'est inie
chevaliers, qui me prie que je le face essaier a celle
cspée; si apelez, s'il vos plaist, de ces barons. » Et il si
list. Et lors s'assemblèrent tuit au perron, et quant il furent
' 265 assiimblè, Antor comenda Artus que il preist l'espée et la
baillast l'arcevesque, et il si list. Et quant l'arcevesques la
234. Douté, marque de bienveillance. — 235. Sun fil. Woy. XXXI, ii, 24, note.
230. Jl. Artus. — 237. Moi et mon /il, à moi et à mon f. (;f. 239. — 238. A vus, avec vous.
2.39. Merissoiz, et fa-oiz 240. Formes aiialogique.s calquées sur la Irc conjugaison. Cf.
desavouoiz 241, oii oi (= ei = ê latiu) est étymologique.
247. Por forfcl que, quelque injure f|ue.
2.')0. Ne est amené par le sens négatif do la proposition dont celle-ci di'pMiil.
257. A tenir a, de se tenir, de rester lidèlo à. Voy. iv, 20, note.
203. Si apelez, appelez donc.
RICHARD LE BEAU
151
tint, si la prist entre ses liraz et chanta : « Te Deum
laudamus. » Et einsi l'en portèrent on mostier. Li baron
fnrent mont angoissens et distrent qne ce ne porroit estre
270 qne nns garçons fnst sire(s) senr els. Et qnant l'arcevesqne
Toi, si s'en corroça et dist : « Nostre Sire(s) sét niiélz qni
chascnns est qne vos. » Et Antor et ses lingnaigcs, et
grant partie des antres genz et li comnns don pneple, por
l'Eglise qui s'y tenoit, érent devers Artus, et li baron de
275 la terre érent (y", col. 1) encontre.
XXY. MAITRE REQUIS
RICHARD LE BEAU
Or cliovauche Richar.s li prous :
Aiiis ne chevaucha si lionteus.
Mi:>ut est dolans, ne sét que facho,
D'unne verge son clieval cache,
5 Car rien ne fait pour esporons.
Et qui dont veyst ces garchons
De la vile, con le dehuient,
Con li musart apriès lui Ijruieut !
De la ville ist plus toz que pot,
10 Le pas s'en ist, non pas le trot.
.1. jour chevauche et une nuit,
INIais moût et poi de son déduit.
Et l'endemain entre en .j. boz.
Mais il n'aloit pas les galoz.
15 Quant ot bien une lieuwc alée.
Si a haut la tieste levée.
Et voit venir .j. chevalier
Armé dessour .j. blanc destrier.
L'armeûre qu'il ot viestie
20 Plus I)lanche est d'unne noif negio ;
Tout avoit lîlanc, escu et lanehe,
Enviers Richart mont toz savan-
[che ;
Et quant Richars le voit venir,
A painnes se puet il tenir
25 Qu'il ne se voist reponrre el l)Oz.
Et li chevaliers vient moût toz,
Qui l'enfant hautement salue.
273. Por, à cause de. — 274. Qui s'ij tenoit, qui teuoit l'our hii.
' Richars li Biaus zum et'stem Maie herausgegeben von Dr Wendelin Foerster,
Wien, 1874, v. 4457-4612. — L'auteur de ce roman d'aventures (voy. Tableau, p. xxx),
maître Requis, est absolument inconnu. Il écrivait dans la seconde moitié du xiiic siè-
cle, dans le dialecte du pays de Liège. Il est peut-être aussi l'auteur de Blattcan-
din et l'Orgueilleuse d'amour. — Richard, au prix de tout ce qu'il possède, fait donner
la sépulture' à un vaillant chevalier dont le corps était resté en gage chez un hôtelier,
son créancier; puis il va au tournoi sur un mauvais cheval que lui a donné celui-ci,
après l'avoir dépouillé de tout, en échange du cadavre. Il rencontre le chevalier ressus-
cité, qui, par reconnaissance, va lui rendre les plus grands services.
4. Cache (= captiat), en français chace. On sait que le picard et le wallon conservent
sans altération ca latin, tandis qu'ils transforment en chuintante le c doux du français
= ci, ti -\- voyelle.
ïi.Rien ne fait pour esporons, il ne bouge pas malgré l'éperon.
0. Qui dont veyst, il fallait voir alors. Voy. Gloss., s. v. que i .
8. Apriès. E entravé donne régulièrement iè dans le dialecte du Nord-Est. Cf. liesleMi,
viestie 19, pierte 34, etc.
10. Le x>as, le trot, au pas, au trot. Cf. les galoz 14.
15. Lieuire pour lieue = leuca. Cf. lieive lxii, 3 = lovât, rinces xxv, 73, e!e.
2(i. Toz, pour tost, tôt. Cf. 13S.
152
CHRESTOMATHIE DE L ANCIEN FRANÇAIS
Richars loiis do lionto tressuo.
Et li dist en liaz : « Dieus vous
[saut !
.■{') Li cllovalitn•^^ s'oscrio en haut :
« Kichars, » fait il, « se tu voloyes,
Ta foy tu nie liancheroies.
C'a cost tiiurnoy tout sans eugagne
Serons de pierte et de gaa^ne. »
:i"> Dist Richars : « C'est grans vi-
[l<)nnie
D'omnie qui sieut chevalerie,
De gaber autre chevalier. »
Chilz respont : « Ne te coure-
[chier ;
Vechi ma main, je te fianche
RO Que loyalté et alyanche
Et foy tous tamps te porteray.
Et loyalz compains to spray. »
Richars respont : « Et je l'otroy. »
Entreplevi se sont andoy.
'i') Richars s'en vait sans sa mesnie.
Mais or a Itonne compagnie.
« Richars, « fait dont li chevaliers,
« Moût est bons et fors mes des-
[triers :
Andeus nous portera moût bien ;
:")() Laisse tout coy enqui le tien.
Monte en la sielle de cestui. »
Et Richars respont : « Ce n'iért hui.
Mais montés i et je dei'riers.
— Non feray, » dist li chevaliers:
■"') « Mais se dou tout ouvrer voloyes
Par mon loz, que sages feroics. »
Et dist Richars : « Je vous creray,
Par vo C'jnseil dou tout feray. »
Richars monte sour le destrier,
60 Et li blancs chevalliers derrier ;
Lor voie aqnellent, si s'en vont.
Trois jours tous plains chevauchii'
[ont:
An qnart jour a la chité vinrrfut,
U maint l)aron au tournoy vinrrent.
65 « Richars, » fait li blancs cheva-
[liers,
« Je vueil aler comme escuiiers
En la cliitépour l'ostél prendre.
Ciia fors te convcnrra at(Midre,
Et gentilment ton cors demainne.
70 A l'ostél au prevost demainne
Te vorray anuit hierbregier.
Et si te di que 11 planchier
Et les ruw-es sont si très plaignes
De chevaliers et de compaingnes,
75 Que ne sévent u osteler.
— Que savés vousf » ce dist li bér.
« Je le .sai bien, atent moy chi,
Dessi que revenrray a ti. »
Ridiars a otriiét le plaît,
80 EiHjui demeure et chilz s'en valt.
A la chité en est venus.
Noblement s'i est maintenus;
A l'ostél le prevost en vient.
Qui riche ostél et grant court tient :
85 Mais grant sairement a juré.
Ce dist ja n'en iért parjuré.
Qu'en l'ostél n'avra chevalier.
Se desous lui n'a a baillier
.XL. escus au mains u plus,
Oil U il ne soit u qnens u dus.
Li blans chevaliers le salue.
De hierbregier tourment l'argue.
« Sire prevoz, » fait il, « oiiés.
Mon signour et car hierbregiés,
05 (varmout est ridiez et poissans.
— Mainne il, » fait il, « auques de
[gens ?
— Oyl, vous verres aine tierc jour
.liij. XX. u plus a séjour.
Qui tout seront de no mesnie. »
100 Dist li prevos : « Je nel croi mie;
Mais puur ceste bourde afremer,
(Jnevonspuisseliourdeurnouniiei-,
29-30. En ha:, en haut, à voix basse, à haute voix.
45. Richars, etc. Ses écuyers l'avaient abandonné, en voyant dans quel état l'avait
rédnit sa générosité envers le mort.
47. Dont, alors. — 52. Ce n'iert hui, jamais !
.')4. yon feray, je n'en ferai rien. Voy. au Gloss. s. v. faire.
(il*. Ton cors (pour loi, te) demainne, tiens-toi. Cf. 82.
7(;. Que savés vousî qu'on savez-vous ?
78. Ti f= lei). Forme spéciale au picard et au wallon. Cf. veir = veeir, etc.
!«). Soit. Changement de mode non justifié.
!)4. Inversion hardie du régime.
98. A séjour, séjournant. — 101. Afremer, confirmer.
102. Que, pour ((uo. Notez le changement de construction. — Bourdeur, diseur de bour-
des, de lourdes plaisanteries. La contraction de -eiir= -atorem en -eur, qui inili((ao une
époque relativement récente, a eu lieu de meilleure heure dans certains dialectes. Cf.
peskeurs 123.
LES SEPT SAGES DE ROME
153
Vueil je que mon ostél aiiés.
— Provoz,- or no vous esmaiiés, »
K lO Fait li blans lions, « mais venez ont
Et s'aportés assés argent,
S'acaterons assez vitaille. »
Distli prevoz : « Or Dieusi vaille!
.1. seul capon accaterés :
110 Vous deus assés en avérés.
Si vous più que ja n'i broiiés.
Car je ne cuicli cpie plus soiiés
Que vous et vos sires sans plus. »
Li blans chevaliers s'est teiis,
115 Mais il a dit : « Nato cpie nato. »
Vint as maisiaus, .iij. ])ues accate,
Et de .V. pors retint les chars.
Dont ne le tint chilz pour escars.
« Ostez, » di.st il, « iinez de tout. «
l'20 Et chilz fine de tout en tout.
Si con li prevoz se retourne.
Et li ])lans chevaliers retourne
Viers les peskeurs, s'en i ot un
Qui .j. pisson ot non commun,
12Ô Car li senescaus de la ville
L'avoit bien barghegnié sans gliille
Pour le roy; si ot fait savoir
Que le poisson ne pot avoir.
S'il ne payoit plus de .xx. Ib' :
130 Par tant en pot aler délivres.
Li lilans chevaliers le regarde :
« Amis, » dist il, « or te prent garde :
Pour combien j 'arai ce poissi m ?
— Amis, » dist il, « sans raenchon,
ISô Pour .XXX livres l'avérés.
— Amis, » dist il, « vous les ares.
— Ostez, » dist li blans chevaliers.
Fines en toz sans delaiier. »
Et quant li prevoz l'a oyt.
140 Si maudi.st l'eure qu'il le vit,
Mais que ce tu entre ses dens.
C'a lui fu pris li payemens.
De tout tina, tout cuide pierdre,
Car il ne sait a coy ahierdre;
145 îs'equedent fait il bonne chiére.
Li lilans chevaliers vint arriére,
Tout son accat fait mettre cuire,
A l'atourner se volt déduire.
« Ostez, « fait li blans chevaliers,
150 « Faites haster ces escuiiers.
Car je vois querre mon signour :
Ancui arons tieste grignour.
— Hastez vous donc,» fait liprevos.
Apriès a dit : « Je sui trop fols,
155 Quant tel despens i paiay huy.
Si ne tieng encor riens de lui. »
XXVI. LES SEPT SAGES DE ROME'
Le VIP exemple par la dame (Virgilius).
L'emperiére s'en alla devers Tempereiir et lui dist : «... Et
pour ce en vérité se vous voulez ces bourdeurs croire, ilz
vous deceveront et feront paistre. Et a ce propos je vous
108. Or Dieus i vaille ! Qu'est-ce que cela ? (litt» : « que Dieu nous vienne en aide I »).
112. Cuich. Forme qui n'est pas sans exemple et oii l'i de cogito semble avoir exercé
son influence.
119. Oste: (pour ostes), hôte. Cf. 137 et 149. Le z, n'ayant plus en picard d'autre valeur
que celle de Ys, est employée par certains scribes un i)eu au hasard, sans souci de l'éty-
mologie.
122. Et li blans, etc. Proposition principale coordonnée à une proposition circons-
tancielle dont le sujet est dift'érent : construction familière à cet auteur, et qui n'est pas
rare ailleurs. Cf. xxx, 39-40. Lrx, 10, etc.
130. Par tant, pour ce prix, s'il n'en donne que ce prix.
139. Oyt, assuré par la rime vit (= ' vid't). Nous avons déjà dit que la dentale finale
s'était conservée en picard beaucoup plus longtemps qu'ailleurs.
140. Chiére, mine. — 146. Vint arriére, s'en retourna. Cf. xxiv, 68, etc.
148. Se déduire, s'appliquer.
' Deux rédactions du Roman des Sept Sages de Rome, publiées par Gaston Paris (So-
ciété des anciens textes français), Paris, 1876, p. 40-44. — La rédaction dont nous avons
154 CHRESTOMATHIE DE L'aXCIEN FRANÇAIS
(ly que jadis a Romme eust ung des plus sages hommes
5 du monde nommé Virgile, qui tist de mervilleuses beson-
gnes, comme clers racontent. 11 fist, » dist elle, « a Romme
ung feu qui par art d'ingromance ardoit nuyt et jour in-
cessamment, ne nulle fois ne croissoit ne apetiçoit; dont
le jieuple se mervilloit. Mais cncores tist il plus, car il tist
10 devant ce feu ung grant homme d'arain tenant a sa main
ung arc tendu, la tlesche en l'oche: et avoit entour son col
escript ce qui ensuit : « Se nul me lîért, je trairay tost. »
En ce point furent le feu et l'omme d'arain l'espace de
quatre cens ans. Au chiéf de ces quatre cens ans vint a
15 Romme ung evesque du pays de Cartage, qui moult or-
guilleux estoit et de grant parage : il ala veoir l'omme et
le feu et vit les lettres qui escriptes estoient autour le col
de l'image d'arain, dont il tint pou de compte, et par son
orgueil, contre le gré, conseil et voulenté de ses gens et
20 de tous les aultres qui la estoient, frappa d'ung baston
l'ymage au caignon, et aussi tost qu'il voult ferir, l'arc se
desnoqiia et la sajecte ferit droit parmy le feu. Adoncq
souldainement se destraigny le feu, tellement que oncques
puis n'y fut homme qui en sceult quelque pou de chose
25 rasambïer ne trouver. »
« Virgile, » dist l'emperiére, « tist encores a Romme de
plus belles choses, car a la porte devers Constantinopole
tist ung grant et mervilleux ymage d'arain en fournie
d'ung homme qui tenoit a sa main une pelote d'arain,
30 la quelle pelote icelluy ymage gettoit chascun jour de sa-
medi, a heure de noue, a ung aultre ymage qui estoit sam-
blable, a l'autre porte de Romme opposite a celle devant
ditte, et cest aultre ymage regettoit l'autre jour de samedi
la ditte pelote a ceïlui qui la lui avoit gettée le samedi
extrait rexeniple le plus intéressant a été écrite auxv« siècle dans le français du Centre:
c'est la mise en prose d'une rédaction en vers perdue, dont il existe une variante, publiée
par M. de Keller (Tubingen, 1830). Pour le plan de l'ouvrage, voyez Tableau, p. xxvii-
xxvm.
2. Bourdeurs. Voy. xxv, 102, note. 11 s'agit des sept Sages, qui cherchaient, par leurs
contes, opposés à ceux de l'impératrice, à retarder jus(ju'au septième jour l'exécution do
la sentence de mort portée par l'empereur Contre son lils, sur fa fausse accusation de sa
marâtre, afin de permettre au prince de S'! justifier sans violer son serment.
M. Escriptes. Le p est un retour erroné a l'étymologie, et ne s'est jamais prononcé.
Voyez les notes du n» vib pour les principales particularités de l'orthograidie du
xv«' siècle.
21. Voult ferir = ferit. Voult fait ici fonction d'auxiliaire, comme deussenl 50. Cf.
VI b, 2-30; XLI, i, 11, etc. — 22. Sajecte. Cf. meclre vib, 23 et voyez la note.
2«. Ymage (cf. 30, etc.; est du masculin, d'après l'analogie des mots en -aye dérivés des
mots latins en -aticum.
LES SEPT SAGES DE ROME 155
85 par devant; et chascune fois traversoient la ville de
Homme par le get de la pelote. »
« Encores, » dist elle, « tist Virgile iing aultre mireiir a
Romme, qui de haiilteur avoit mil piez. Ce mi eur fut de
si grant valeur et de si grant pris qu'il rendoit par nuyt
40 télie clareté que, sans aultre lumière quelconque, l'on veoit
par les rues de Romme aile ■ de nuyt les gens a leurs affaires
et besongnes : il ne leur failloit chandeilles, lanternes ne tor-
ches, ne nul aultre clarté. Quant aucune chose estoit perdue
ou emblée, l'en alloit au mireur et tantost l'en avoit cognois-
45 sauce des choses perdues ou emblées. Quant aussi aucun
roy estrangier vouloit a Romme faire guerre, on le sçavoit
tantost par le mireur, et diligemment l'en envoyoit sur lui
gens qui destruisoient lui et son pays. Tous les princes du
monde avoient grant envie que par le moyen de ce mireur
50 ceulx de Romme deussent ainsi obtenir leur seignourie.
Entre les aultres roys et princes, en avoit ung en Hongrie
qui moult estoit large et courtois; il tist a lui venir quatre
des plus sages de son pays et en qui plus il se fioit, et leur
exposa sa voulenté en disant qu'il estoit trop mal content
55 de si grande dignité que ceulx de Romme obtenoient seu-
lement par le moyen de leur mireur. Car le roy ne vailloit
pas un denier et n'estoit qu'ung usurier convoiteulx d"or
et d'argent qui de legier pourroit estre deceu. Les quatre
sages lui respondirent que s'il vouloit croire leur conseil,
60 ils feroient le mireur trébucher em bas de tant hault qu"il
estoit. Il leur accorda de faire et acomplir ce quïlz voul-
droient dire et deviser, et si leur promist de les faire riches
a tousjours. Adonc ces quatre sages y allèrent, et firent
trousser et charger douze charrettes d'or en tonneaulx, et
65 le plus secrètement qu'ilz peurent entrèrent dedens la
ville de Romme. Quant ilz furent la a requoy, ils advisè-
rent par nuyt de faire une grande parfonde fosse en ung
lieu destournè soubz nng olivier emprès ung aubespin, et
35. Traversaient a pour sujet les deux images. Tournure peu exacte.
37. Ung aultre mireur, outre cela un miroir. Jtlireiir, d'abord mirvor, mireeur = mi-
ratorem : miroir (miréoir) = " miratorium).
42. Failloit. La mouillure provient de ri de ' fallio. Cf. moiller = mollire, et ici
même, vailloit 50.
44 et 45. Emblée. Emhler s'est dit d'abord de l'oiseau de proie qui saisit en volant
(in-volare), d'oii le double sens de voler. Nous avons conservé la locution d'emblée, tout
d'un coup (en enlevant la chose).
49. Avoient grant envie, étaient fort jaloux.
. 50. Deussent. Voy. 21, note. Il y a peut-être une idée accessoire de fatalité. — Leur
seignourie, seigneurie sur eux.
156 GHRESTOMATHIE DE l'aNOIEX FIIANÇAIS
l;i enfouirent iing des tonneaulx; en trois aultres lieux et
70 quarretburs et ciiemins passans enfouirent et enterrèrent
trois aultres tonneaulx. Puis se tindrent ces quatre sages
en la cité de Homme, et largement despendoient, et si
haultement se gouvernoient que les Rommains s'en mer-
veilloient et tellement que les nouvelles en allèrent jusques
75 a la cognoissance du roy de Romme. Le roy une fois les
alla veoir; si ouïrent moult grant joye quant il/ le virent :
ilz se levèrent contre lui et lui tirent la révérence, puis
lirent apporter le vin en une grande couppe d'or, si en do-
uèrent au roy et a tous ceulx de sa compaignie qui la
80 estoient. Gellui qui ])euvoit le desrain voulut la couppe
hailler, mais elle lui demoura par cen que nul de ces gens,
c'est assavoir des quatre sages, ne la voulut reprendre :
car ilz disoient que telle estoit leur coustume de laisser la
couppe a cellui qui desraincment bevoit. Le roy de Romme
85 s'en merveilla et leur demanda ou ilz prenoient le grant
avoir qu'ilz despendoient. L'un des sages respondit :
« Sire, nous sçavons par songes les trésors enfouys, et les
» trayons hors de la terre et largement les despandons et
» distribuons. — Raulx seigneurs, » dist le roy, « je
90 » vous prie demeurez avecques moy; car en ceste terre
» sont merveilleux trésors que les Sarrasins y laissèrent
» en temps de guerre, comme l'en dit, et je suis le roy du
» pays, si est raison que j'en aye ma part. » Ilz lui accor-
dèrent de demeurer avecques lui l'espace de quinze jours,
95 et ce pendant ilz songeroient, et se faisoient fors que, s'il
y avoit aucuns trésors muchiez, ilz le[s] trouveroient. Par
ung matin, vint l'un de ces quatre sages devers le roy et
lui dist qu'il avoit songié qu'il y avoit en ung certain lieu ung
petit trésor, c'est assavoir ung tonnel plain d'or et d'ar-
100 gent, et n'y en avoit plus, mais au moins ilz le prendroient
en attendant de mieulx avoir. Le roy et les sages s'en
alèreu' au lieu et y firent fouir; ilz trouvèrent le tonnel
ainsi que dit avoit esté, et sans ce que les quatre sages y
reclamassent aucune chose, le donnèrent eutièrement au
70. Ouïrent. Orthographe curieuso où il faut relever 17, que le scribe ignorant a réta-
blie à tort comme dans aultre. etc., puis noter la transformation en o fermé devenu ou
de Vo ouvert de orenl = habuerunl, ' aurenl. ^ ^
77. Le vin, le vin d'honneur.
SO. Desrain (cf. desraincment 84) =derrain, par dissimilation. Cf. esrer lviii, 08 et
aussi disrent xxvi, 119, quoiqu'il n'y ait normalement qu'une seule r ; et avec l'autre li-
) XLIV, II, titre, V. 4, qu'il faut opposer à meller (= mesler).
!>0. Je vous prie demourez, je vous prie ue demeurer (sous-ent. que).
quide, pasle {= palle)
LES SEPT SAGES DE ROME 157
105 roy pour le plus esbahir. Les aultres trois nuytz eusui-
vans. les aultres trois sages sougérent cliascun sou touuel.
Quant vint a l'autre jour, tous ces quatre songes adveris,
les quatre sages allèrent devers le roy et lui dirent qu'ilz
avoient songié que soubz le niireur de Romme avoit ung
110 niervilleux trésor, tel que oncques Ottovien ne Nabugo-
donosor n'avoient eu le pareil. Le roy grant désir avoit de
tel trésor trouver, mais n'osoit consentir de fouyr dessoubz
le mireur. de paour que le pillier ne cliaït qui le soustenoit.
Les quatre sages l'en asseurérent, et lui dirent qu'ilz
115 appuyroient tellement le pillier qu'il n'aroit garde de tre-
buchier. Il s'y accorda; si appuyèrent le pillier pour le
roy décevoir, puis fijent dessoubz fouir moult en parfont,
tellement que le pillier qui le mireur soustenoit perdit
son fondement. Il estoit près du vespre, si disrent les
120 sages au roy qu'il estoit temps de laisser oeuvre jusques
a l'endemain, et qu'il feïst bien garder pour celle nuyt,
car le trésor, ce disoient ilz, estoit bien près d'estre
trouvé. Ainsi le llst le roy : chascun s'en alla a son re-
paire, mais les sages ne séjournèrent gaires, car diligan-
125 ment ilz s'en fuyrent hors de la cité. Quant vint endroit
l'eure'de mynuyt, le mireur torna et trébucha, et tua bien
mil personnes ; et puis que les nouvelles furent par la cité
du trebuchement du nojjle mireur, chascun y courut qui
mieulx mieulx. Quant ilz virent le fait, si coururent en
130 l'ostél des sages pour les destruire; mais pour néant fut,
car allez s'en estoient. Doncques ceulx de la cité saisirent
leur roy et moult durement le traittérent, car ilz tirent
fondre et bouillir plaiu bachin d'or et lui coulèrent parmi
la bouche dedens le corps et lui dirent en ceste manière :
135 « Or avoies, or convoitoies, et par la planté d'or mourras. »
Ainsi, » dist l'emperière, « mourut ce roy par le barat et
cautèle de ces quatre sages ; et tout ainsi' de vérité, » dist
elle, « vous veulent ces losengiers barater et décevoir, se
garde ne vous en prenez. » L'empereur, esmeu par la pa-
140 rolle de sa femme, commanda son enfant a mourir.
113. Chaït. Dérogation à l'orthographe traditionnelle, qui voulait qu'on écrivit l's
devant consonne, même lorsqu'on ne la prononçait pas. Cf. xxiv, 70, note.
114. L'en asseurérent, le rassurèrent à ce sujet.
126. Munwjt est ici déjà devenu un véritable composé, tandis qu'il conserve ses élé-
ments séparés, et par conséquent fait accorder mi avec le suLstautif, dans la mie
nuit XXIV, 24.
127. Puis que, dès que. — 128. Xable, fameux.
139. Parolle, récit.
J58 CHRESTOMATHIE DE L'aXCIEN FRANÇAIS
XXVIT. LES CENT NOUVELLES NOUVELLES
LE TliSTAMEXT DU CHIEN
Or escoutez qu'il advint raiitr'ier a nng simple curé do
villaige. Ce bon curé avoit ung chien qu'il avoit noury et
gardé, qui tous les aultres chiens du pays passoit sur le
fait d'aller en l'eaue quérir le vireton ; et a l'occasion de
5 ce son niaistre l'aymoit tant, qu'il ne seroit legier a
compter combien il en estoit assoté. Advint toutesfoizje
ne scay pas quel cas, ou s'il eut trop chault ou trop froit,
toutesfoiz il fut malade et mourut. Que list ce bon curé ?
Luy qui son pres])itaire avoit tout contre le cymetiére,
10 quand il vit son chien trespassé, il pensa que grand dom-
maige seroit que une si saige et bonne l)este demourast
sans sépulture. Et pour tant il fist une fosse assez près de
l'uys de sa maison et la l'enfouyt. Je ne sçay pas s'il fist
une marbre et par dessus graver ung epitaphe, si m'en
15 tays. Ne demoura guéres que la mort du bon chien du
curé fust par le villaige anuncé et tant espandu que aux
oreilles de l'evesque du lieu parvint, et de sa sépulture
saincte que son maistre luy bailla. Si le manda vers lui
venir par une belle citacion par ung chicaneur :
20 « Helas ! » dist le curé, « et qu'ay je fait, qui suis cité
d'oftice ? — Huant a moi, » dist le chicaneur, « je ne
scay qu'il y a, se ce n'est pour tant que vous avez enfouy
vostre chien en terre saincte, ou l'on met les corps des
' Chefs-d'œuvre des conteurs français avant La Fontaine, par Ch. Louandre. Paris,
Charpentier et C'«, 1874. Cf. le Testament de l'âne, de Rutebeuf. — Nouvelle écrite au
xve siècle en français de rile-de-France (Voy. Tableau, p. xxxii).
1. Que, quelle chose (interrogation indirecte). Cf. 22.
4. A l'occasion de ce, à cause de cela.
('). Compter, conter.
7. Cas, accident.
14. Marbre a changé de genre, à cause de la désinence féminine.
15-10. La mort fust anuncé. L'anacoluthe par laquelle le participe rest« invariable est
favorisée par l'éloignement du sujet. L'auteur, oubliant le suji-t, a évidemment employé
la tournure de l'impersonnel passif, comme le montre l'emploi d'un régime indirect après
parvint, qui ne s'explique que si ce verbe est pris aussi impersonnellement. Cf. LXVII,
1, 11 voyez la note.
18. Le manda venir. Il faut admettre une proposition iaûuitive. A la bonne époque, on
aurait dit: a venir. Voy. iv, 26, note.
LE TESTA^rENT DU f:HIEX 159
chrestiens. — Ha ! » se pense le curé, « c'est cela ? »
25 Or il lui vint en teste qu'il avoit mal fait, et que s"il se laisse
emprisonner, qu'il sera eseorché ; car monseigneur l'Eves-
que est le plus convoitenx de ce royaulme, et si a gens au-
tour de lui qui sçaivent faire venir l'eaue au moulin, Dieu
sçait comment. Il vint a sa journée et de plain bout s'en
30 aia vers monseigneur l'Evesque qui lui list ung grant pro-
logue pour la sépulture du bon chien. Et sembloit a l'ouyr
que le curé eust pis fait que d'avoir regnïé Dieu, Et après
tout son diue, il commanda qu'il fust mené en la prison.
Quant monseigneur le curé vit qu'on le vouloit bouter en
35 la boyte aux cailloux, il fut plus esbahy que ung canet, et
requist a monseigneur FEvesque qu'il fust ouy, le quel lui
accorda. Et devez savoir que a ceste calenge estoient
grant foison de gens de bien et de grant façon, comme
l'official, ies promoteurs, le scribe, notaires, advocas, pro-
40 cureurs et plusieurs autres, les quélz tous ensemble grant
joye menoient du cas du bon curé, qui a son chien avoit
donné la terre saincte. Le curé en sa detfense et excuse
pai'la en briéf et dist :
« En vérité, Monseigneur, se vous eussiez autant con-
45 gneu mon ])on chien, a qui Dieu pardoint, comme j'ay fait,
vous ne seriez pas tant esbahy de la sépulture que je luy
ai ordonnée comme vous estes, car son pareil, comme
j'espoire, ne fut jamais trouvé, ne sera. » Et lors com-
mença a dire bausme de son chien : « Aussi pareillement,
50 s'il fut bien sage en son vivant, encores le fut il plus a sa
mort, car il tist ung très beau testament, et pour ce qu'il
savoit vostre nécessité et indigence, il vous ordonna cin-
quante escuz d'or, que je vous apporte. » Si les tira de
son sain et les bailla a Tevesque. le quel les récent vou-
55 lentiers, et lors loua et approuva le sens du vaillant chien,
ensemble son testament et la sépulture qu'il lui Ijailla.
31. Pour, au sujet de.
35. Boyte aux cailloux, prisou,
30. Lui. Voy. xxiv, 211, note.
47. Comme vous estes, que vous l'êtes.
48. Esp'jire. Cf. xlv, 207. Forme très régulière, ê latin ayant donné ei (puis oi), sauf
que l'e linal est analogique. Espère est une forme entièrement analogique. Cf. çoile, au-
jourd'hui cèle, iioile, aujourd'hui 2ièle, etc.
52. Ordonna, assigna (cf. ordonnancer^.
160 CHRESTOMATHIE DE L' ANCIEN FRANÇAIS
XXVllI. LE ROMAN DE JEAN DE PARIS *
Comment
des mot
le roy cVEspaigne demanda a Jehan de Paris l'exposition
tz qu'il avait ditz au roy d'Angleterre, son beau filz.
« Si je n'avoye peur de vous desplaire, » dit le roy
d'Espaigiie. « je vous demanderoye l'exposition d'aulcuns
motz que vous avez ditz en chemin a nion beau lilz. —
Certes, » dit Jehan de Paris, « demandez ce qu'il vous
5 plaira, car riens ne me sçauroit desplaire. — A vostre
congié dont. » dit le roi d'Espaigne; « je vous en vois
dire ung. Mon beau tilz d'Angleterre m'a dit que, quant
vous veniez, ung jour qu'il pleuvoit très fort, vous lui
distes que luy, qui estoit roy, devoit faire porter a ses
10 gens des maisons, pour eulx garder de la pluye en che-
vauchant. Si ne puis je entendre comme ces maisons pour-
roient aller, ne qui les porteroit. » Jehan de Paris se print
moult fort a rire, puis luy dist : « Certes, cela est bien
aysé a entendre ; car, si vous eussiez esté sur le lieu, vous
15 l'eussiez bien congneu; car il pouvoit bien prendre exem-
ple a moy et a mes gens, qui prismes manteaulx et chape-
rons a gorge, avecq nos oseaux, qui nous gardoyent bien
de la pluye ; et quant il faisoit beau temps, nous les met-
tions sur noz bahutz. Et ce sont les maisons que je disoye
20 a vostre beau hlz, qui estoit moillé, luy et les siens, comme
s'ilz fussent plongez en la rivière. — Haa! » dist le
roy, « par Dieu ! vous en dictes la vérité. — Vraye-
mènt, M dit le roy de Portugal a l'oreille du roy d'Espai-
■ Le Romant de Jehan de Paris, ro;/ de Franco, publié par M. Anatole de Montai-
glon, Paris, 18G7, p. 108 sqq. — Le t^xte a été coUationné sur le uis. B. N., fs. fr. 1405.
— Cf. la i' nouvelle de Giovanni Scrcanibi (éJit. Kodolfo Renier), p. 22 sqçi., et le roman
de Jehan et Blonde, de Philippe de Rémi, sire de Reaumanoir, analyse dans l'Intro-
duction à l'édition de ses Œuvres poétiques, que publie M. Suchier pour la Société des
anciens textes français, p. 90 sqq. — Le Roïiian de Jean de Paris est une œuvre char-
mante, écrite par un anonyme au xv» siècle. Sous le pseudonyme de Jean de Paris,
l'aiiteur, qui était peut-être lyonnais, semble avoir voulu mettre en scène le roi do France
Charles VIH et raconter son mariage avec Anne de Bretagne, qui eut lieu en 1491. Il
oiipose l'élégance spirituelle des mœurs de la cour de France à la simplicité un peu
grossière des moeurs de l'Allemagne, dans la personne de l'Archiduc Maximilien, déguisé
sous le nom du roi d'Angleterre, le fiancé malheureux de la duchesse.
4. Ce qu'il vous plaira. Que et il constituent un véritable pléonasme^ comme le
montre la phrase : tout ce qu'il vous plaira me plaist 47 (aujourd'hui « tout ce qui,
etc. •).
10. A'n c/iefaMc/mn^ pendant qu'ils chevauchaient. Gérondif se rapportant au régime.
15. Le, cela. — Cow^new, compris. — 19. Ce sont, ce sont là.
LE ROMAN DE JEW DE PARIS 1(51
gne, « cestuy n'est pas si fol comme vostre beau fllz disoit,
25 ains a iing moult beau et vif entendement, de son eage. »
« Encore vous en demanderay je une aultre chose, » dit
le roi d'Espaign?, « s'il est vostre plaisir. C'est que ung
autre jour vous iuy dites pour quoy il ne faisoit porter a
ses gens ung pont pour passer les rivières. — De cela
30 ne fault il pas grant exposition, » dit Jehan de Paris, « car
elle est de mesmes a la première. Il est vray que, par
deçà Bayonne, ung jour nous trouvasmes une petite ri-
vière bien creuse et roide. Le roy d'Angleterre et ses
gens, qui estoient mal montez, se mirent dedans ' pour
35 passer, dont il s'en noya bien LX des plus mal montez;
et je passay après avecq mes gens, qui n'eurent nul mal;
et quant nous fusmes passez, le roi d'Angleterre me fist
ses plains de ses gens qui estoient noyez. Et lors je Iuy
dis qu'il devoit faire apporter ung pont pour faire ses
40 gens a saulveté passer les rivières, c'est a dire bons che-
vaulx, comme ilz veirent bien les miens, qu'ilz n'eurent
aulcun mal. Je cuydoie bien qu'il l'eust entendu. — Par
Dieu, » dist le roy de Navarre, « bien le lui bailliez por
entendre. Or, puis que tant nous en avez dist, )> dit
45 le roy d'Espaigne, « je vous prie que nous declairez le
tiers,^ et plus ne vous en parlerons. — Je vous ay dit
que tout ce qu'il vous plaira me plaist; pour ce, n'en
faictes difficulté. — Je vous prie donc, » dist le roy
d'Espaigne, « que vous nous declairez comment vous en-
50 tendez ce que vous lui dites, que vostre feu père estoit
venu en ce pays il y avoit environ XY ans, et avoit tendu
ung lax a une canne, et que vous veniez pour veoir si la
canne estoit prinse. — De cela, » dist Jehan de Pa-
ris, «je ne blasme point le roy d'Angleterre, car il est
55 bien fort a entendre; et toutesfoiz, puis qu'il vient a pro-
poz, je suis contant de le vous declairer. Or entendez que
25. De son eaije, ]iour son âge. — 27. Il, cela, ce (cf. 54 et .>j).— 28. Xc, ne... pas.
iV. Corame ilz veirent bien les miens, qu'ilz n'eurent. Deux constructions sont ici
mêlées. Nous dirions, ou bien: « comme ils virent bien qu'étaient les miens, qui n'eu-
rent », ou bien « : « comme les miens, qui n'eurent». D'ailleurs nous avons ici, au lieu
d'une proposition relative avec qui, dépendant du régime les miens, une proposition
complétive directe dépendant de virent, avec le régime du verbe j)rincipal pour sujet
sous la frjrme du pronom personnel ilz, tournure pléonastique fréquente eu grec, et qui
n'est pas tout à fait inconnue au latin.
43. Por entendre, de façon à ce qu'il le comprit.
45 et 49. Declairez. Subjonctif archaïque, dont on a lieu d'être surj^ris à cette éj)oque.
Peut-être faut-il lire déclariez.
50. Vostre feu père. Cf. feu mon pore 58^ oii se voit déjà la construction moderne.
54. Il, ce, cela. Cf. 27 et 55.
56. Que, quelle chose (interrogation indirecte).
coxsT.\Ns. Chrestornathie. 11
162
CHRESTOMATHIE DE L ANCIEN FRANÇAIS
c'est : Il est vray qu'il y a environ XV ans passez que le
Roy de France, feu mon père, vint en ce païs pour re-
niectre vostre royaulnie en vostre obéissance et lever le
60 siège a la royne vostre femme, que'veez ci; et quant il
s'en voulut aller, tous deux lu y donnastes vostre tille pour
icelle nuirier ou l)on lui sembleroit, et il vous respondit
que ce seroit avecques moy. Et c'est le lasson, et veez cy
la canne que je suis venu veoir si elle est prinse. »
XXIX. TABLEAUX '
I.
Il f.stoiont jadis dui frère
Sans cunsfil de pore et de mère,
El tout sauz autre coiiipaignie ;
Povretez fu bien lor amie,
5 Qiiar soveiit lu en lor compaii^ne,
Et c'est la riens qui i^lus mehaiu-
[gue
Cels entor qui èle se tient :
Nus si granz nialages ne vient.
Ensanible manoient andoi
10 Li frère, dont dire vous doi.
Une nuit furent moût destroit
De soif et de fain et de froit;
Chascuus de ces niaus sovent
[tient
A cels cui povretez main tient.
lô ..I. poi se pristrent a pensser
Comment se porroient tensser
Vers povreté qui les aiiressc.
Sovent lor fèt sentir mesèse.
Uns moût renommez riches lion
'20 Manoit moût près de lor meson :
Cil sont povrc, li riches fols
En son cortil avoil des chois
Et en restal)l(' di's ])rel)is.
Andui se sont cèle part mis :
'2'j Povretez fait maint homme fol.
Li uns prent .j. sac a son col,
L'autres .j. coutel en sa main.
Amliedui se sont mis au plain :
L'nns entre el cortil maintenant,
30 Puis ne vait guèrcs atardant.
Des chois trcnciia par le cortil.
L'autres se trest vers le Ijercil
Por l'uis ouvrir : tant fèt qu'il
[l'uevre.
Avis li est que bien vait l'uevre ;
ô'J. Lever le siège a la royne, diilivrer la reiue assiégée {liU : « faire lever le siège de
a reine »).
01. JJonnasles. Le sujet est plus raremeut sous-eutendu à la 2<: personne du 2>luriel.
" Recueil général et complet des Fabliaux des xiii» et xiv siècles, par MM. Ana-
tole de Montaiglon el Gaston JRaynaud. — Ces deux fableaux anonymes semblent être
de la lin du xin» siècle et écrits dans le français du Centre, quoique le manuscrit porte
des traces de picard.
I. EsTVL.i, t. IV, 87-92 (ms. B. N., fs. fr., 837, f" 227 vo, et 19152, f» 51 r» ; Bibl. de
Berne, 'àôi, 1" 110 r»). — Cette amusante histoire, que Paul-Louis Courier s'est appro-
priée (voy. édit. F. l)idot, ISIil, p. 274, lettre à sa cousine madame Pigalle, à Lille), se
trouve aussi dans BouaveiUure Uesnériers, Nouvelles récréations et joyeux devis. Une
partie de l'aventure est reproduite dans les Contes de la reine de ÎVavarre (nouv. 34) ;
Le Melel d'Ouville, au xvii« siècle, et Imbert, au xviii«, en ont à leur tour donné une
imitation.
14. Ctii povretez main tient, à qui j)auvreté tient la main, que j). tient enchainé.
22. Cliot rime légitimL'mt.'iit avec fol : car att latin donne o ouvert comme o entravé. Le
moderne cfiou vient de chou, où Vu est le produit de la vocalisation de l'I.
FABLEAUX
163
35 Tastant vait le plus cras mouton.
Mais adonc oncoi' seoit on
En l'ostél, .si c'on tre.soï
L'uis du liorcil, quant il l'ouvri.
Li prcudoni ajiela son fil :
40 « Va veoir, » dist il, « el cortil.
Que il n'i ait rion s»^ Ition non :
Apèlc le ciiien do nieson. »
E.stuhi avoit non li cliion.s :
Mes do tant lor avint il biens
45 Que la nuit n'ert mie en la cort.
Et li Vallès prenoit escout :
L'ai.s devers la cort ouvert a
Et crie : « Estula ! Estula ! »
Et cil du Jjerçuel respondi :
5(j « Oïl voirement, sui je ci. »
Il fesoit niout obscur et noir.
Si qu'il nel pot apercevoir
Celui qui si respondu a ;
En son cuer bien por voir cuida
55 Que li chiens eûst respondu.
N'i a puis guères atendu:
En la nieson droit s'en revint,
Grant paor ot quant il i vint :
« Qu'as tu, biau tllz? » ce dist li
[père.
60 — « Sire, foi que je doi ma mère,
Estula parla or a moi.
— Qui? nostre chien? — Voire,
[par foi;
Et se croire ne m'en volez,
Huchiez le errant, parler l'orrez. )>
65 Li preudom maintenant s'en tort
Por la merveille, entre en la cort
Et hucha Estula, son chien.
Et cil, qui ne s'engardoit rien,
Li dist : « Voirement sui je ça.»
70 Li preudom grant merveille en a :
« Par toz sains et par toutes
[saintes.
Filz, j'ai oï merveilles maintes,
Onques mes n'oï lor pai'oilles.
Va tost, .si conte ces merveilles
"îô Au pre.stre: si l'amaine o toi.
Et li di qu'il aport o soi
L'estole ot l'éve ])eneoite. »
Cil, au plus tost qu'il puet,
[s'esploite.
Tant qu'il vint en l'ostél au prestre.
80 Ne demora guères en l'estre,
Vint au provoire isnèlement :
« Sire, » dist il, « venez vous ont
En meson oïr granz merveilles :
Onques n'oïstes lor pareilles.
85 Prenez l'estole a vostre col. »
Dist li prostrés : « Tu es tout fol.
Qui or me veus la fors mener;
Nus piez sui, n'i porroie aler. »
Et cil li respont sanz délai :
90 « Si ferez, je vous porterai. »
Li prostrés a pri.se l'estole.
Si monte sanz plus de parole
Au col celui, et il s'en va
La voie. Si comme il vint la
95 Qu'il voloit aler plus briéfment.
Par le sentier tout droit desceut,
La ou cil descendu estoient.
Qui lor viande porchaçoient.
Cil qui les chois aloit coillant
l<Xl Le provoire vit l)lanchoiant ;
Guida que ce fust son compaing
Qui aportast aucun gaaing.
Se li demanda par grant joie :
« Aportes tu rions?— Par foi, oie,»
105 Fait cil qui cuida gue ce fust
Ses pères qui parle eûst.
« Or tost, » dist il, « gète le jus :
Mes coutiaus est ])ien esmolus.
Je le fis iér moudre a la forge ;
49. Cil dit bei\-uel, celui qui était dans l'étable.
52-3. .\et •= ne le. Le fait pléonasme avec celui.
59. Ce dist. Voy. vi^, 13, note.
(>5-(J. Tort, tourne : mis pour tome, à cause de la rime. L'o provenant de ô, û latin
étant fermé, c'est-à-dire prononcé entre o et on, aujourd'hui on, tort, qui rime avec cor^
se distingue nettement de tort substantif, qui rime avec mort {<> entravé).
OU. Merveille, chose étonnante; mais au v. 70, « étonuement ».
75. PresCre. Voy. 101, note.
78. .S" (= se = sic), particule a peu près explétive, qui représente cejiendant la cir-
constance exprimée dans la proposition précédente.
loi. Son compaing , son compaguon. Cumpainz se trouve déjà dans le ms. d'Oxford
Au. Roland (cf. V, i, 1, etc.), mais compaing, forme étymologique, doit être plus ancien.
Du reste, il y a eu de bonne heure anarchie dans la déclinaison des noms à accent mo-
bile, qui ont donné pour la plupart deux formes ayant, chacune leurs deux cas. Cf. pro-
voire ei prestre, stter et seror, compaing et compagnon, etc. Il faut admettre que le pré-
dicat a été mis au cas régime (ce dont on a de nombreux exemples), et que compaing
est ici le cas obliqne de compainz. Cf. vib, 334.
164
CHRESTOMATHIE DE L'ANCIEN FRANÇAIS
110 .Ta avra copoo la gorge. »
Et (luaut li prostrés l'entendi,
Bion cuida c'on l'eûst trahi :
Du Cul celui est jus saillis.
Si s'en fuit trostoz csmaris ;
115 Mes son soupeliz ahocha
A .j. pcl, si qu'il remést la,
Qu'il n'i osa pas tant ester
Qu'il le peûst du pél ester.
Et cil qui les chois ot collis
1*20 Ne fu mie mains esbaliis
Que cil qui por lui s'en fuioit :
Si ne savoit que il avoit.
Et ne porquant si va il prendre
Le blanc que il vit au pel pendre:
125 Si sent que c'est uns soupelis.
A tant ses frères est saillis
Uu hercil atout .j. mouton.
Si apela son conipaignon.
Qui son sac avoit plain de chois;
loO Bien ont andui carchié les cols.
Ne vous vueil plus lonc conte
[fère :
Andui se sont mis el repère
Vers lor ostél, qui lor fu prest.
Lors a cil moustré son conquest.
13Ô Qu'ot gaaignié le soupelis;
Si ont assez gal)é et ris,
Que li rires lor fu renduz.
Qui devant lor fu desfenduz.
En petit d'eure Dieus lahcure,
l'tO Tels rit au main qui au soir pleure.
Et tels est au soir corouciez
Qui au main est joianz et liez.
Explicit d'Estula.
II.
D'un vilain riche et non sachant.
Qui aloit les marchiez cerchant,
A Arras, Abeville, aianz,
M'est venu de conter talanz;
5 S'en dire, s'oïr me volez :
]\Iout doi [ge] bien estre escoutez.
De ce di ge, que fous que nices.
Que tiens hom n'est pas de sens
[riches
Ou l'en cuide moût de savoir,
10 S'il ert povres et sanz avoir.
Que l'en tenroit por fol prové.
113. Celui, [de] celui (qui le portait).
121. Pur lut, à cause de lui. — 124. Leblanc, la oliose blanche.
130. Carchier, picard pour charyier. Notez le maiutieii de la eliulntante forte, qui or-
dinairement se ciiange en douce ig prononcé dj), et cela par une espèce de dissimila-
tion, car circare a donné en ancien français cerchier (aujourd'hui chercher), et non pas
cergier.
133. F ti prest répond exactement au latin irrcsto fuit. Du reste, près et prest (prêt)
ont été de bonne heure confondus.
135. Que,<:&r. Cf. 137.
139. Proverbe que l'on retrouve un peu partout au moyen âge. Cf. Leroux de Lincy, i,
17 et Henry Estienne, qui a composé sur ce proverbe cinquante épigrammes (Premier
livre des Proverbes épigrammatisez , 1594, p. 3-24).
II. De Brifaut, t. IV, 150-153 (ms. de Berne, 354, f» 9 ro). Cf. VArcadia di Brenta,j>. 82,
la xv« Serce de Guillaume Bouchet et les Contes du sieur d'Ouville, t. II, p. 479. On
trouve i»ie variante de ce conte dans le Patron de l'honnête raillerie, p. 14 et dans les
Facétieuses journées, \}.'2G\.ein\\e omItq variante dans les Nuits parisiennes et dans
les Historiettes ou youvelles en vers d'Imbert. Voyez aussi Legra:ul d'.\ussv {Fabliaux
ou Contes du xif et du xiiK siècles, III, 301-2, édit! de 1871), qui a traduit uhtïn fableau
en l'abrégeant un peu.
1. D'un vilain, au sujet d'un vilain (dépend de conter).
5. Dire. Faut-il écrire ainsi et admettre que la 1" ]>ers. du sing. du futur avait déjà la
])rononciation qu'elle a aujourd'hui ? On pourrait le croire, si l'on considère que le ma-
nuscrit ne donne que très rarement è pour ai, et jamais à la finale, de sorte qu'il faut
lire jilus i)robablenient dire que dire. Cf. 40 et voy. xt.v, note.
7. De ce di ge..' que, équivaut a ge di que. — Peut-être vaudrait-il mieux rapporter de
ce que à escoutez, en rempla<;ant le point par une virgule, et faire de di ge, placé entre
deux virgules, une proposition indépendante. — Que fous, que nices, soit fou, soit
niais (avec plus ou moins de raison).
9. Ou, en qui. — 10. S'il ert, s'il était.
10-11. Inversion bizarre. La place naturelle de la proposition conditionnelle serait
après le relatif que, lequel devrait aussi, pour plus de clarté, être rattaché par une iiar-
cule (et ou mais) à la première partie de la jihrasc.
FABLEAUX
165 *
Issi avons or esprové
Loii voir et fait devenir faus.
Li vilains avait non Brifau.s.
lô ..I. jor en aloit au marchié;
A son col avoit encliargié
.X. aixnes de niout ])one toille :
Par devant 11 bat a l'ortoille.
Et par deriers li traïnoit.
20 ..!. lérres derrières venoit,
Qui s'apensa d'une grant guille :
..I. fil en une aguille entille,
La toille sozliéve de terre
Et inout près de son piz la serre ;
20 Si l'aqueust devant a sa cote,
Près a près do vilain se frote,
Oni enbatuz s'ert en la foie.
Brifaus eu la presse se fuule.
Et cil l'a bouté et sachié
■>() Ou'a la terre l'a trebuchié.
Et la toile li est cbaûe.
Et cil l'a tantost receûe;
Si se fièrt entre les vilains.
Quant Brifaus vit vuides .ses nuiins,
% Dont n'ot en lui que correcier ;
En haut commença a huchier :
« Dieus! ma toille! Je l'ai perdue.
Dame sainte Marie, aiiie !
Qui a ma toille? qui la vit? »
40 Li lérres s'estut .j. petit.
Qui la toille avoit sor son col ;
Au retorner lo tint pour fol,
Si s'en vient devant lui ester.
Puis dist : « Qu'as tu a demander,
40 Vilains? — Sire, je ai bien droit,
Que j'aporté ci orendroit
Une grant toille; or l'ai perdue.
— Se l'eusses ausi cosue
A tes dras coni je ai la mole,
50 Ne l'eusses gitiee en voie. »
Dont s'en vait, et lou lait a tant.
De sa toille fist son c unnant ;
Car cil doit bien la cho.se perdre.
Qui foleinent la lèt aerdre.
ôo A tant Brifaus vient en nieson ;
Sa fème lou met a raison.
Si li demande des deniers :
« Suer, » fait il, « va a ces gre-
[niers.
Si liren do blé et si lo vent,
60 Se tu viaus avoir de l'argent.
Car certes jo n'en aport gote!
— Non ? » fait èle, « la maie goûte
Te puist liui cest jor acorer!
— Suer, ce me doiz tu bien orer,
6.J Et faire encor honte graignor.
— Ha ! par la crois au Sauveor,
Qu'est donc la toille devenue ?
— Certes, » fait il, «je l'ai perdue.
— Si com tu as mençonge dite,
70 Te preigne maie mort souliite!
Brifaut, vos l'avez brifaudée.
Car fust or la langue eschaudèe
Et la gorge, par ou passèrent
Li morsel qui si chiér costérent !
75 Bien vos devroit en dévorer.
— Suer, si me puist Morz acorer.
Et si me doint Dieus maie h<inte,
Se ce n'est voirs que je vos conte ! »
Maintenant Morz celui acore;
SO Et sa feme en ot pis encore.
Que èle eni-aja tote vive.
Cil fu tost mors, mais la chetive
Yescpii a dolor et a l'aje.
Ensi plusor par lor otrage
85 Muèrent a dolor et a honte.
Tieus est la fins de nostre conte.
Ci fenit de Brifaut.
•13. Et fait decenif faiis (sous-entendu l'avons), et nous en avons fait ressortir la faus-
seté (nous l'avons rendu faux de vrai qu'il semblait être).
18. Bat a pour sujet la toile. — Bat, traïnoit. Changement de temps qui n'est
pas rare.
31. ChaiXe pour cheiie. L'a antétonique se maintient quelquefois, surtout devant une
liquide, une nasale ou une voyelle obscure {ou, t<). Voy. ii, (j, note.
3.J. Traduisez : « ce dont il n'avait plus le droit de se fâcher ( puisque c'était
sa faute) ».
40. Aporté. Voy. 5, note.
55. En meson (pour en sa m.), chez lui. Cf. XXXI, ii, 55. Pour la suppression de l'ar-
ticle (ou du déterminatif) devant certains mots, voy. Tobler, ZeHschriflfiXr rom. Philo-
logie, XIII, 194 sqq.
00. Viaus. Forme picarde pour veus (vels).
C9. -Si com, aussi sûrement que. La tournure optative elliptique ordinaire (si Dieus
m'ait) est ici complète. De même, dans la variante, des vers 70-78, si... se ce n'est voirs.
72. Fust or (optatif), plût à Dieu qu'elle eût été alors I que n'a-t-elle*été alors ?
16G
CHRESTOMATHIE DE L ANCIEN FRANÇAIS
III
POÉSIE LYRIOUE ET PASTORALE
XXX. AUCASSIN ET NICOLETTE '
Or se canle.
Nicolete o le vis clér
Fu niont<''e le fossé :
Si se prent a dementor
5 Et Jhesuin a veclaiiier :
« Pères, roi de maïsté,
()r MO sai quel part aler;
Se je vois u gaut ramé,
.Ta me menj^feront li lé,
10 Li Hou et li senyler.
Dont il i a jj^rant plenté.
Et se j'ateiit le jor clér,
Que ou me puist clii trover,
Li fus sera aluuiés
1") Dont uies cors iért eml)rasés.
■ Aucassin und yicoletc, neii nach der Handschrift mit Paradigmen itnd Glos:sar
von H. Hiichier (Paderburn, 1881, 2^ édit., p. 21-31). — Aucassin et Nicotelle, chantefaJjle
du XII' siècle, traduite jiar Bida, révision du texte original et préface par Gaston Paris
(Paris, Hachette, 1878, p. 71-88). — Bartsch, Chrestomathie i , col. 285 sqq. Cf. G. Paris,
Romania, viii, 281 scjq. (Bartsch = li, G. Paris = /-", Suchier = S, Tobler = T). Nous
suivons, sauf indication contraire, le texte de M. Sucliier, et nous écrivons avec l'éditeur
c pour représenter le son k, mais nous écrivons toujours s sourde par s, et non par r ;
nous notons par ch, faute do caractères spéciaux, le sou tch, que l'éditeur écrit é. Nous
laissons indécise la prononciation de e = e long, i bref latin, dans les mots à désinence
féminine, quoique ce soit probablement un e fermé dans ce texte. — La chantefable
d'-\ucassin et Nicolette, écrite en dialecte picard vers le milieu du xh» siècle, est un dos
joyaux de notre vieille littérature. C'est un récit mêlé de courts morceaux destinés à
être chantés et écrits en vers de sept syllabes assonances, dont le dernier, de quatre syl-
labes, est à rime indéjiendante et se repète comme un refrain, avec de légères variantes,
à la lin de chaque couplet. — Garin, comte de Beaucaire, pour contrarier les amours de
son lils Aucassin avec Nicolette, l'a enfermé dans une tour. Nicolette, qu'on avait aussi
enfermée dans une chambre, s'échappe et, après un entretien avec son ami, toujours
prisonnier, se réfugie dans la foret, où Aucassin linit i)ar la retrouver.
1. Traduisez: « Nicolette au teint clair » (o = avec). Voy. ix, 19, note.
2. Fu montée le fossé, avait escaladé le fossé. Remarquez le mélange des deux con-
structions : monter est traité à la fois comme un verbe neutre, dont il prend Tauxiliairo
ordinaire, et comme un verbe actif, ])uisqu'il a un régime direct.
4. Construisez : si prent a se denienter, alors elle se met à gémir.
(j. Maïsté (cf. 10). La contraction de te en i est un trait dialectal (ordinairement
mai'sté). Majesté haI savant. iJe même i = oi dans conissiés 40, coiinissons 49, etc.
8. Vois, vais. — 9. Lé pour ieu semble du à la rime. La chute de l'w est, en effet,
étrangère au dialecti; picard. Cf. Diii, 10, etc.
14-1 j On me brûlera toute vive.
AUCASSIN ET NICOLETTE
167
Mais;, par Diu de maïsté,
Kncor aim jou inix assés
Oiie me menguoent li lé,
Li lion et li sengier,
20 Que je voisse en la ehité.
Je n'irai mie. »
Or (lieni cl conte iH et fahloient.
Nicolete se dementa nioiit,, si
coni vos avés oï; ele se con-
25 manda a Diu, si erra tant qu'ele
vint en le forest. Ele n'osa mie
parfont entrer por les hestes
sauvaches et ^^orle serpentine,
si se ({uatist en un espés Iniis-
30 son. et soumax liprist ; si s'en-
(lormidus({u"au demain a hau-
te prime quelii)ast(>relissirent
de la vile et jetèrent lorhestes
entre le bos et la rivière; si se
35 traient d'une part a une moût
])èle fontaine qui estoit au ciéf
de la forest, si estendirentune
cape, se missent lor pain sus.
Entreusqu'il mengoient, et Ni-
40 colete s'esveille au cri des oi-
siax et des pastoriax,si s'enbati
sor aus : « Bel enfant, » fait ele,
« Damedix vos i ait ! — Dix
vosbenie ! » fait li uns qui plus
45 fu enparlés des autres. —
Bel enfant, » fait ele. « conis-
siés vos Aucassin, letilleconte
Garin de Biaucaire? — Oïl,
bien le counissons nos. — Se
50 Dix vos ait, bel enfant,» fait ele,
« dites li qu'il a une beste en
cheste forest, et qu'il le viégne
cachier, et s'il l'i puet pren(lre,
il n'en donroit mie un menbre
55 por .c. mars d'or ne por .v*". ne
por nul avoir. «Et chille regar-
dent, si le virent si bêle qu'il
en furent tôt esmari. « Je li di-
rai '? ))fait chil qui plus fu enpar-
(30 lés des autres, a Dehnit ait ([ui
ja en parlera ne qui ja li dira!
Gh'estfantosmes, que vos dites;
qu'il n'a siciére beste en cheste
forest, ne cherf ne lion ne sen-
05 gler, dont uns des menbres
vaille plus de dex deniers u de
trois au plus, et vos parlés de
si grant avoir! Mal dehait qui
vos en croit ne qui ja li dira !
70 Vos estes fée, si n'avons cure
de vo conpaignie, mais tenés
vostre voie. — Ha ! })el enfant, »
fait ele. « si fcrés : le beste a
17. Mix assés, beaucoup mieux.
18. Mengucenl = mauduceiit. Le g (prononcé commet) est analogique et provient des
formes accentuées sur la désinence : manjons, etc. Cf. mangue xx, Uô, etc., et voyez
la note.
2(J. Le, article féminin picard au cas régime. Cf. le, pronom féminin, 52. 57, etc.
27. Parfont, profondément.
28. Serpentine. Nom collectif formé du plur. neutre. Cf. sauvagine.
30. Souiiiax (= souïÊiaus), sommeil. Les mots dérivés de -icluni -\- s donnent en picard
-aus (solaus, etc.); les mots dérivés de -ellum et -ilium -f- s donnent -iaus (oisiaus, etc.).
33. Jetèrent, lâchèrent. — 34. Se (= lat. sic), et. Cf. 38.
38. Missent {ss indiquent la prononciation dure (cf. voisse 20) = misent == mis(r)ent
= miserunt.
39-40 (cf. 133). Entreusqu'il mangoient, et Nicolete. Anacoluthe. La proposition princi-
pale est coordonnée à la proposition circonstancielle qui eu dépend. Voy. xxv, 122, note.
43. AU = ' aHu)tet = ' adjùtet, comme aiut = ' aiùlet = adjûtet. Cf. 191 et 317. —
/ (durèrent de 19ij et 199), adverbe, semble à peu près explétif.
44. Bénie, contraction de beneîe, forme étymologique. Bénisse, contraction de bencisse.
est une forme analogique empruntée aux verbes en ir inchoatifs. Cf. 192 et 318.
51. Il a, il y a. — 50. Avoir, richesse. Cf. 08.
58. Je li dirai =je le li.Cî. 01, etc.. et voy. xxiv, 211, note.
02. Construisez : ce que vos dites est fantasmes. — 03. Qu' (= que), car.
(J8. Mal dehait. Sous-entendez ait. Cf. 198.
73. Si, ainsi.
lOS
CHRESTOMATHIE DE L ANCIEN FRANÇAIS
tt''l méchine que Aucassins oit
75 garis de son mehaing, et j'ai
clii eliinq sous en nie Ijorse ;
tenés, seli dites. Etdetlens.iij.
jors li covient cachier, et se il
dens trois jors ne le trove, ja
80 mais n'iért garis de son nie-
liaig. — Par toi, » fait il,
« les deniers prenderons nos,
t't s'il vient ici, nos li dirons,
mais nos ne Tirons ja querre.
.S.J — De ])ar Diu, » fait elo. Lors
l)rent congié as pastoriaus, si
s'en va.
Or se r-anle.
Nicolete o le clér vis
!M) Des pastoriaus se parti.
Si aeoilli son cemin
Très par mi le gant foilli.
Tout un vies sentier anti,
Tant ([u'a une voie vint
95 U„aforkent set cemin
Qui s'en vont par le i)aïs.
A pori)enser or se prist
Qu'esprovera son ami,
Se l'aime si com il dist.
-KM) Kle prist des Hors de lis
Et de Terbe du garris
Et de le foille auti-esi.
Une hèle loge en list.
Ainques tant gente ne vi!
10.") Jure Diu qui ne menti.
Se par la vient Aucassins
Et il por l'amor de li
Ne SI repose un petit.
•Ta ne sera ses amis,
iiO N'ele s'îimie.
Or (lient et content et fahloient.
Nicolete eut fait le loge, si com
vos avés oï et entendu, mont
bêle et mont gente, sirot])ien
115 forr(''e<le]iorsetdedensdellors
et de foilles : si se re]»ost delés
le loge en un espés ])uison i)or
savoir que Aucassins feroit. Et
li cris et li noise ala par tote le
120 tère et jjar tôt le pais que Nico-
lete estoit perdue. Li auquant
dient qu'ele en estoit fuie, et li
autredieutque li ([uensGarins
l'a faite mordrir. Qui ([u'en efist
1"25 joie, Aucassins n'en fu mie liés.
Et li (juens (îarins ses ])éres le
list mettre Iiors de prison ; si
manda lescevaliersdele tère et
les damoisèles, si list faire une
130 mot rice feste, por chou (ju'il
cuida Aucassin son lil confor-
ter. Quoi que li feste estoit plus
plaine, et Aucassins fu apoiiès
a unepuie tosdolans et tos sou-
l^î") pies. Qui quedemenastjoie, Au-
cassins n'en ot talent, ([u'il n'i
vëoit rien de chou qu'il amoit.
Uns cevaliers le regarda, si
vint a lui, si l'apela : « Aucas-
l'iO sins, )) fait il, « d'aussi fait mal
con vos avés ai je esté malades.
Ja vos donrai bon consel, se
vos me volés croire. — Sire, «
77 .Se li dites, et dites-le lui. — Dens. Il faut iiout-ètre corriger [de]dens. V. iv, 88, n.
80. Mehaig. Cf. vi;/ .3.30, tieg xx, 21, et relig xx, 109. Z^ pour ing et ieg pour ieng sem-
blent indiquer un afi'aiblissement dans la mouillure de l'n.
8.5. l)e par Diu. Sous-ent. « je vous en prie ». — M. Si, et.
93. Vies = vêtus. Forme unique pour le cas sujet et le cas rôgime à tous les genres,
par analogie avec le neutre.
98. Que, conjonction. — Qu'esprovera son ami se l'aime. Voy. xxviii, 41, note.
10-j. Traduisez : «jure par le nom de Dieu, qui jamais ue mentit ». Devant ce qui suit,
sons-entendez que.
107. Kt il, et [s'Jil. — De li, d'elle.
lis. Que, quelle chose (ce que) : interrogation indirecte.
V-'ii. Quoi que, au moment où. — 133. Et Aucassins. Voy. .39-40, note.
loO. Que, car.
HO. Aussi fait, tel. Cf. si fait xiv, TA, si failement xxx, 291, etc.
AUCASSIN ET NICOLETTE
169
fait Aucassins, grans merchi^; !
115 Bon con^^el aroie je cier. —
]\lontés SOI' lin ceval, » fait il,
« s'alés selonc eliele forest es-
banoiier : si verres ches Hors et
ches herbes, s'orivs elles oisel-
150 Ions canter. Par aventure orrés
tel parole dont inix vos iért. —
Sire, » fait Aiicassins, « grans
merchis ! Si ferai jou. » Il s'en-
hle de la sale, s'avale les de-
155 grés, si vient en l'estable ou
ses cevaus estoit. Il fait mètre
le sèle et le frain, il met pié en
estrier, si monte et ist del cas-
tel ; et erra tant qu'il vint a le
IGO forest, et cevauoa tant qu'il
vint a le fontaine et trove les
jiastoriax au point de none;
s'avoient une cape estenduesor
l'erbe, si mangoient lor pain
1G5 et faisoient moût très grant
joie.
Or se canle.
Or s'asanlent pastourét,
Esmerés et Martinés,
170 Fruelins et Johanés,
Robeçons et Auluïés.
Li uns dist: « Bel conpaignét,
Dix ait Aucasinét,
Voire a foi! le bel vallét,
175 Et le mescine au cors net
Qui avoit le poil blondét,
Clér le vis et l'oeul vairét,
Ki nos dona denerés
Dont acatrons gastelés,
180 Gaines et coutelés,
Flaûstèles et cornés,
Machûéles et pipés.
Dix le garisse ! »
Or client et content et fabloient
185 QuantAiicassinsoïlespasto-
riax, si li sovint de Nicolete, se
très douce amie qu'il tant
amoit,etsi se pensa qu'ele avoit
la esté, et il hurte le ceval des
190 espérons, si vint as pastoriax :
« Bel enfant, Dix vosi ait! —
Dix vos bénie ! » fait chil qui
fil plus enparlés des autres.
— Bel enfant » fait il, « re-
195 dites le canchon que vos disïés
ore ! — Nous n'i dirons, » fait
chil qui plus fu enparlés des
autres. « Dehait ore qui por
vous i cantera, Inax sire ! — Bel
500 enfant. » fait Aucassins, « enne
me conissiés vos ? — Oïl, nos
savons bien que vos estes Au-
cassins nos damoisiax, mais
nos ne somes mie a vos, ains
205 somes au conte — Bel en-
fant, si ferés, je vos en pri. —
Os ? por le cuer Bé ? » fait chil,
« por coi canteroie je por vos,
s'il ne me sëoit ! quant il n'a si
210 riee home en chest païs, sans le
cors le conte Garin, s'il trovoit
mes bues ne mes vaces ne mes
bre])is en ses prés n'en sen for-
145. Aroie je cier, je ferais grand cas.
148-9. Ches a ici un sens voisin de celui de l'article, ce qui ne se trouve que dans cer-
tains textes. Voyez Constans, Légende d'Œdipe, Appendice, p. lu.
149. S' (= se = sic), et. Cf. I;j4, s'avale, et descend.
179. Acatrons = acaterons, picard pour achaterons. Voy. Yi<i, 88, note.
i'M. Dix vos i ait. Voy. 43, note.
191). ^Yoî(S n'i dirons. Ily) est ici, comme dans certains patois (le lyonnais, par exem-
ple) l'équivalent du pronom personnel neutre, non au datif, mais a l'accusatif (cf. 199).
207. Os? por le cuer Bé ! (cf. 340), littt : « tu m'entends ? par le cœur de Dieu ! » — Bé =
iie constitue une atténuation du juron, comme bleu dans venlrebleu, etc. Os est un indi-
catif qui a à peu près la valeur d'un impératif. Cf. Saint Ale.cis, 14a : Oz mei, pulcële, etc.
210. Sans le cors le conte, à l'exception du comte. Voy. iv, (j(j, note.
212-3. JS'e, ou. Emploi fréquent dans les j)ropositions conditionnelles, interrogatives ou
indéterminées. Cf. iv, 117, etc.
170
CHRESTOMATHIE DE L ANCIEN FRANÇAIS
ment, qu'il fiist mie tant liardis
2iô por les ex a crever (ju'il les en
ossast cachier. Et por quoi cau-
teroie je por vos, s'il ne me
sëoit? — Se Dix vos ait, liel
enfant, si ferés ! Et tenés .x.
S'^O sous (}uej'aiclii en me borse.
— Sire, les deniers pondé-
rons nos, mais je ne vos vante-
rai mie, car j'en ai jun"'. Mais
je le vos conterai, se vos volés,
:225 — De parDiu!» fait Aucas-
sins, « encor aim je mix conter
que nïent. — Sire, nos estiiens
orainschi entre |)i"inic et tier-
ce, si mangïens no pain a ches-
230 te fontaine, ausi eon nos fai-
sons ore:etunepuclièle vint clii
li plus bêle riens du monde, si
que nos (piidames que clie fust
une fée, et que tos chis Ijos en
235 esclarclii. Si nos doua tant del
sien que nos li eiimes en co-
vent, se vos venïés ci, nos vos
desisiens que vos alissiés ca-
cliier en clieste forest, qu'il i a
240 une beste que, se vos le poïiés
prendre, vos n'en donriiés mie
un des menbres por .v^". mars
d'argent ne j)or nul avoir; car
li beste a tel mecliine que, se vos
2'i5 le poés ]»rendre, vos serésgaris
de vo mehaig, et dedens .iij.
jors le vos covien avoir prisse,
et se vos ne l'avés prise, jamais
neleverrés.Orlecacliiés.sevos
2ijO volés ; et se vos volés, si le lais-
siés, car je m'en sui bien acuités
versli. — Bel enfant, » faitAu-
cassins, « assés en avés dit, et
Dix le me laist trover 1 »
"255 Or se canle.
Aucassins oï les mos
De s'amie o le gentcors.
Moût li entrèrent el cors :
Des pastoriax se part tost,
;2G0 Si entra el parfont bos.
Jji destriers li anble tost,
Bien l'en porte les galos.
Or parla, s'a dit trois mos :
« Nicolcte 0 le gent cors,
205 Por vos sui venus en bos.
Je ne cacli ne clierf ne porc,
]VIais por vos siu les fesclos :
Vo vair oeil et vos gens cors,
Vos biax ris et vos dox mos
270 Ont men cuer navré a mort.
Se Diu plaist le père fort,
Je vous rêverai encor.
Suer, douce amie! »
Or dient el content et fahloient.
275 Aucassins ala par le forest de
voie en voie, et li destriers l'en
porta grant aleiire. Nequidiés
mie que les roncbes elles espines
l'esparnaissent : nenil nient !
280 ains li desronpentses dras qu'a
])ainnes peûst on nouer desus
el plus entier, et (jue li sans li
issi des bras et des costés et des
ganl)es en .xl. liusu en .xxx.,
285 ([u'ajjrès le valletpeiiston suïr
le trache du sanc (|ui caoit sor
l'erljc. Mais il pensa tant a Ni-
1
2!i. Qu'il. On dirait aujourd'hui qui. Voy. viti, GO-1, note.
215. Por les ex a crever, quand on devrait lui crever les yeux.
224. Conterai. Jeu de mots naïf.
227. K.stiiens. Forme primitive étymologique de l 'imparfait dan.s les 'ï'" et 4» conju-
gaisons latines, d'où elle a f)assé à la 2c et a la 3». On écrit plus communément estiens.
237. Xos vos desisiens. Sous-cnt. que après en covenl. — 23!). Qiie, car.
240-1. Que... en. Anacoluthe : construction seule usitée dans la plupart des patois
du Midi.
2.52. Vers li, à son égard (à l'égard de Nicolettc).
2.')3. Kl Di.c le me laist trover, et jjuissc Dieu me la laisser trouver t
2G1. Li, a. lui : datif de possession.
277. Grant aleiire, à grande allure.
AUCAS8IN ET XIC.OLETTE
171
cok'to, sa douce amie, qu'il ne
sentoit ne mal ne dolor, et ala
290 tote jor parmi le forest si f-aite-
ment que onques n'oï novèles
de li. Et quant il vit que li ves-
pres api'ochoit, si eomeneha a
plorer por chou qu'il ne le tro-
295 voit. Tote une vies voie her-
beuse cevaucoit. 11 esgarda
devant lui enmi le voie, si vit
un vallet tel cou je vos dirai.
Gransestoitetmervellexetlais
?>(X) et hidex. 11 avoit une grande
hure plus noire q'une carijou-
clée, et avoit plus de planne
paume entre deus ex, et avoit
unes grandes joes et un gran-
30.") disme nés plat, et unes granz
narines lées et unes grosses
lèvres plus rouges d'une car-
bounée, et uns grans dens gau-
nes et lais, et estoit cauchiés
310 d'uns housiax et d'uns sollers
de buef frétés de tille dusque
deseure le genol, et estoit afu-
lés d'une cape a. ij. envers, si
estoit apoiiés sor une grande
315 machue.Aucassinss'enbatisor
lui, s'eut grant paorquantille
sor vit : « Biax frère, Dix t'i ait !
— Dix vos bénie! » fait cliil.
— « Se Dix fait, que fais tu
3:20 ilec? — A vos que monte? »
fait chil. — « Nient, » fait Au-
casssins, «je nel vos déniant se
por bien non. — Mais por quoi
plourés vos, » fait chil, « et
325 faites si fait duel? Chertés, se
j'estoie ausi rices hom que vos
estes, tos li nions ne me feroit
mie plorer. — Ba ! nie connis-
siés vos ? » fait Aucassins. —
'330 a O je, je sai bien que vos estes
Aucassins li tix le conte, et se
vos me dites por quoi vos plo-
rés, je vos dirai que je facli chi.
— Chertés,» fait Aucassins, «je
335 le vos dirai moutvolentiers..le
vighui matin cachierencheste
forest; s'avoie unblanc lévrier,
le plus liel del siècle, si l'ai
perdu ; por che pleur jou. —
340 Os ? » fait chil, « por le cuer
que chil sires eutensen ventre,
que vos plorastes por un cien
puant! Mal déliait ait qui j a
mais vos prisera, quant il n'a
345 si rice home en cheste terre, se
vos pères l'en mandoit .x. u
.XV. u.xx., qu'il nelesenvoiast
trop volentiers, et s'en esteroit
trop liés. Mais jedoi plorer et
350 (loi faire. — Et tu de quoi,
frère? — Sire, je le vous dirai.
290. Si faitement que (litt' : «de telle sorte que»). Cette locution est employée ici d'une
façon un i^ea insolite. Ordinairement elle indique un but atteint : ici le "résultat des
eflbrts est négatif. Voy. 140, note.
2'J9. Et iïiervellex. L'adjectif coordonné pour l'adverbe, ce dont il y a des exemples.
Traduisez : « et étonnamment laid et hideux ».
302. Plus de planne pcmme, un intervalle plus large que la main.
303. Entre deiis ex. Voy. xii, 99, note.
30S. De/U est- toujours masculin, comme en latin, dans le haut moyen âge. On ne
trouve le féminin qu'au xr\e siècle, et encore isolément. Il est sans doute venu du désir
de distinguer ce mot de liant, seigneur.
313. A .ij. envers, qui n'avait pas d'envers (qui avait la laine ou le jioil des
deux côtés).
31/. Dix fi ail. Voy. 43, note.
322. Trad.: « Je ne vous le demande que dans une bonne intention».
340. Os.? Voy. 207, note.
341. Chil sires. Notre Seigneur, Dieu. Le juron est ici plus accentué qu'à la ligne 207.
Pour chil, voy. 148-9, note.
342. Que, etc., peut-il se faire que vous ayez pleuré ?
340. L' (= li, lui) en mandoit .ce, lui eu demandait (lill^ : lui en onvovait
prendre) dix.
17-2
CHRESTOMATHIE DE L ANCIEN FRANÇAIS
J'estoie liués a un rice vi-
lain, si caclioie se (.-arue, .iiij.
bues i avoit. Or a .iij. jors qu'il
355 m'avint une grande nialaven-
ture. quojepordi le niellor de
mes bues, Roget, le nieller de
me carue; si le vois querant,
si ne mengai ne ne ])uc .iij.
300 jors a passés, si n'os aler a le
vile.c'on me niotroit en prison,
que je ne l'ai de quoi saure. De
tôt l'avoir du monde n'ai je
plus vaillant que vos veés sor
3(>5 le cors de ini. Une lasse mère
avoie, si n'avoit plus vaillant
que une keutisèle, si li a on
sacie de dessous le dos, si gista
pur l'estrain. Si m'en 1^0^*^*"
3'/0 a.ssés plus que de mi : car
avoirs va et vient; se j'ai or
perdu, je gaaignerai une autre
fois, si sorrai mon buef quant
je porrai, ne ja por chou non
375 plouerai. Et vos plorastes por
un cien de longaigne ! Mal
dehait ait qui ja mais vos i)ri-
sera ! — Chertés, tu es de
l)on confort, biax frère, que
380 benois soies tu! et que valoit
tes bues? — Sire, .xx. sous
m'en demande on ; je n'en puis
mie abatre une seule maaille.
— Or tien, » fait Aucassins,
3.S5 .XX. [sous] que j'ai chi en me
borse, si sol ten buef. — Sire, »
fait il, « grans merchis ! Et
Dix vos laist trover che que
vos querés ! » Il se part de lui.
390 Aucassins si cevaucc. La nuis
fu bêle et quoic, et il erra tant
qu'il vin[t près de la u li set
ceniin aforkent], si [vit devant
soi le loge, que vos savés qiie]
395 Nicolete [avoit faite; et le loge
estoit forrèe] defors et dedens
et par deseure et devant de
llors, et estoit 'si bêle que plus
ne pooit estre. Quant Aucas-
400 sins le percliut, si s'aresta tôt a
un fais, et li rais de le lune fe-
roit eus: « E Dix! » fait Aucas-
sins, «chi fu Nicolete, me douce
amie, et che list ele a ses bèlcs
105 mains. Por le <loucliourde li et
pors'amormedessendraijeore
clii et m'i reposerai anuitmais.»
Il luist le pié fors de Testrier
por dessendre, et li cevaus fu
'ilO grans et haus. Il pensa tant a
Nicolete, se très douce amie,
qu'il caï si durement sor une
pière que l'espaulleli vola hors
<lu liu. Il se senti nioutblochié,
'il5 mais il s'eiforcha tout au mix
qu'il peut et ataca son ceval a
l'autre main a une espine; si
se torna sor costè, tant qu'il
vint tos souvins en le loge. Et
'i-20 il garda parmi un trau de le
loge, si vit les estoiles el chiel,
s'en i vit une plus clère des
autres, si commencha a dire :
Or se ccmte
425 « Estoilete, je te vol,
Que la lune trait a .soi.
Nicolete est avoue toi,
3.")2. Liués. Forme analotfique de loer, je lieue (pioanl Une), je loue (cf.joer, je r/ii'ue,
giue). C'est le radical des formes accentuées sur la désinence ((ue l'on rencontre le plus
souvent et c'est celui qui a prévalu.
2â'-i. Si cachoie, et jepoussais, je conduisais.
3.J9. liuc (c'est ainsi qu'il faut écrire, voy. xvui, 20, note). Picard pour bui (= * biljui).
3m. C (= gue), car (cf. 302).
3(i2. Le dépend de satire. Saure. picard pour soure. Cf. trau 420 et vaut iôS.
304. Vaillant. Cf. 306 et vu, 141 et voy. via, 110, note.
3(w. Mi (cf. 370, etc.), picard pour mëi {moi). — 307. Li = la li. Voy. xxiv, 211, note.
373. Sorrai = solrai = solvere-habeo.
407. Anuit mais, le reste de la nuit.
420. Que représente estoilele.
GAGE BRULE
173
M'amiete o le hlont poil.
Je ([uid, Dix le veut avoir
430 Por la lu[miér]e de s[oir,
Que par li plus clére soit.
Nicolete, or ne te voi.
Pleiist or au sovrain roi,]
Que que lust du recaoir,
'iSô Que fuisse lassus o toi!
Ja te bai.seroie estroit.
Se j'estoie fix a roi,
S'atferriés vos bien a moi,
Suer, douche amie. »
410 Or client et content eu fabloicnt.
Qua lit Nicole te oï Aucassin, ele
vint a lui, car ele n'estoit mie
lonc. Ele entra en la loge, sili
jeta ses bras au col, si le baisa
145 et acola. « Biaus doux amis,
bien soiiés vos trovés. — Et
vos, bêle douce amie, soies li
bien trovée. » lls'entrebaissent
et acolent, si fu la joie bêle.
450 « Ha ! douce amie ! » fait Au-
cassins, « j'estoie ore moutble-
chiés en m'espauUe, et or ne
sench ne mal ne dolor pui que
je vos ai. » Ele le portaSta et
4.55 trova qu'il avoit l'espaulle hors
du liu. Ele le mania tant a
ses blances mains et porsaca,
si cou Dix le vaut, qui les
amans ainme, qu'ele revint a
4G0 liu. Et puis si prist des flors et
de l'erbe fresce et des fuelles
verdes, si le loia sus au pan de
sa cemisse, et il fu tox garis.
XXXI. CHANSONNIERS CHAMPENOIS
I. GAGE BRULE
Chanson amoureuse
I. Les oiselès de mon pais
Ai ois en Bretaigne.
A lor(s) chans m'est il bien avis
Qu'en la douce Ghampaigne
Les oï jadis.
Se g'i ai mespris,
Il m'ont en si dou(l)s penser mis
Qu'a chanson faire m'en sui pris.
431. Que, afin que. — 434. Traduisez : « quand je devrais retomber sur terre ».
447. Li, article picard, .sujet féminin singulier.
450. Le = la (l'épaule). — 462. Au = a le, avec le.
"Les Chansonniers de Champajne aux xif et xni« siècles, publiés par P. Tarhé,
Reims, 1850 (t. IX de la Collection des Poètes de Cliampar/ne antérieurs au xvic siècle).
— Pour les modifications apportées au texte, voir les Variantes. — Gace Brûlé, né en
Champagne, probablement à Reims, entre 1165 et 1175, fit partie de la maison de Blan-
che de Navarre, veuve de Thibaut III, comte de Champagne et de Brie, mort en 1202, qui
fut tutrice du roi chansonnier, Thibaut IV. Gace fut, semble-t-il, le maître en poésie, ou
le collaborateur de Thibaut : on iJcut le conclure d'un passage des Grandes Chroniques
de St-Denis. (La reine Blanche de Castille avait rudement congédié le comte à cause de
ses intrigues avec ses ennemis) : « Et pour ce que, » dit le chroniqueur, « profondes
pensées engendrent mélancolie, ly fu il loé d'aucuns sages hommes qu'il s'estudiast en
Liaux sons de vielle et en doux chants delitables. .Si fist entre lui et Gace Brûlé les plus
belles chançons et les plus delitables et mélodieuses que oncques fussent oies en chan-
çon ne en vielle. » Obligé de s'exiler, sans doute par suite d'amours indiscrètes (Voy.
notre chanson), il trouva asile eu Bretagne auprès de GeoflVoy II (1I5S-1187), deuxième fils
du roi d'Angleterre Henri II et de Constance de Bretagne. Il devait être de naissance noble.
car les manuscrits lui donnent le titre de monseigneur ou de chevalier. — Sur les
174
CHRESTOMA.ÏHIE DE L ANCIEN FRANÇAIS
Tant que jo parataiRiio
lu Ce qu'Ainors m'a longtompiH pnv
[inis.
II. En longue atente me sui mis.
Sens ce que trop m'en plaigne,
Ce me toit le jeu et le ris,
Que nuls, qu'Amors desdaigne,
lu N'iért ja atentis.
Mon cuer, (et) mon vis truis
Si par [granz] cures entrepris
Que toi seml)lant en ai cnipris.
Qui qu'en aniors mespraignc,
"20 Je sui cil qu'ains riens m'i forl'is.
II r. En baisant, mon cuer me ravi
Ma douce dame gente.
'26 ^Iou(l)t fui fols quant de moi
[parti :
27 Tant dou(l)cement le me toli
Qu'en souspiraut le traist a li.
Mon fol cuer atalente,
30 Mais ja n'avra de moj'^ merci.
IV. Del baisier me rememlire si
Que je lis en m'enfance,
Qu'il n'est hore, cpiant m'a traï.
Qu'a mes leivres nel sente.
oô Quant elle soulïri
Ce que je la vi.
De ma mort que ne m'ot guéri?
Qu'elle .sait l)ien ([ue je m'oci
Eu cest(! longue atente,
'iO Dont j'ai le vis teint et pasli.
V. Puis que me toit rire et juer
Et fait morir d'envie.
Trop sovent me fait comparer
Amors sa com])aignie.
\ï) Las ! n'i os aler.
Car por fol semltler
Me font cil fau(l)s proiant d'amer
Mors sui, quant jes i voi(t) i)arler.
Que point de tricherie
50 Ne peut nuls d'eaus en li trovcr.
VI. Ains vers amours rien no meffis :
Ja de moy ne se plaigne
Ains sui pour li servir nasquis.
Comment cpie me destraingne.
55 Par un très dou(l)z ris
Sui de joie espris.
Que, se j'ére roys de Paris,
N'avroie tant de mes delis.
60 Qu'Amours m'i fait cuidier toudis.
VIL J'en doi esfre liez et jolis.
Que Amours tant adaingne
Qu'elle secourt lovais amis
Et qu'en amer l'apraingne.
cliansous de Gace Brulû attribuées à tort à Thibaut, voy. Romania XVIII, 479, note 3.
Dans cet article, dû à M. Jeauroy, nous relevons sur notre chansonnier ce jugement d'uu
auteur de chansons pieuses qui l'a imité de très près :
Trestuit si chant sont de la fleur d'esté,
Ou de vert bois ou de ju de fontaine,
Ou d'aucune a cui Deus a preste
En cest siècle un peu de biauté [vaine].
Bon sont li chant : por ceii ai j'emprunte.
9. Tant que, dans l'espoir de.
10. Amors. Ici et aux vers 14. 44. GO. 02, masculin, le dieu d'anioiir; mais aux v. 19 et
51, amors est le fém. plur. du nom commun, qui s'emploie préférablement au singulier.
13. Sens ce que, sans que. Pléonasme. Cf. 31).
20. Qu' = que, pour qui : l'adverbe relatif pour le pronom (particularité plusieurs fois
signalée).
29. Mon fol cuer atalente, clic inspire un violent désir à mon f. c.
;j3. Ce m'a tral, que donne l'éditeur, n'oll're aucun sens acceptable. On pourrait égale-
ment corriger : car m'a traï.
3.'J-0. Traduisez : « Quant elle souffrit que je la visse. » Le vers suivant expriinc une
déc un peu subtile : « Pourquoi ne m'a-t-elle pas empêché de mourir (en m'accordant
ses faveurs) ? »
40-7. Traduisez : « Car ces déloyaux solliciteurs d'amour me font passer pour fou. »
00. Toudis (pour tous dis, toz dis), toujours.
04. Apraingne, au subjonctif, alors que secourt est à l'indicatif : licence amenée jiar
la rime.
LE ROI DE NAVARRE
175
Ctô Ne doi(t) estre escliis,
Mes ados songis
A celui qui prie incrcis :
Puis que son cuor a eu lui mis
Sans partir, si s'i ataingne
70 Pour estre de joie plus lis.
II. LE ROI DE NAVARRE
Pastourelle
I. L'autr'iér par la matinée
Entre un bois et un vergier.
Une pastore ai trovée
Chantant por soi envoisier;
5 Et disoit en son i^remier :
« Ci me tient li maus d'amor. »
Tantost cèle part m'en tor
Que je l'oï desraisnier ;
Si li dis sans delaier :
10 « Bêle, Diex vos doint bon jor ! »
IL Mon salu sanz demorée
Me rendi et sanz targier ;
Molt ert fresclie et colorée.
Si mi plot 0 acointier :
15 « Bêle, vostre amor vos quiér;
S'avroiz de moi riche ator. »
Elle respont : « Tricheor
Sont mes trop cil chevalier,
^liélz aim Perrin mon bergier
20 Que riche home gengleor. »
m. « Bêle, ce ne dites mie :
Chevalier sont trop vaillant.
Qui sét dont avoir amie
Ne servir a son talent
'2ô Fors chevalier et tel gcnt i
Mes l'amors d'un bergeron
Certes ne vaut un boton.
Partez vos en a itant
Et m'amez : je vos créant
30 De moi avroiz riche don. »
lY. « Sire, par sainte Marie J
Vos en parlez por néant.
Mainte dame avront trichie
Cil chevalier soudoiant.
35 Troj) sont fans et mal pensant :
Pis valent de Guenelon.
Je m'en revois en meson.
Car Perrins, qui m'i atent.
M'aime de cuer loiaument.
40 Aliaissiez vostre raison. »
07. Qui, pour cui, datif, régime de prie.
' Alifranzœsiche Romatizen tind Paslourellen, herausgegeben von Karl Bartsch,
Leipzig, 1870, p. 232-4. — Thibaut IV, comte de Champagne et de Bi-ie, roi de Navarre
('1201-12.53), est sans contredit le plus élégant, sinon le meilleur des chansonniers du
moyen âge. Sa i^assion pour la reine Blanche de Gastille, qu'il seconda dans sa politique
après l'avoir combattue, est encore enveloppée d'obscurité et n'est peut-être qu'une légende
basée sur ce fait que plusieurs de ses chansons lui sont adressées. Voy. Tableau, p. xxxiii.
3. Pastore est de formation française et vient de paslor par l'addition d'un e féminin.
5. En son premier, en commençant. Cf. aïo premier XXXIV, m, G.
7. Cèle part que, du côté oii. — M'en tor, je me dirige.
12. Rendi. La chute du £ a la troisième personne du parfait, pour les verbes oii il
n'est pas aiipuyé sur une dentale ou sur une nasale, est de règle dans la plupart des
dialectes.
10. S' (= se = sic), à cette condition.
18. Mes trop n'est pas dilférent de trop plus Lin, 54, qui signifie : « beaucoup plus ».
Jl/és a encore le sens de magis et trop conserve dans les deux cas quoique chose du
sens étymologique de « grand nombre », d'oii le sens de «beaucoup ». Cf. 22.
22. Sont trop vaillant, ont beaucoup de valeur. — 23. Dont, donc.
24. Ne. Voy. xxx, 211, note. La construction qui place après le premier verbe un ré-
gime se rapp'ortaat à deux verbes coordonnés est fréquente. Cf. xxiv, 235, etc.
25. El tel genl, et autres gens de haute condition.
30. Avroiz. Sous-eutendu que. ^ _ .
3:3. Trichie. Le participe passé construit avec avoir s'accorde souvent avec son régime,
s'il le précède, et presque toujours, s'il le suit.
37. Revois, retourne. Vois =^ vado, ' vao (cf. provençal vau). On n'a pas donné de rai-
son satisfaisante de la présence de is. L's n'est pas analogique, puisqu'elle se trouve dans
170
CHRESTOMATHIE DE l'aNCIEX FRANÇAIS
J onfondi bien la bergiére
OuV'lo nie volt eschaj>er;
Mnlt li lis longue jn-iére,
Mi"'s n'i i)i)i rions conqiioster.
Lors la pris a aculcr.
Et èlo !,'eto un liant cri :
« Perrinet, trahi! tralii ! »
Du l)uis prcnciit a Imper :
•If la lais sanz deinorer,
5(1 Sfur mon cheval m'en parti.
VI. Quant elle m'en vit aler,
Elle dist par ramposner :
« Chevalier sont trop hardi, m
XXXII. GAUTIER DE GOIXGI
PASTOURELLE PIEUSE
I. Hui matin a l'ains jornée.
Toute m'anl)loûrc
Chevauchai par une prée,
Par ))one aventure;
5 Une llorète ai trovée
Gente de faiture :
En la flenr qui tant m'agrée
ïornai lor.s ma cure ;
Adont fis vers du.squ'a sis
10 De la fleur de paradis.
Chascun lo qu'il Vaint et lot,
O! o! n'i a tel dovenlot.
Pour voir, tout a un mot :
Sache qui m'ot, mur voit Marot,
15 Qui lait Marie 'pour Marot!
11. Qui que chant de Mariète,
Je chant de Marie;
Ghascnn an li doi de dète
Une reverdie.
20 C'i>st la tleur, la violètc,
La rose espanie,
(Jui télé oudeur done et jète
Tuuz nos rasazie.
Haute oudeur .sor tonte fleur
25 A la niére au haut Seigneur.
20-30 Chascun lo qu'il l'aint et lot, etc.
m. Cliant Roliins des roliardèles,
(Pliant li soz des sotos !
Mes tu, clerc, qui chantes d'èlcs,
les plus anciens textes. — En raeaon (pour en ma meson), cbez moi : fllii)se fréquente
du i)0ssessif. Voy. XXIX, ii, 55, note.
41-2. La bergière qu'èle. Anacoluthe fréquente. Voy. xxvni, 41, note.
' Recueil d'ancien textes bas-lalins, provençaux et français, par P. Meyer, Paris,
Vieweg, 1877, II, u» 54 (= M). Cf. Bartsch, AUfr. Romanzen und Pastoiirellen. Introduc-
tion, p. XIII (= B). — Gantier de Coiuci (1177-1230) fut prieur de Vic-sur-Aisne et de Saint-
Médard de SoissoTis ; il est surtout connu par ses miracles de Notre-Dame, contes dévots
qu'il ne faut pas confondre avec les miracles de Notre-Dame par ijersonnages, qu'a
publiés la Société des anciens textes français.
9. Vers signifie ici « couplet ». Cette pastourelle en a, en effet, six.
10. JJe paradis. L'article est souvent supprimé devant ce mot comme devant ciel et
enfer. Vov. m, 10(3, et XXIX, ii, 155, note.
11. Traauisfz : « je conseille à chacun de l'aimer et de la louer ».
12. iJorenlot (ou dorelol) signifie ici «refrain». Il a d'abord eu le sens de « toupet de
cheveux », puis de «ornement, affiquet»; enfin, c'est devenu un mot de refrain, d'où lu
sens qu'il a ici.
13-5. Traduisez : «Vraiment, pour tout dire en un mot, que celui qui m'entend saclic
Ijien qu'il voit à tort Mariette, celui qui laisse Marie pour Mariette ».
19. Reverdie, chanson qui célèbre le printemps.
22. Sous-entendez que après télé (cf. 53): ellijtse fréquente.
25. A a pour sujet la raére.
ROMANCE AXOXY.ME
177
Certes tu msotes.
35 Lessons ces viez pastourèles
Et ces vielles notes.
Si cliantons chaînions novèles,
Biaus iliz, bt'-lcs notes.
De la fleur dont sanz sejor
40 Chantent angles nuit et jor.
4l-'i5 Chascun lo qu'il l'aint et lot, etc.
IV. Laissons tuit le fol usage
D'amors qui foloie;
Sovent paie le musage,
Qui trop i coloie.
5<J Anions la bêle, la sage,
La douce, la coie.
Qui tant est de franc corage,
Nului ne fauvoie.
En apert se damne et pert,
55 Qui ne l'aime, heneure et sert.
5(5-60 Chascuti lo qu'il Vaintet lot, etc.
V. Anions tuit la fresche rose.
La fleur espanie,
En qui Sainz Espirs repose,
N'i a télé amie :
fi5 Celui qui l'aime et alose
N'entroublie mie,
Ainz li donc a la parclose
Pardurable vie.
Le porpris del ciel a pris
7i.l Qui de s'amor est espris.
71-75 Chascun lo qu'il l'aint et lot, etc.
VI. A la fin pri la roïne,
La dame del monde.
Qui est la doiz, la pecine
Qui tout cure et monde,
80 Qu'èle léft m'ame orpheline,
M'ame orde et immonde.
Si qu'a la fin soit bien fine.
Bien pure et bien monde.
Et nos toz de ça deso[u]z
85 Daint mener el pais douz.
86-90 Chascun lo qic'il l'aint et lot, etc.
XXXIII. ROMANCE ANONYME
Bêle Doette as fenestres se siét,
Lit en un livre, mais au cuer ne l'en tient :
De son ami Doon li ressovient,
Q"en autres terres est alez tornoier.
E or en ai dol.
47. A wors (le dieu d'amour, les plaisirs de lamour) est un pluriel qui se construit
parfois comme un singulier. Cf. XXXIV, i, 7 sqq. et voy. XXIII, i, 104, note.
49. Coloir t= colhfîrt-ieare», litt' : «remuer le cou, pencher la tète», d'où « s'agiter
pour atteindre un but », ou, comme ici, « perdre son temps à ». Godefroy cite deux
exemples du Pèlerinage de la vie hionaine, où il est joint à wniser. Cf. ici musage.
70. Qui, celui qui. — 84. De i;a âesoz, d'ici-bas.
85. Daint (= dignet), qu'elle daigne.
" Altfranzœsische Romanzen und Pastourellen, heraitsgegeben von Karl Bartsch,
Leipzig, 1870, p. .5-6. — Chanson d'histoire (récit épique à strophes et à refrain). Voir
Tableau p. xxxn.
1. Doette. Diminutif de Do, cas sujet de Doon (cf. 27). L'épouse porte, selon l'usage
ancien (et moderne, en dehors des grandes villes), le nom de l'époux féminisé (ici avec
addition d'un suffixe diminutif).
2. Au cuer ne l'en tient (impersonnel), il ne lui tient pas au cœur au sujet du livre,
le livre la touche peu.
5. E or en ai dol. Ce refrain, par lequel l'auteur (et le chanteur) montre l'intérêt qu'il
prend au drame, a bien le caractère épique.
CONSTANS. Chrestornathie. 12
178 CHRESTOMATHIE DE l'aXCIEN TRANÇAIS
Uns escuiers as degrez de la sale
Est dosceiuluz, s'est destrosse sa iiialc.
Bêle Doette les degrez en avale,
Ne cuide pas oïr novèle niale.
10 E or en ai dol.
Bêle Doette tantost li demanda :
« Ou est mes sires, que ne vi tel pieç'a? »
Cil ot tel duel que de pitié plura;
Bêle Doette maintenant se pasma.
15 E or en ai dol.
Bêle Doette s'est en estant drecie :
Voit l'escuier, vers lui s'est adrecie ;
En son cuer est dolente et correcie
Por son seignor, dont ele ne voit mie.
20 E or en ai dol.
Bêle Doette li prist a demander :
« Ou est mes sires oui je doi tant amer ?
— En non Deu, dame, nel vos quiér mais celer :
Morz est mes sires, ocis fu au joster. »
25 E or en ai doi.
Bêle Doette a pris son duel a faire :
« Tant mar i fustes, cuens Do, frans, de bon aire !
Por vostre amor vestirai je la iiaire,
Ne sor mon cors n'avra pelice vaire.
30 E or en ai dol :
Por vos devenrai nonne en l'eglyse saint Pol.
Por vos ferai une aljljaïe télé»
Quant iért li jors que la teste iért nomée,
Se nus i vient qui ait s'amor fausée,
85 Ja del mostier ne savera l'entrée.
E or en ai dol :
Por vos devenrai nonne a l'église saint Pol. »
7. ïradiiisez : «et son paquet (a éti';) est di' taché de la selle ».
8. En est presque explétif, comme dans en ater, en venir, etc. Cf. vu, 4^!.
l<>-8. La rime mie (= mica) assure les formes picardes drecie (= dreciée), etc.
19. Mie est encore ici emjdoyé comme substantif.
21. Li dépend de demander. — Priai, se mit à (cf. 20 et 38).
27. Tant mar i funlen, quel malheur que vous y soyez allé (à cette guerre) !
3.3. Traduisez : «quand viendra le jour de la fêle solennelle ou annuelle iiiU^ : le jour
que la fête sera proclamée). »
35.- Savera, connaîtra (l'entrée lui sera interdite).
MOTETS
179
Bêle Doette prist s'abaiie a faire,
(Jiii mont est grande et adès sera maire :
iO Toz cels et celés vodra dedaiiz atraire
Qui por ainor sévent peine et mal traire.
Et or en ai dol :
Pur vus devenrai nonne a l'église saint Pol.
XXXIV. MOTETS'
I
l" CliarKjonnètf, va t'en test
Au ruii.s.siguol (Ml cri buis ;
Di qu'il uie voist salaur
La douce blonde au vi.s clér
Et que je l'aim sans fau.sei',
•j Mes certes ue l'os nommer.
•2» Aine voir d'amors no joi;
Si l'ai longuement servi,
N'onques confort n'i truvai:
Mes quant a li
Plera, ce que servi l'ai
12 Me sera meri.
3» A la cheminée
El froit mois de genvier,
Voil la char salée,
Les chapons gi*as mangier;
Dame bien parée,
18 Chanter et reuvoisier,
0'e[s]t ce qui m'agrée :
Bon viu a remiiier.
Clér feu sans fumée,
Les dés et le tablier
2o Sans tencier.
4" Par vérité,
Vueil esprover
Que viiî françois
Passent remois
"28 Et touz vins aucerrois.
Il
1" Li doz maus m'ocit que j'ai;
Ja sans li ne guérirai.
Car je bien V(ji et bleu sai
(Ju'em murrai,
•j Se de cèle confort n'ai
En cui j'ai tôt mon cuer mis.
Sa grant biauté, ses los, son clér
M'ont si conquis ! [vis
En prison m'a mis,
lu Ce m'est avis,
Blont chief, plaiu front, vis
' Recueil de motels françoAs des xu« et xui« siècles, par Gaston Rayuaud, t. I. — l)e
même qu'on a écrit des chansons pieuses daus la forme des romances ou des pastourelles
(cf. XXXII), de même on a souvent traité des sujets profanes dans la forme des chants li-
turgiques, en particulier du motet. Le rythme des motets est très varié.
I. Edit., p. 14-1.5 (anonyme). — 3. Voist. Subjonctif présent. Voy. xxxi, 37, note.
7-8. Amofs... l' (^ le).'\oy. xxxu, 47, note.
II. Ce que servi l'ai, mes services.
18. Reuvoisier, se divertir (cf. s'envoisier xxxi, 4). Notez la liberté de la construction,
3ui mélange les infinitifs et les noms et place une partie des sujets avant et une partie
es sujets après le verbe.
20-22. Ce morceau et les deux suivants emploient quelquefois le cas régime, au lieu du
cas sujet, ce qui n'est pas rare au xxue siècle. Le contraire ne se rencontre ix peu pris
jamais, à moins qu'il ne s'agisse de noms à radical variable, qui ont formé deux mots
déclinés séparément.
II. Edit., p. 17-19 (anonyme). — 1. Que j'ai, se rapporte à maus. — 2. Li, elle
7. Son clér vis. Cas sujet pour cas régime. Cf. 11. 14, etc., et voy. i, 20, note.
180
CHREbiTOMATHIE DE L ANCIEN FRANÇAIS
Gom rose sor lis
Assis,
Euz vairs rians, bnins sorcis
15 Et Youtiz,
Biau nés traitis,
Bouche vernioille, denz dnis potis,
A compas assis,
Quel' a devis
20 M'a sorpris.
Por ce requiér "iiierison
La deboinère qui m'a mis
En sa prison.
2» Trop ai lonc tens en folio
25 Sejorné;
Pour ce, a la virge Marie
Sui tome,
Et voil amender ma vie
Sans retour.
30 Tartarin m'en vengeront.
Car Diu en pri.
Qui hastivenient vendront
Près de ci.
Las! que pensai
35 Quant l'aniai.
Quant la vi?
Bien m'a traï
Mes cuers, quant onques a H
S'abandona :
40 Lî clous rerjars de la hèle m'ocirn.
3" Ma loiautés m'a nuisi
Vers amours,
Par .j. repart do celi
Qui toz jors
45 Est lie de ma dolour,
Sanz merci.
Mont m'agrée et mont me plaist
[la douce aniur :
Or m'otroit Dieus que je sente sa
[douçour.
Car c'est la rose et le lis et la tlor
.50 De l)on[e] (ludor, [ator;
Pour qui las a li ma voie et mou
Or .sai bien que j'ai de toutes la
[mellour.
4° Ix SEGULUM.
III
ADAM DE LA HALLE
Aucun se sont loé d'aniour(s),
]\lés je m'en doi plus que nus blas-
K'onques a nul jour [mer,
N'i poi loiauté trouver.
.Je cuidai [ment
Au premier avoir amie par loiau-
Ouvrer,
Mes g'i petissc longuement
Baer,
13. Assis, établi, constitué (qui fait l'effet de la rose sur les lys^.
17. Denz. Voy. xxx, 308, note. — 19. Quà-, car.
22. La deboinère. Sous-entendcz a.
20. Virge. Goutractiou de ze en i analogue à celle des iiarticipes passés féminin';. Cf.
lie {=liée), 45.
38. Onques donne à quant un sens indéterminé.
41. Nuisi, de nuisir (= nocëre) a suivi la conjugaison inchoativcdes verbes en ir (cf.
finir), et nuire (= ' uocére) la conjugaison étymologique (parf. nui, ncvs, mit, part,
passé ncù).
47 (Cf. 48. 51. .02). Ces vers de onze syllabes ont un repos (sans rime) après
la septième syllabe, ce qui maintient le rythme de la première partie du cou-
plet. On trouve dans dautres pièces le vers coupé aj^rès la cinquième ou la
sixième syllabe. Au v. 48, il faut admettre que la syllabe muette -te compte pour la me-
sure et forme césure.
51. Faire son ator a équivaut à s'alorner, se diriger vers.
4» In seculum. Ce sont là les premiers mots de la 40 partie du motet, laquelle est en
latin (cf. le suivant). Ce motet et le précédent, qui ont quatre parties, sont des quadru-
ples ; le 3«, qui n'en a que trois, est un Iréble.
III. Edit., III, p. 224-.5. Adam de la Halle, outre ses poésies lyriques, a encore écrit des
Jeux, qui sont les premiers exemples que l'on ait du théâtre profane en France (Voir
notre n» Lin, notes).
2. Se blasmer de a subi ici une déviation de sens analogue à se louer, avoir ci se louer ,
et si^iiilic se plaindre, accuser.
3. A" (= que), car. — 5. Par loiaument ouvrer, en agissent loyalement.
0. Au premier, d'abord. Cf. XXXI, ii, 5.
JEU-PARTI
181
10 Car cfuant je niions ainai.
Plus nie convint niaus endurer,
N'onques cèle que j'amoie ne mi
[vot moustrer
Samblant ou je nie défisse confor-
Ne merci espérer. [ter
15 Jout adès metoit paine a moi es-
[chiever :
Trop me donna a penser,
Aius que je la peûsse oublier.
Or sai je bien sanz douter
Que loiaus lions est perdus qui
[veut amer,
20 Ne nus, ce m'est avis, ne s'en doit
[iiiesler
Fors cil qui liée a servir de guiler.
2" A Dieu cjuemmant aniourètes.
Car m'en vois
Dolens, pour les doucètes,
2Ô Hors du douz pais d'Artois,
Qui si est mus et destrois.
Pour ce que li iiourjois
Ont esté si fort mené
Qu'il n'i keurt drois
oO Ne lois.
Gros tournois
Ont avuglé
Contes et rois.
Justices et prelas, tant de fois,
:-55 Que la plus bêle compaigne.
Dont Arras mebaignc,
Laissent amis et maisons et lier-
[nois.
Et fuient, c'a deus, c'a trois,
Souspirant, en terre estraigno.
3° Et super.
XXXY. ANDRIEU CONTREDIT ET
GUILLAUME LE VINIER
JEU-PARTI '
Guillaiiies li Viniers, amis.
D'un jeu parti me respondez :
Dites qu'il vous en est avis ;
S'il vous plaist, le meillour prenez.
Uns faus amans faussement proie
Une, cj^ui faussement otroie :
Le quel doit estre plus blasmez,
8 Ou il ou elle, or i gardez.
10. Mieus, le mieux.
12. Mi, ])icfn-d, pour mei (moi). La forme proclitique des pronoms personnels est sou-
vent remplacée devant le verbe par la forme emphatique.
.38. C'a deus, c'a trois, les uns par deux, les autres par trois iC = que).
3o Et super. Voy. la dernière note du 2e motet.
* Altfranzasisdie Lieder berichligl und erla'uierl von Ed. Mœtzner, p. Si. — Le jeu-
parti est une petite pièce de vers où deux personnages soutiennent deux solutions con-
traires d'une question posée. — Andrieu Contredit, chevalier, né a Arras, écrivait, comme
son contradicteur, dans le dernier tiers du xjiie siècle. Il était l'ami de Baude Fastoul,
qui le nomme dans son Congé. On a de lui, outre ce jeu-parti, 17 chansons, qui ne
manquent ni de correction ni d'harmonie, mais dont les sujets sont un peu monotones.
— Guillaume-le-Vinier, outre des pastourelles assez réussies et quelques autres petites
pièces, nous a laissé une série de jeux-partis oii sont discutes de subtils problèmes
amoureux. Les interlocuteurs sont, outre Andrieu, son frère Gilles-le-Vinier, Moniot
d'Arras, Adam de Givenci, Thomas du Ghastel et Golartle Bouteillier, tous Artésiens.
3. Qu' (^ qwe), pronom interrogatif neutre. Traduisez: «Dites ce que vous pensez sur
la question. Cf. xxvir, 1. 22. etc.
5-G. i^ausse/iiew^ sans aimer.
0. Proie une, prie d'amour une femme.
7. Le quel. Le cas régime pour le cas sujet. Cf. Contredit 9.
18-.^
CHRESTOMATHIE UK L AXCIKN FRANÇAIS
Aiulriu Controdit, grans inorcis
Du l)ol ollVo (juo lait in'avoz.
Mou(l)t tiLst avrai \o iiioillour pris:
12 Gariltv. qnt^ l)ipn vdiis dost'eiulez.
Çainte o^\. do trop puto corroie
Faine qui faus.seuient olroie;
Li lionis 6st pire (juo clc^svoz,
IC) Mes la fanie vault pis d'assez.
(luillames, vous avez niespris.
Quant le tort sus famé nietez.
Li lionis doit ostre plus garnis
•20 De sens, d'onni-ur, de loiautez :
Et (jnant il en tanz liex s'emploie,
11 n'aime pas; je cuideroie
Qu'il fust vers amours parjurez :
34 S'en doit estrc des lions relez.
Ailroit vous estes. Contredis
Aiulriu, quant du tort estrivez.
Ausi nètement (juc saniis,
:'S Doit cors de famé estre gardez.
De famé mou(l)t envis creroie
Que sans cuer otroiast sa joie;
Et s'èle le fait, c'est vieutez
32 Et honte de blasine fievez.
Guillames, mou(l)t estes soutis.
Quant le tort par sens soustenez;
INIes cil doit estre mou(l)t haïs,
o6 Qui est de tel ])lasnie encoiipez.
En lui fier ne m'().seroie,
Puisque traïtour le savroje
D'amour, qui soustient loiautez :
'lO S'en doit e.stre des lions blasmez.
Andriu, quant tant y avrai mis,
Si dirai ce que vous savez :
Famé doit s'onneur et son pris
M Miex garder c'uns liom mal senez.
Qui se puet d'ennii maie voie
Retourner? Ne .sai que diroie.
De c'est li mous mal atinez :
48 Mcsfèt de famé est héritez.
XXXVI. ROTRUENGE'
I. De moi dolereus vos chant :
Je fui nez en descrois.saiit,
Onqiies n'eu en mon vivant
Deus bons jors.
ô .T'ai a noiii moscheans d'amoiv
TI. Adès vois merci criant:
Aiiiors, aidiez vo servant;
Aine n'i peu trover noiant
De s(;cors.
10 .T'ai a nom mescheaiis d'amor;
9. Grans mercis, régime phiriol, s'exjilique par un vevlio soiis-cntenilii.
10. O^re est ilevenu t'éniiiiin, à causette i'e muet qu'ont la plupart dos féminins. La
mémo chose est arrivée à beaucouj) d'autres masculins, ])our lesquels l'oroille n'était
guidée que par la terminaison, lorsqu'ils étaient accompagnés de l'article déterminatif.
Cf. rencontre, outre, etc.
l(i. Pis d'assez, lieaucoup moins.
21. Traduisez: « et lorsqu'il cherche aventure de tant de c'^tés à la fois ».
23. Amours. Voy. xxxii, 47 et XXIir, i, 104, notes. — ai. S' (= se — sic), donc. Cf. 40.
25. Adroit, qu'on pourrait aussi bii'ii écrire ici a droit, est déjà parfois employé comme
adjectif au xiii": siècle, jiar exemple dans Berllte aux grands pieds.
;tô. Honte est presque toujours masculin au moyen âge. Voy. 10, note. — Honte de
blasme fievez (litf : « honte fieffée de blâme »), acte honteux, qui mérite un blâme sévère.
30. Qui = oui, ((uc.
41. Quant tant xj avrai mis peut se traduire par «en fin de compte, on résnuié ». — Y,
h la question posée.
4(i. Ne sai que diroie se rapporte à ce qui précède : «je ne sais que répondre ».
' P. Moyer, Recueil d'anciens textes b:ii-latins, français et provençau.v (Paris,
Viewog, 1087), ii, n» 49. — Chanson (je danse, anonyme (dans un nianuscrit sur deux),
probablement écrite en dialecte jiicard vers la (in du xiiie sièclii. Voy. Tableau, p. xxxiii.
2. En descroissanl. Naître pendant les deux dernières phases do la lune était d'un
mauvais augure.
3. A'!< (première pers. sing. du parfait, cf. peu 8 at sent xik, 04), dialectal pour oi
(= habui). I^assimilation avec la deuxième personne n'est jias encore complète.
'). Traduisez: « je me nomme Pas-de-chancc-en-amour ».
FROISS.VRT — POESIES
III. Hé I trahitor mosdisant.
Coin vos estes inalparlant !
ïolu avez maint amant
I.or lionors.
15 J'ai a nom mescheans d'amoi's.
188
IV. Certes, pierre d'aymant
Ne desirre pas fer tant,
Com je siii d'un douz sam])lant
Govoitoz.
20 J'ai a nom mosclioanz d'amors.
XXXVII. FROISSART
1. RONDEAUX AMOUREUX
Aies le coer courtois et honRoiira];)le,
HnRi])le et discrè, secrè, vrai et joli,
Lié, attempré, et retien ce iiotaliie :
Aies le coer courtois et lionuouralile,
Et selonc ce que tu poes te fais able :
S'avrout pité dame et Amours de ti.
7 Aies le coer courtois et hounouralile.
II
Amours, Amours, que volés de moi faire ?
En vous ne puis vëoir riens de seûr :
Je ne coonois ne vous ne vostre afaire.
13. Maint amant. Datif (sous-entendu à). Voy. ix, 79, note.
17. La forme desirre)- (= desidorare) est trèslégitime. Le cl s'assimile au liou de tom-
ber. Cf. terre à côté de 1ère, Pierre à côté de Piére, cXc-.
■ Œuvres de Froissart. Poésies, publiées par M. Sclieler, Bruxelles, lS?0-2. — Froissart,
né à Valencionnes en 1337, mort ctianoine k Chimay vers 1410, fut successivement clerc
de la chapelle et secrétaire de la femme d'Edouard III, roi d'Angleterre, curé de Lestines.
aumônier et secrétaire du duc de Brabaut, Wenceslas de Luxembourg, et clerc de la
chapelle du comte de Blois, Guy de Chàtillon. Au milieu des nombreux voyages qu'il
accomplit à travers l'Europe pour rassembler les matériaux de sa Chronique, il trouva
le temps d'écrire un très grand nombre de poésies, dont quelques-unes ne sont i)as sans
mérite (voy. Tableau, p. xxxiv). — Le rondeau se compose ordinairement, au xiv» siècle,
(par exemple chez Guillaume de Machaut) de huit vers sur deux rimes, dont le premier
est répété après le troisième, et les deux premiers à la fln. Dans les rondeaux de Frois-
sart, qui n'ont (jne sept vers, le premier vers seulement est répété h la fln. Un seul, sur
cent sejjt, a neuf vers, parce qu'il admet trois vers au lieu de deux adirés celui qui sert
de refrain (a bba a abb a). Au xv« siècle, avec Charles d'Orléans, et au xvf, avec Marot.
le rondeau se développe^ tout en conservant sa condition essentielle, qui est le refi'ain.
I. T. II, pp. 40i et 411, rondeaux xxvii et li. — i. — 0. S' (=se = sie). ainsi, à cette con-
dition. — Amours (cf. S, etc.), le dieu d'amour. Voy. XXIII, i, 104 et XXXIV, i, 7, notes.
— Ti, picard, ])0ur lei (loi).
II. — 3. Vostre afaire, les choses de l'amour.
1.S4 CHKESTOMATHIE DE l'aNCIEN FRANÇAIS
Amours. Amours, que volés de moi faire?
Le quel vault iiiieulz : pryer, parler, ou taire ?
Dittes le moi. qui avés 1)0U eiir.
7 Amours, Amours, que volés de uioi faire?
II. BALLADE DE LA >LVRGUER1TE
Sus toutes tlours tieut ou la rose a belle,
Et eu après, je croi, la violette;
La flour de lys est belle, et la perselle;
La flour de glay est plaisaus et parfette;
5 Et li pluisour aiuieut uioult l'auquelie,
Le pyoue, le muguet, la soussie. -
Cascuue flour a par li sou uierite: J
Mes je vous di, taut que pour ma partie, i
n Sus toutes flours j'aiuie la uiargherite,
Car eu tous temps, plueve, grésille ou gelle,
Soit la saisous ou fresque ou laide ou uette,
Ceste flour est gracieuse et uouvelle,
Douce, plaisaus, blauchète et vermiïlète;
14 Glose est a poiut, ouverte et espanie;
Ja n'y sera morte ne apalie ;
Toute bonté est dedeus li escripte ;
<>. Quif [vousj qui.
■ IL Ed. Scheler, t. 1, p. 49, dans le Paradys d'Amours, et p. 3G8, note. — Outre cette
gracieuse ballade, Froissart a encore écrit, en l'honneur de sa Heur préférée, un petit
poème de 192 vers intitulé : Le diltié de la flour de la Marguerite, le tout à cause du
prénom de la muse qui inspira la plupart de ses poésies, comme il le déclare discrète-
ment dans ce même diltié. On sait que, lorsque la demoiselle noble qu'il aimait depuis
dix ans sans espoir se maria, il faillit en mourir de désespoir et chercha dans les voya-
fes une distraction à son chagrin, sans réussir à l'oablier complètement. — La ballade,
ont les règles de détail ont varié, se compose essentiellement de trois couplets sur
deux rimes, avec un vers de refrain, suivis d'un couplet plus court, également avec
refrain, que l'on appelle envoi. Les ballades de Froissart, comme la plupart de celles du
xiv« siècle, n'ont pas d'envoi.
•1-2. Froissart a écrit un petit poème composa de 342 vers de huit syllabes, intitulé :
Plaidoirie de la rose et de la violette. Les deux rivales, sur le conseil de dame Imagi-
ntUijn. décident de s'en rapjjorter au jugement de « noble et haulte Flour de lys »,
qu'on trouve au royaume de France « très grandement accompagnée de belle et bonne
compagnie ». A défaut, elles pourront s'adresser aux marguerites « qui sont fleurs belles
et l'etites, dont il est très bon recouvrier, en tous temps, l'esté et l'ivier ».
7. Par li, par elle-même, pour sa fiart.
8. Traduisez : «en ce qui me concerne ».
10. Plueve, etc. (sous-entendez que), qu'il pleuve, etc.
l.ô. Y est a peu près explétif. Cf. xxx, 43, etc.
10. Dedens li, en elle. Pour dcdens, prépos., voy. iv, 8S et xxx, 79, notes.
EUSTACHE DESCHAMPS 185
Et pour un tant, quand bien y estudie,
18 Sus toutes tlours j'aime la margherite.
Et le dour temps ore se renouvelle,
Et esclarcist ceste douce tlourette;
Et si voi ci seoir dessus l'asprelle
Deus coeurs navrés d'une plaisant sajette,
23 A qui le dieu d'Amours soit en aie.
Avec euls est Plaisance et Courtoisie,
Et Douls Regars, qui petit les respite.
Dont c'est raison qu'au chapel faire die :
27 « Sus toutes tlours j'aime la margherite. »
XXXVm. EUSTACHE DESCHAMPS
I
(Vanité des remontrances.)
Je ne finay depuis longtemps
De ramentevoir les vertus,
20, Esclarcis est neutre.
21. Asprelle, prèle, plante à tige rugueuse. L'aphérèse de l'a provient sans doute d'une
confusion due à l'article: l'asprelle, Vàprelle, la prèle. Cf. la Fouille = l'Apouille (de
Apulia).
2J. Qui petic les respite, qui les soulage un peu (qui donne un peu[ de répit à leurs
soufl'rances).
20. Chapel (ordinairement chapel de fleurs), couronne de fleurs. — Qu'au chapel faire
die, qu'en faisant la couronne je dise.
27. Cette ballade est reproduite sous le n» 8 de la série spéciale ;des ballades ; mais
l'auteur, qui s'en est sans doute servi dans une circonstance différente et moins agréable
pour lui. a remplacé la troisième stance par la suivante :
Mes trop grant doel me croist et renouvelle,
Quant me souvient de la douce flourette,
Car enclose est dedeus une tourelle,
31 bis S'a une haie au devant de li faitte,
Qui nuit et jour m'empèce et contrarie.
Mes s'Amours voelt estre de mou aïe,
Ja pour creniel, pour tour, ne pour garite.
Je ne lairai qu'a occoisou ne die :
30 bis « Sus toutes flours j'aime la marguerite. »
31 bis. S'a une haie au devant de li faitte, et il y a une clôture établie devant elle.
* Œuvres complètes d'Eustache Deschamps, publiées d'après le manuscrit de la Bi-
bliothèque Nationale, par le marquis de Queux de Saint-Hilaire i Société des anciens
te.K-tes français), Paris, 1878, 1. 1, pp. 205 et 229. — Eustache Deschamps, dit Morel, né
vers 1340, mort vers 1420, fut successivement écuyer, huissier d'armes de Charles V et de
Charles VI, châtelain de Fismes et bailli de Seulis. Il était le familier des ducs d'Or-
léans, de Berry et d'Anjou, et il eut l'honneur de recevoir Charles V dans sa maison
lX(i C.HRESTOMATHIE DE l' ANCIEN FRANÇAIS
Des vices blâmer, et les sens
De 111011 poiioir remettre sus :
5 Et lors vint a moy nn bossus,
Oui me dit : « Dieu gart le varlet
Oui prent les asnes a la glus !
Tu bas bien l'eaue tVun pilet.
» Veulz tu du doy arer les champs?
Kl Veulz tu planter bois do festus ?
Au cul de l'asne fais tes chans :
Tu Ms froit fer, tu es decus ;
Tu chantes comme li cucus,
Oui s'estonne et gaste son plet;
l-~) Tais toy, dès or ne chante plus :
Tu bas bien l'eaue d'un pilet.
)) Veuls tu faire loups innocens
Et ffue les eufs soient velus ?
Veulz tu les petis faire graiis
20 Et les saiges des malostrus ?
Parle, tes parlers est perdus :
Autant vault le vent d'un souflet ;
L'eu t'oit bien, c'est tout ; si conclus :
24 Tu bas bien l'eaue d'un i)ilet. »
l'envoy
Princes, quant cilz la se fut teus.
Et j'oy bien pensé a mon fet,
(les Champs, aux portes de Vçrtus (Champagne), où il était né. Ses poôaies sont jilei-
nos d'allusions plus ou moins obscures à des faits historiques, et intéressantes surtout à
ce point de vue. Voy. Tableau, p. xxxiv.
I. Ballade curieuse par le grand nombre de dictons ou proverbes qni y sont rassem-
blés et qui tous signifient : « iierdre sa peine ».
1. Je ne finay, je n'ai cessé.
:{-i. Remetlrè sus les sens, remettre les choses à leur place. Cf. nens dessus dessous,
et voy. sens, au Glossaire. — De monpuuoir, selon mon pouvoir (cf. « de tout mon ]iou-
voir »).
i>. Bossus. Cas sujet, amem; par la rime. Cf. ulus 7, pour ylu, el princi-s 2ô, etc.
8. Cf. du Baïf, fo43b: «Dans un mortier de l'eau ne pibî. » [Note de l'édit.].
\i-\. Cf. kmyoi.Aratus, 30: « Et tout ainsi comme .Ksopus dit que li^s petits oyseaulx
répondirent au cocu, qui leur deniandoit pour ({uelle raison ilz le fuyoicnt, etc. » [Ed.].
l.S. On dit aujourd'hui, dans un sens restreint : « tondre sur un œuf ».
20. Des est plutôt article partitif qu'article déterminatif, à cause de la construction
employée au vers précédent.
22. VauU. \Jl est faussement étymologique, comme dans veul: 9. •JO. 19 et veuls 17.
23. ,Vt, ainsi. — 25. Cil:. Forme analogi((uc pour ci/.
25. Teus. Prononcez tua, comme aujourd'l'ui; orthographe étymologique provenant de
la forme non contractée teiXs.
El'SPACHE DESCHAMPS 187
Vray il me dist, et bien cogniis
28 Tu ]«is Lieu Teaue cVuu pilet.
Il
(Chacun ne cherche plus qu'à s'enrichir).
Je double trop qu'il ne viengne chiér temps,
Et qu'il ne soit une mauvaise année,
Quant amasser voy grain a pluseurs gens
Et mettre a part ; faillir voy la donnée,
5 L'air corrompu, terre mal ordonnée,
Mauvais lal)Our et semence pourrie,
Foibles chevaulx, dont le labour detrie.
Contre le quel le riche dit : « Eschac ! »
Par ce convient que le peuple mendie,
10 Car nulz ne tent Tors' qu'a emplir son sac.
Particulier est chascun en son sens
Et convoiteus, vie est desordonnée,
Tout est ravi par force des puissans,
Au bien commun n'est créature née.
15 Est la terre des hommes gouvernée
27. Gonstraction peu régulière : traduisez: «je reconnus bien qu'il m'avait ilit vrai»,
ou bien: « jje visquj'il m'avait dit vrai, et je compris bien le proverbe, etc. »
II. Cette ballade, publiée aussi parCrapelet (Poésies morales et historiques d'Eusta-
che Deschainps. dans la Collection des uncieiis moiiiiraents de l'Iiistoire et de la langue
française, Paris, 18^Î2, p. 1.501, figure dans les deux éditions parues au xvi« siècle (Paris
et Lyon) du Jardin de plaisance, avec les vaiùantes que nous donnons ici, d'après la
Jinmania, XIV, 283: v. 7. dont le labour detrie (préférable à la leçon du ms. de Paris, et
le laboureur crie ; dans le vers suivant, le quel se rapporte à labour); — 13. Tant est
ravie; — 14. n'a cr.; — 10. La loi/ est abolie: — 24. Le faulx trésor du grain et de la
blee ; — 2(>-8. Des povres, dont l'esprit vengence crie Au ciel, a Dieu et a la seigneurie.
Et a tous ceulx qui font celle folie : — 32. Meive ung homme qu'on dit : ftac. — On
peut rapprocher de cette pièce la lettre de Fénelon à Louis XIV et la page éloquente oii
La Bruyère s'apitoie sur la misérable condition des paysans de son temps. Mais elle
semble surtout inspirée par un éloquent passage de la réplique de Gerson à Charles VI,
dont nous donnons un fragment plus loin (Cltrestom. LXVII, ii) : « Quant mesnages se
sont partis du royaume par tels outrages ! Quant mortalitez en sont venues sur enfans,
hommes et bestes i)ar defaulte de nourriture ou par maie nourriture ! C'est pitié de le
savoir : car ils n'ont de quoy semer, ou ne osent tenir chevaux ne bœufs pour double
des princes ou gens d'armes, ou n'ont courage de labourer, pour ce que rien ne leur
demeure, etc. » [Ed.].
2. Qu'il ne soit, qu'il n'y ait.
2. yu II ne son, qu il n y ait.
4. Faillir, faire défaut ("cf. 17j; mAis fauH, 21, signifie : « il faut ».
14. N'est au bien commun, ne re-herche le ])ien de tous.
15. Le reços ordinaire après la quati-ième syllabe vient ici après une syllabe muette.
Cf. 23, XXXVII, II, C et XXXVII, i, 1, v. .5, ou cependant on peut admettre un souvenir
de la forme accentuée du démonstratif neutre ço, çou.
188 CHHESTOMATHIE DE l'aX(UEN FRANÇAIS
Selon raison ? Non pas : Loy est perie,
Vérité fault, régner voy Menterie,
Et les plus grans se noient en ce lac ;
Par convoitier est la terre perie,
20 Car nnlz ne tent [fors] qu'a emplir son sac.
Si fault lie faim périr les innocens
• Dont les grans loups font chacun jour ventrée,
Oui amassent a milliers et a cens
Les faulx trésors ; c'est le grain, c'est la blée,
25 Le sang, les os, qui ont la terre arée
Des povres gens, dont leur esperit crie
Yengence a Dieu, vé a la seignourie,
Aux conseilliers et aux menants ce bac,
Et a tous ceuls qui tiennent leur partie.
30 Car nulz ne tent [fors] qu'a emplir son sac.
l'enyoy
Princes, le temps est briéf de ceste vie,
Aussi tost muert homs qu'on puet dire : « Clac. »
Que deviendra la povre ame esbahie?
Car nul ne tent [fors] qu'a emplir son sac.
XXXIX. OLIVIER BASSELIN (?)
CHANSON PATRIOTIQUE '
Et cuidez vous gue je me joue,
Et que je voulsisse aller
En Angleterre demeurer?
4 lis ont une longue coue.
Entre vous, gens de village.
Qui aymés le roi franroys,
Prenez chascun l)on courage
8 Pour comljatre les Englovs.
l'J. Par convoitier, par la convoitise.
28. Aux menants ce bac, à ceux qui mènent ainsi la bar<inp, qui gouvernont ainsi.
29. Tiennent leur partie, los ainji-ouvent.
32. Aussi tost qu'un puet dire, le temps de dire.
' Cluinsnns normandes du XV' siècle, publiées pour la iiroinière fois sur les ma-
nuscrits de Bayeux et de Vire, avec Introciuction et notes de A. Uasté. Caen, Le Gost-
Clérisse, 1800, p. 92, ch. Lxi. — Voy. Tableau, p. xxxv.
i. La mesure exige que l'on supprime jV ou me ; de même, au v. 3, il conviendrait de
corriger : Chez les Engloys.
4. Ils ont une longue cowe (queue), c'est-à-dire: ils sont trop ridicules. Les Normands
qui iiortaient les cheveux coupes en rond, trouvaient ridicule la queue que portaient leS
Anglais. — 5. Entre vous, tous ensemble, réunis.
FRANÇOIS VILLON'
189
Prenez cliascun une houe
Pour niieulx les det^raciner,
S'ilz ne s'en veuUent aller:
12 Au moins, faictes leur la moue.
Ne craignez point à les batre,
("es godons, jianches a pois;
(-ar ung de nous en vault quatre,
10 Au moins en vauït il bien troys.
Affin qu'on les esbafoue.
Autant qu'en pourrés trover
Faictez au gibet mener,
20 Et que nou les y encroue.
Par Dieu! se je les empoigne.
Puis que j'en jure une foys,
Je leur moustreray sans hoingne
24 De quel pesant sont mes doigts.
Hz n'ont laissé porc ne oue
Tout entour nostre cartier.
Ne guerne ne guernellier :
28 Dieu si mect mal en leur joue!
XL. FRANÇOIS VILLON'
Grand testament
Pauvre je suis dès ma jeunesse.
De povre et de petite extrace.
Mon père n'eut oncq grant ri-
[chesse,
4 Ne son ayeul, nommé Erace.
Povreté tous nous suyt et trace.
Sur les tumlieaulx de mes ances-
[tres.
Les âmes des quélzDieu embrasse,
8 On n'y voyt couronnes ne sceptres.
De pouvreté me guermentant,
Souventes fovs me dit le cueur :
14. Godons. Injure souvent adressée aux Anglais aux xv^ et xvf siècles, à cause de
leur juron favori goddam !
19. Faictez. Voy. xiv, 2-5, note.
20. Sou {nous du ms. de Baveux et de l'édition est fautif), on. Xo, noû, nou (et devant
une voyelle nos, noz, nous, nouz), comme "îiow, qui se rencontre également en Nor-
mandie, est une altération de Von. Voy. J. Fleury et G. Paris, Romania, X, 402 sqq. et
XII, 342 sqq., etcf. Gh. Joret, Rora. VIII, 102 et Xll, 588 sqq., qui préfère comme étymo-
logie le pronom pluriel nos.
28. Mect. Le texte tel qu'il est signifierait: « Tant Dieu leur donne mal aux joues! » et
aurait uu sens ironique. Peut-être faut-il corriger : Dieit mette, etc., puisse Dieu leur
donner, etc.
* Œuvres complètes de Fr. Villon, suivies d'un choix de poésies de ses disciples, édi-
tion préparée par La Monnoye, mise au jour, avec notes et glossaire, par M. Pierre
Jannet, 3« édit., Paris, Lemerre, 1873. — François de Montoorbier prit d'abord le sur-
nom de Des Loges, puis celui de Villon ou de Villon (à cause de Guillaume de Villon
son protecteur), surnom qui s'est substitué à son nom patronymique. Il naquit à Paris,
en 1431, obtint à l'Université de cette ville le grade de licencie, puis celui de maitre ès-
arts (14-52), eut une ieunesse fort déréglée, qui faillit le conduire a la potence, et mourut
à une époque incertaine, en tout cas, après 1461, époque où Louis XI, en vertu du droit
de joyeux avènement, le délivra de la prison oii le tenait, à Meung-sur-Loire, on ne sait
pour quel méfait, l'évèque d'Orléans (Voy. Longnon, Romania, II, 203 sqq.). Villon est
le plus personnel des poètes de son temps ; il peut être considéré comme le père de cette
élite d'esprits essentiellement français à laquelle appartiennent Marot, Rabelais, Régnier,
La Fontaine, Molière et Voltaire (Voy. Tableau, p. xxv).
I. Grand testament,
GXLVI-CLI.
str. XXXV-XLI et Ballade des dames du temps jadis : str.
7. Embrasse. Subjonctif optatif.
9. Me guermentant (gérondif neutre pris absolument), quand je me plains.
190
CHUf:sTOMATlIlE DE L ANCIEN 1-'K\N(;A1S
« Homme, ne te doulonse tant
12 Et ne deiiiaine tel douleur,
Si tu n'as tant qu'eust Jacques
[(-ueur :
^lieulx vault vivre soubz gros hu-
[reaux
Povre, qu'avoir esté seigneur
10 El pourrir soubz riches tumbeaux.»
Qu'avoir esté seigneur!... que
[dys?
Seigneur, bêlas! ne l'est il mais.
Selon les davidiques dictz,
20 Son lieu ne congnoistra jamais.
Quant du surplus, je m'en desmetz,
Il n'appartient a moy pecbeur :
Aux théologiens le remetz.
2\ Car c'est office de prescheur.
Si ne suis, bien le considère,
Filz d'ange, portant dyadème
D'estoylle ne d'autre sydère.
28 Mou père est mort, Dieu en ayl
[l'anie !
Quant est du corps, il gyst soubz
[lame.
J'entends (pie ma mère mourra.
Et le sçait l>ien la povre l'enime,
32 Et le tilz pas ne demourra.
Je congnoys que povres et riches,
Sages et folz, prebstres et laiz,
Noble et vilain, larges et chicins,
36 Petits et grans, et beaulx et laidz.
Dames a rebrassez coUelz
De ((uélconque condicion.
Portant attours et bourrelet/,
4U Mort saisit sans exception.
Et meure Paris ou Ilelaiue,
Quiconque(s) meurt, meurt a dou-
[Icur.
Gelluy qui perd vent et alaine.
■41 Son liel se crève sur son cueur;
Puis sue, Dieu ><(;ait quel sueur.
Et n'est qui de ses maulx l'allège :
Car enfans n'a, Irére ne sœur,
4<S Qui voulsist lors estre son pleige.
La mort le l'aict frémir, pallir.
Le nez courber, les veines tendre,
Le col entier, la chair mollir,
52 Joinctes et nerfs croistre et est(;n-
[dre.
Corps féminin, (jui tant es tendre,
Poly, souèf, si precieulx,
Te faudra il ces maulx attendre ?
5() ()uy, ou tout vif aller es cieulx.
Ballade
des dames dit temps jadis.
Dictes moy ou, n'en (pu''l pays.
Est Flora, la l)elle Romaine;
Archipiada ne Thaïs,
60 Qui fu sa cousine gennaine;
Echo, i)arlant quand bruyt on
[mai ne
Dessus rivière ou sus estan,
Qui beauté eut trop jdus qu'hn-
[maine?
04 Mais ou sont les neiges d'autan ?
Ou est la très sage Heloïs,
Pour qui fut chastré et puis
[moyne
Pierre Esbaillart a Sainct Denys?
6H Pour son amour eut cest essoyne.
Seni)ila)>lemcnt, ou est la royne
Qui commanda (jue Buridan
Fust jette en ung .sac en Seine?
72 Mais ou sont les neiges d'autan ?
La royne blanche comme ung lys,
Qui chantoit a voix de sereine;
V-'i. Eu.ll. S iiioijj;aijique : coufusiou iirovt'iiaut du l'habitude très aiicieniiu do nu pas
jironojicer l's devant une consonne.
18. i\e l'est il main, il (celui qui était seigneur de son vivant) ne l'est phis.
U'.l. Quant est, pour ce qui est. Cf. 12(j.
89. Allours et buurrelelz. Il s'agit des hautes coillures à lu mode li cette époque, d'une
espèce de hennin. Cf. La Marche, Mémuifos, i, 132 (cité par Godefroy, Dict. de l'une,
langue française, a. \. cttur). « A/okvs tout rond[sj à la faeon du Portugal, dont les
bourrelets estoient à la manière de franges et passoieut par derrière ainsi que pattes du
chaperons ]iour hommes ».
40. Et n'est qui, et il n'est personne qui.
hi,. Joinctes, jointures, articulations. — 57. y (=ne), ou. Voy. iv, 117, note.
09. Archipiada. Voy. au Glossaire.
FRANÇOIS VILLON
191
IJerthe au grand pied, Bietris,
[Allys ;
7(3 Hareniliourges, qui tint le Mayue,
Et Jeluuine, la bonne Lorraine,
Ou'Angloi.s lu'uslérent a Kouen;
Un sont els, Vierge souveraine?...
80 Mais ou sont les neiges d'antan?
Envoi
Prince, n'enquerez de sepmaine
Ou elles sont, ne de cest an,
(Jue ce refrain ne vous reniai ne :
84 Mais ou sont les neiges cVaittau?
A vous parle, compaing[s] de
[galles,
Qui estes de tous bous accors:
Gardez vous tous de ce nu\u liasles
88 Qui noircist gens quant ils sont
[mortz ;
Eschevez le : c'est ung mal mors ;
Passez vous eu mieulx que pour-
[rez.
Et, pour Dieu! soyez tous recors
lt"2 Qu'une t'ois viendra que mourrez.
Item, je donne aux Quinze-
[Vingtz,
Qu'autant vauldroit nommer Trois
[Cens,
De Paris, non pas de Provins,
90 Car a eulx tenu je me sens.
Ils auront, et je m'y consens,
Sans les estuis, mes grans lunettes.
Pour mettre a part, "aux Inuoceus,
100 Les gens de bien des deshonnestes.
Icy n'y a ne rys ne jeu.
Que leur vault avoir eu chevances.
N'en grans lictz de parement geu.
104 Engloutir vin, engrossir panses,
]\Iener joye, festcs et danses.
Et de ce prest estre a toute heure?
Tantost t'aillent telles plaisances,
U)< Et la coulpe si en demeure.
Quant je considère ces testes
Entassées en ces charniers.
Tous furent maislresdesrequestes,
11"2 Ou tous de la Chambre aux De-
[niers.
Ou tous furent porte paniers :
Autant puis l'ung que l'autre dire.
Car, d'evesqnes ou lanterniers,
11(3 Je n'y congnois rien a redire.
Et icelles qui s'inclinoient
Unes contre autres en leur vies.
Des quelles les unes regnoient,
ViO Des autres craintes et servies :
La les voy toutes assouvies
Ensemble en ung tas pesle mesle;
Seigneuries leur sont ravies,
lii4 Clerc ne maistre ne s'y rappelle.
Or sont ilz mortz. Dieu ayt leur
[a m es!
•Juant est des corps, ils sont pour-
[riz ;
Ayent esté seigneurs ou dames,
128 Souéf et tendrement nourriz
De cresme, fromentée ou riz.
Leur os sont déclinez en pouldre,
Auxquélznechault d'esbat ne ris...
lo'2 Plaise au doulx Jésus les aJjsoul-
[dre 1
II
Tant grate chèvre que mal gist;
Tant va le pot a l'eau qu'il biise;
7'). Bietris, sans doute la Béatrix immortalisée par Dante. — A ^;*/s, Alix ou Alice,
est iliflicile à iclentilier : c'est peut-être Alix de Cliampague, lille de Thibaut IV, épouse
du roi de France Louis VII.
81. De sepinaine, avaut une semaine. Cf. de cest an 82, et des mois xiv, 140.
83. Traduisez : «sans vous souvenir de ce refrain ».
97. Ils auront. Ctiaiigement brusque de tournure.
108. Et la coulpe si, pour et si la coidpe.
113. Porte paniers, porteurs de hottes, portefaix.
121. Assouvies, as.snjetties, soumises. Cf. Joinville, Vie de saint Louis, ex, éd. Je
Wailly : u Quant le roy ot assouvie la forteresse du bourc de Joffe».
124. Ne s'y rappelle, ne s'y retrouve. — 127. Ayent esté, qu'ils aient été.
II. Ballade des proverbes. — L'idée générale de cette longue suite de proverbes (sauf
deux ou trois), c'est qu'avec de la persévérance, on arrive toujours au but, et que sou-
vent on le dépasse (ne quid nimis, rien de trop).
W2
CHRESTOMATHIE DE L ANCIEN FRANÇAIS
Tant i-haulTo on le for qu'il rongist ;
4 Tant le maille on qu'il se debriso.
Tant vault l'iioninie comme on le
[prise :
Tant s'eslouge il qu'il n'en sou-
[vient:
Tant mauvais est qu'on le desprise ;
8 Tant crie l'on Noël qu'il vient.
Tant raille on que plus on ne rit ;
Tant despend on qu'on n'a chemise:
Tant est on franc que tout se frit:
V2 Tant vault tien que chose promise :
Tant avmo on Dieu qu on suj-t
[l'Eglise ;
Tant donne on qu'emprunter con-
[vient :
Tant tourne vent qu'il chét en bise ;
16 Tant crie l'on Noël qu'il vient.
Tant ayme on chien qu'on le
[nourrist ;
Tant court chanson qu'elle est
[appi'ise ;
Tant garde on fruict qu il se
[pourrist ;
20 Tant bat on place qu'elle est prise ;
Tant tarde on qu'on fault a l'em-
[prise;
Tant se liaste on que mal advient;
Tant embrasse on que chét la prise ;
24 Tant crie l'on Noél qu'il vient.
Envoi
Pince, tant vit fol qu'il s'advise;
Tant vat il qu'après il revient;
Tant le matte on qu'il se radvise ;
28 Tant crie l'on Noél qu'il vient.
3. Chauffe on (cf. 4, etc.). Le t euphonique n'a pas encore paru. Cf. 8, où, pour avoir
une syllabe de plus, le poète a employé l'on, et 20, où il a repris l'ancienne forme de la
troisième pers. du sing. Voy. V, i, 7(J, note.
(j. Qu'il n'en souvient, qu'on l'oublie.
21. On fault a l'emprise, on manque l'entreprise.
FABLES
198
IV
POÉSIE SATIRIOLE ET DIDACTIOUE
XLI. MARIE DE FRANCE
FABLES
Li fable (Van corbel
Ensi avint, et Ijien puet estre,
Que par devant une fenestre.
Qui en une despense fu,
Vola uns corps, si a veû
5 Formages qui devant estoient
Et sour une cloie gisoient.
Un en a pris, atout s'en va.
Uns volpis vint, si rencontra.'
Au fourmage ot grant desirier,
10 Qu'il ein peûst un peu mengier
Par engien vaudra asaier
Se le corp porra enginier :
« E ! Diex, sire, » fait li volpis,
« Com par est cis oisiaus gentis !
15 Ou monde n'a si noble oisel ;
Aine de mes iex ne vi si bel.
Fust teus ses chans com est ses cors,
I vaui-oit moût miex que tins
[ors. »
Quant li corps s'oï si loer
20 Qu'en tout le mont n'avoit son pér
Pourpensa soi qu'i cantera,
Ja por canter los ne perdra :
Le bec ouvri, si commencba.
' Manuscrit de la Bibliothèque nationale, fs. fr. 2168, fos 162 y» et 166 r» (A), comparé
à B. N. fs. fr. 217.3, fos 63 r» et 69 ro (B). — D'après un mémoire récent de M. Ed. Mail,
Zeitschrift fur rom. Philol. IX, 161 sqq.), VYs'jpet de Marie, traduction d'un recueil
anglais formé dans les premières années du xue siècle, se composerait : lo d'un rema-
niement assez libre du Romulus publié par Xilant (Leyde, 1709) : i» d'un certain nombre
de fables empruntées par Marie à des sources diverses difficiles à déterminer. Voir uotre
Tableau, p. xxxvi, et surtout les deux articles de M. G. Paris dans le Journal des Sa-
vants (1884-5) à propos du livre récent de M. L. Hervieux, Les fabulistes latins. Pour la
langue, voy. la notice du n» xxi.
I. — 1. El bien puet estre. Réflexion naïve de l'auteur, qui adhère au récit qu'il trouve
dans son modèle.
7. Atout. On dirait de même aujourd'hui familièrement : « il s'en va avec ».
9. Au fourraage, vers le fromage. A (= ad latiu) indique l'inclination.
II. Vaudra (= voudra) est ici un véritable auxiliaire. Voy. vifc, 230, note.
17. Fust teus ses chans, si son chant était tel. — 18. / (cf" 21). Voy. Lm, 107, note.
19-20. Si loer que (ellipse fréquente en latin et eu vieux français), ainsi louer [et dire] que.
coxsTAXS. Chrestomathie. 13
194
CHRESTOMATHIE DE L ANCIEN FRANÇAIS
Li fromages li cscapa,
25 A la terre Testât caïr;
El li Yolpis le va saisir,
Puis n'ot il cure de son cant,
Que du formage ot son talanl.
J'és chi l'essample
Cosl essample [est] des orgneil-
[lous,
30 Qui si sont tier et coragous,
l'ar losengier et par mentir
Les puet on bien a gré sin'vir;
Le leur despendent fulemeul
Pour la losenge de la gent.
II
Du leu et du kieti
Uns leus et uns chiens s'encon-
[trérent
Parmi un bos ou il alércnt.
lii leus a le chien riigardé,
Et puis si l'a araisonné :
5 « Erére, » fait il, « moût estes biaus,
îb)ut est luisans lavostre pians.»
Iji chiens respont ; « C'est vérités :
.Idu mengiu bien, sin ai assés.
Et si sni souvent toute jor
lu Par devant les pies mon segnor.
Si puis sovent rungier les os,
Dont jou me faich e cras et gros.
Se vous voliés o moi venir
Et vers uKjn segnor oljeïr,
10 Si com jou fach, assés ariez
Plus viande que ne vaiiriés.
— Si ferai, voir, » li leus respont.
Dont s'acompaigncMit, si s'en vont.
Ains qu'en vile soient venu,
2U (îardi! li leus, si a veii
Com li chiens porte son coler,
La chaaine voit traîner :
« Erére, » fait il, « mei'veille voi
Entour ton col, nuiis ne sai coi. »
25 Li chiens respont. « C'est ma
[chaaine.
Dont on me loie enseur seina[i]no;
Car plusors tiës mordcroie
^Maintes gens et mal leur fcroie;
Mé'sires les velt garandir.
30 Pour cou me fait loié tenir.
La nuit vois entor le maison.
Que n'i aproisment li larron.
— Que? » fait li leus, « est il ensi.
Caler ne pues fors par merclii ?
;35 Tu remanras, jou m'en irai.
La chaaine n'i porterai.
jMic.x. voel estre leus a délivre
C'a chaaine richement vivre,
(juant ancore puis estre au chois
40 D'aler a la vile ou au bois. »
Por la chaaine est départie
Leur amor et leur compaingnie.
Morale
Icist cssamples nos pramet
Que cil est mont fous qui se met
45 En sougiet ni en servitunie;
Car mavése est cèle coustumc
Qui a son talent a délivre
Ne laisse eni jiés nul homme vi-
[vre.
2']. Caïr (picard pour chaiùr, chaoirj, tomber (assuré par la riuiu saisir; mais il faut
sans doute corriger les deux vers.
28. Que, car. — 29. Cest essciraple est un neutre.
30. Sous-eut. que après coragous. — Coragous (\og est chuintant), ambitieux.
II. — 2. Alérent, au lieu de aloienl, pour la rime.
8. Mengiu. Voy. xx, 65, note. — 17. Li leus respont. Construction fréquente.
20. Enseur semaine, toute la semaine (en opposition au dimanche). Enseur, en, pen-
dant. Remarquez l'absence de l'article, comme dans de jour, de nuit, et cf. ensur nuit.
Saint Alexis, str. 15», ms. P.
32. Que. afin que.
33. Que? Cf., dans les patois du Midi, que'? que tant do personnes en Provence trans-
portent en français et emploient à chaque instant.
34. Fors par merchi, si ce n'est par grâce.
45. Servitume (ms. servilute), de " servitudinem, pour servitutem. Je ne connais pas
d'autre exemple de cette forme, mais on en a plusieurs de aervitune. En dehors de la
rime qui l'exige, servitume peut se déduire de l'analogie de amertume = amaritudiuem,
enclume = incudincm, etc.
48. Cette morale manque au ms. 2108; nous la donnons d'après le ms. 2173, mais elle
semble être l'œuvre d'un scribe assez maladroit.
ROMAN DE REXART
195
XLII. ROMAN DE RENART *
KENART ET CHANTECL.UR
Quant Eeuars chuisi Ghantoclér,
Senpres le vol^st as denz hapcr.
Renars failli, qui fu engrès,
Et Glianteclér saut en travers ;
5 Renart choisi, bien le conut,
Desoi" le fumier s'arestut.
Quant Eenars voit qu'il a failli,
Forment se tint a malliailli.
Or .se commence a porpenser
10 Gomment il porroit Glianteclér
Engignier : car, s'il nel manjue,
Dtint il a sa voie perdue.
« Glianteclér, » ce li dist Renart,
« Ne fuir pas, n'aies regart.
15 ilolt par sui liez, quant tu es seinz :
Gar tu es mes cosins germeiiis. »
Glianteclér lors s'asoûra,
Por la joie un sonet chanta.
Ge dist Renars a son cosin :
20 « Memlu'e te mes de Ghanfeclin,
Ton Ijon père qui t'engendra ?
Onques nus cos si ne chanta.
D'une grant liuë l'ooit on :
Molt bien chantoit en liant un sijn,
25 Et molt par avoit longe aleine.
Les deus els clos la vois ot seine.
D'une leué[e] l'en venoit,
Quant il chantoit et refregnoit. »
Dist Glianteclér : « Renart cosin,
oO Volés me vos trère a engin ?
— (Certes, » ce dist Renarz, « non
[voit ;
^lès or chantez, si clinniés l'oil.
D'une char sonies et d'un sauc:
Meus voudroic estre d'un pié manc
35 Que tu eiises maremeiiz,
Gar tu es trop près mi[s] j^arcnz. »
Dist Ghanteclér : «Pas ne t'en croi.
Un poi te trai ensiis de moi.
Et je dirai une chançon :
40 N'avra voisin ci environ
Qui bien n'entende mon fauset. »
Lores s'en sozrist Renardct :
« Or dont en haut! chantez, cosin!
Je savrai bien se Ghanteclin
45 Mis oncles vos fu onc néant.»
Lors comença cil hautement.
Puis jeta Ghanteclér un brét:
L'un oil ot clos et l'autre overt,
Gar molt forment dotoit Renaiî :
50 S(jvent regarde cèle part.
Ge dist Renars : « N'as fèt neent :
Ghanteclins chantoit autrement,
A uns Ions trèz, les eils cligniez ;
L'en l'ooit liien par vint plaissiez.»
55 Ghanteclér quide que voir die;
Lors lèt aler sa meloudie.
Les oilz cligniez, par grant air.
Lors ne volt plus Renars solïrir :
Par de desoz un roge chol,
60 Le prent Renars parmi le col;
Fuiant s'ent va et fait grant joie
De ce qu'il a encontre proie.
Pinte voit que Renars l'en porte :
Dolente est, molt se deconforte;
' Le Roman de Renart, publié par Ernest Martin, 1. 1, branche II, v. 291-468 et bran-
che XI, v. G18-729. — Voy. Tableau, p. xxxvi-xxxvii.
I. — 3. Engrès, trop vif, trop ardent (vient peut-être de int/ressus).
II. Manjue. Voy. xx, 05, note. — 12. Sa voie, ses pas.
14. Ghang:ement de tournure qui montre bien la valeur de l'infinitif avec ne, employé
pour l'impératif négatif.
17. Asoïkra, forme dialectale pour aseiira. Cf. deçoùs 141.
25. Ge vers constitue une parenthèse.
30. Volés me vos. Dans les phrases interrogatives, l'ancienne langue pouvait intercaler
le pronom régime de l'infinitif suivant entre le verbe et le pronom sujet placé aujour-
d'hui immédiatement après lui. Cf. lxiv, 93.
33. D'une, d'une même. — 35. Tournure à regretter.
45. Vos fu onc néant, vous fut jamais rien (fut vraiment votre père).
5i. Plaissié {= pleissié, part, passé de pteissier ^= plexi«/rt-are), bois clos de haies.
59. Traduisez: « s'élançaut de dessous un chou rouge ». La rime a dii gêner ici le poète.
196
CHRESTOMATHIE DE l' ANCIEN FRANÇAIS
05 Si se conicnce a dementer.
Quant Chanteclér vit en porter.
Et dit : « Sire, bien le vos dis,
Et vos nie gabïez todis.
Et si nie teniez por foie.
■/U Mes ore est voire la parole
Dont je vos avoie garni :
Vostre senz vos a escbarnl.
Foie fui, quant jel vos apris.
Et fox ne crient, tant qu'il est pris.
75 Renars vos tient, qui vos on porte.
Lasse, dolente, con sui morte!
Car se je ci pert mon seignor,
A toz jors ai perdu ni'onor. »
La bone fèine del mainil
80 A overt l'uis de son cortil :
Car vespres ert, por ce voloit
Ses jelines remètre en toit.
Pinte apela. Bise et Rosète :
L'une ne l'autre ne recèle.
85 Quant voit que venues ne sont,
Molt se merveille qu'elles font ;
Son coc rehuce a grant aleine;
Renart regarde, qui l'en nieine.
Lors passe avant por le rescore,
90 Et li gorpils conmence a core.
Quant voit que prendre nel porra,
Porpense soi qu'èl criera :
« Harou! » escrie a pleine goule.
Li vilein, qui sont a la coule,
95 Quant il oënt que cèle brèt,
Testuit se sont cèle part trèt,
Si li demandent que èle a.
En sospirant lor reconta :
« Lasse, con m'est mal avenu!
100 — Conient? » font il. — « Car j'ai
[perdu
Mon coc que li gorpil[s] en porte. »
Ce dist Costans : « .... vielle orde,
Qu'avés dont fet que nel preïsles?
— Sire, » fait èle, « mar le di[.s]tes.
105 Parles seinz Deu, je nel poi prendre.
— Por quoi ? — 11 ne nie volt
[atendre.
— Sel ferissiez? — Je n'oi de quoi.
— De cest baslon. — Par Deu! ne
Car u s en vet si grant troton
110 Nel prendroient deus chen breton.
— Par ou s'en vèt? — Par ci tôt
[droit. »
Li vilein coront a esploit;
Tuit s'oscrient : « Or (ja, or ça ! »
Renars l'oï, qui devant va ;
115 Au pertuis vint, si sailli jus
Qu'a la terre feri li eus.
Le saut qu'il list ont cil oï;
Tuit s'esrrient : « Or ci, or ci ! »
Costans lor dist : « Or tost après ! »
120 Li vilein corent a eslès.
Costans apèle son mastin.
Que tuit apèlent Mauvoisin :
( « Bardol, Travers, Humbaut, Re-
[bors,
Corés après Renart le ros ! » )
125 Au corre qu'il font l'ont veû
Et Renart ont aperceii ;
Tuit s'escrient : « Vez le gorpil ! »
Or est Glianteclérs en péril,
S'il ne reseit engin et art.
130 « Conmeiit, » fait il, « sire Renart,
Dont n'oëz quel honte vos dient
Cil vilein, qui si vos escrient?
Costans vos seul plus que le pas :
Car li lanciez un de vos gas
185 A l'issue de cèle porte. [te, »
Quant il dira : « Renars l'en ])or-
(( Maugi'é vostre, » ce i^oés dire ;
Ja nel porrés inéls desconlire. »
N'i a si sage ne foloit :
140 Renars, qui tôt le mont déçoit,
Fu decoûs a cèle foiz.
Il s'escria a haute vois :
c< Maugré vostre, » ce dist Renart :
8(j. ïrad. : «elle se JemanJu avec étonnemout ce qu'elles font ».
93. Harou dépend à la fois de criera et de escrie. Cf. 142-3.
94. Qui sont a la cote. Godefroy {Dict., s. v.) cite un exemple semblable, dont il nu
trouve pas l'explication : uSe mislrent en barges et alérent aux salandres et en pris-
trent les .xvij.; et l'une eschapa, qui estait a la cole (qui était plus agile ou mieux con-
duite). (Continuât, de Guillaume de ïyr, dans Maitène, t. V, col. 711.) Voy. notre Glossaire.
10.5. Les seinz Deu, les saints de Dieu. — 107. Sel ferissiezl si vous l'aviez frappé ?
110. Deus. Le cas régime pour le cas sujet. Cf. Renart 1-30 et 143.
12.3-4 sont considérés avec raison par l'éditeur comme interpolés; cf. ii, 82-3.
129. Reseit, sait trouvera son tour.
133. Plus que le pas, plus vite qu'au pas. On disait le ^)«s, le trot, le galop, au lieu
de: «M pas, etc.
137. Maugré vostre, malgré vous (litu : à votre mauvais gré, à votre déplaisir). Cf. 143
et xnx, .53. 94 et 95.
142-3. /; s'escria... ce dist Renarl. Voy. 93, note.
ROMAN DE REXART
197
« De costui en poi* je ma part. »
liô Quant cil senti lâche la boce.
Bâti les éles, si s'en toche,
Si vint volant sor un poniier.
Pienars fu bas sor un fumier,
(4reinz et maris et trespensés
150 Del coe cjui 11 est escapez.
Chantecler 11 jeta un ris :
« Renarz, » fait il, « que vos est vis
De cest siégle ? que vos en semble ? »
Li lechéres fremist et tramle,
150 Si li a dit par félonie :
« La boce, » fait il, « soit honie,
Qui s'entremet de noise fère
A l'ore qu'èle se doit tère.
— Si soit, » fèt li cos, « con je voil :
IGO La maie gote li crét l'oil.
Qui s'entremet de someillier
A l'ore que il doit veiller.
Gosins Renarz, » dist Chantecler,
« Nus ne se puet en vos fier :
IGÔ Dahez ait vostre cosinage!
Il me dut torner a damage.
Renai't parjure, aies vos ent :
Se vos estes ci longement.
Vos i lairois vostre gonèle. »
170 Renars n'a soing de sa favèle :
Ne volt plus dire, a tant s'en torne,
Ne repose ne ne sejorne.
Besongnieus est, le cuer a vein :
Par une broce, lez un plein,
175 S'en vait fuiant tôt ime sente;
INIolt est dolans, molt se démente
Del coc, qui li est escapés.
Quant il n'en est bien saolés.
II
COMMENT RENART SE TIRA DXX GRANT>
PÉRIL DE MORT
... Doc .se choce : e vos a tant
Un chevalier qui trespassoit
Par iloques, et si menoit
Un escuier et un garçon.
5 Issi chevaucent a bandon
Par entre le bois et l'cssart.
Si ont iloc trové Renart
Eu mi le chemin tôt envers :
Tôt ont le vis et pale et pers ;
10 Si con il out esté blecié.
Tôt le cuir avoit detrencié.
Li chevalérs l'a regai'dé ;
Son escuier a apelé.
Si li a dit : « Se Dex m'aïst,
15 Est ce gorpil qui ici gist ?
— Oïl, sire, foi que vos doi;
Mes il est mors en moi foi. »
Fait li chevaliers : « Ce m'est vis
Que cil escotle l'ont ocis,
20 Et il les a mort amliedeus.
— Sire, » fait il, « ne m'est pas jeus.
Gorpil fèt trop de mal, por voir ;
De cestui voil le cuir avoir:
Bien nos porra avoir mestier.
25 — Tu dis voir, » fait le chevalier;
« Fai le donc porter en meson :
La pel est bone et de saison. »
Li escuiers descent a tant,
Renart par les deus gambes prent,
30 Et meintenant a trèt s'espée.
Par les gares li a botée.
Et im baston a tost copé.
Si li a meintenant bote.
Le garçon apèle, et il vient ;
35 Le goi'pil li baille qu'il tient.
Et cil le prent molt volentiers :
« Tien, va, » fait soi li escuiers;
« Pran, porte en meson ceste beste.
Et garde en nul leu ne t'areste :
40 Et quant tu en meson vendras,
La pel tantost en osteras.
— Volentérs, » fait il, « par seint
[Pol ! »
Le gorpil a mis sor son col ;
lôô. Par félonie, jjar méchanceté, méchamment.
175. Tôt une sente, tout le long d'un sentier. Cf. xxi, 80.
n. — 1. Choce (pTon. cJwke, cf. chevaucent ôl, interversion des consonnes pour coche,
couche. Cf. la prononciation, encore assez fréquente, sacher pour chasser.
6. Par entre (cf. par de desoz .59). Par s-î joint souvent à une autre préposition de lieu
pour ajouter l'idée du lieu par oii Ton passe.
22. Gorpil. Cas régime au lieu du cas sujet. Cf. 15.
20. En meson, chez nous. Cf. 3S et 40 et voy. XXIX, n, 5.5, note.
31. Gare pour garre (du kymrique gâr), jambe. Cî. jarret et garrot.
33. Li, pour le li : ellipse ordinaire d'un des pronoms personnels de la troisième per-
sonne. Cf. 31, et surtout 99, où le pronom supprimé est à un nombre dilïérent.
39. Aresle est à l'impératif, deuxième personne. On attendrait que... ne l'arestes. .ana-
coluthe hardie.
198
r.HRESTOMATHIF, DE T> ANCIEN FRANnATS
I^ors s'en ost torné domanois,
45 Et laisse son segnor el bois.
Qui se roiuotoit au chemin.
Or est lîenarz en mal train :
Se par enfiin ne s'en estort,
11 ne pnet escaper de mort,
ôO (lar il est menz pris qu'au braion.
Et li warz s'est mis el troton.
Tant (jue 1(^ bois a trespassé,
En la praerie est entré.
Qui estoif iri'ande et lonp;ne et lée.
r)') lîcnart pm'te, oui pas n'agrée
Ce qn'il le ti(>nt si inalement
Et par les pies contreval peut ;
Durement en lu eslialii.
Liirs regarde tôt entor li,
no Si ne voit nul home vivant :
Lors se tient molt a recraant,
Quant einsi se leisse portei-.
Lors se conmence a porpenser
('itnment il porra esploitier
fiô Por escaper an pantonier.
Quant Renarz poi-pensA se fu,
Et il ont entor li veû,
Et il ne coisi home nul,
Celni par les naces del cnl
70 A pris as denz sanz delaier:
E li garz conmence a crier
•juanquo il pot, pas ne se feint;
Et Henai'z les naces estreint,
Et au pUis qu'il pot les denz serre,
1') Tant que li gars caï a terre,
() bau li fust ou mal li sache;
Et Dan Renart tôt adès sache,
No onqiies no le vont laissier.
Tant que li gars curut .sachier
SO Le baston qu'as jai'ez avoit,
Por ce que l'erir le voloit.
(Car durement l'u esperdu.
Et cil sache de grant vertu).
Quant Penarz se vit délivré,
Nf) Et il vit celui aterré,
Et li vit prendre le l)aston,
Meintenant se j)art du garçon,
Qu'il ot po(M- ([u'il nel lerist;
A tant a la fuie se mist
no Au plus durement ([ue il ]iot.
Or se pot ])ien tcMiir por sot
Li garz, quant il l'en vit aler;
Do dol comença a plorer.
Dolenz en est, si s'(>n retorne,
115 .Jusc'a son segnor ne sojorne;
Si li conto connient Renart
S'en vait fuiant parmi l'essart,
Et conment il le prist as denz.
Et conment il li mist di'denz
loo Les naches par ou il le prist,
Et conment le liaslon hors mist,
Por ce qu'il le voloit l'erir,
Mes tantost se prist a foïr.
Si s'en torna parmi les pleins :
10.') « Je reniés, qui fuTi] d'ire pleins,
Piu" ce que je aler l'en vi. »
Quant li chevaliers l'entendi,
Ses paumes en bâti de joie :
« Par foi, » fait il, « ne cuit que j'oie
110 Ja nn\s i.ssi bêle aventure. »
A tant s'en vêt grant aleûro,
Sil lessérent ester a tant.
.00. Ce qu'il le lient ... et pent, ceci que il (le garçon) le tient... et qu'il (lui, Renart) est
suspendu. Négligence fréquente en ancien français. — 58. Esbahi, elfrayé.
Cl. Recraant pour i-ecreanl. Ij'e antétonique précédé ou suivi d'une r, d'une l ou d'une
nasale, est souvent remplacé par a. Voy. ii, (J, note.
72. l'as ne se feint, il n'hésite pas. ne se gène pas. Feignant, qu'on eraploio encore
dans le peuple, est la véritahli' forme de fainéant, dont l'ortliograpno altérée a provoqué
au xvi<^ siècle une nouvi'lli' Hltér;ition liasée sur une fausse étymologie: fait-néant (Calvin).
Feindre se trouve encore cmiiloyé au xvn" siècle, au sens de « tarder, hésiter ».
70. Traduisez : «que cela lui idaiso ou qu'il lui en sache mauvais gré». Pour savoir
mal a, cf. l'expression correspondante des patois du Midi, ot la locution française savoir
mauvais gré. Dans ces locutions, savoir indique un sentiment intime, plutôt qu'une
connaissance acquise.
79. Curut sachier, s'empressa de tirer. — S2-3. Voy. i, 123-4, note.
99. Li. pour les li. Voy. 33, noti'.
103. .Mes, Anacoluthe fréquente. On no peut pas ici sous-entendre comment.
112. Traduisez : « et ils ne s'occupèrent plus de la chose » (sil = si le).
ÉVANGILE AUX FEMMES 199
XLIII. EVANGILE AUX FEMMES'
I.
Oniconques veut mener pure et saintisnie vie,
Filmes aint et les croie et dou tout s"i affie ;
Car il n"i a en elles fausseté ne boisdie,
4 Ne qu'il a en Renart, eant il sa proie espie.
II.
Onques nul hien n'ama qui les famés n'ot chiér ;
Lor vertus et lor grâces font moût a mervillier ;
On les puet aussis bien de lor preu consillier,
8 Com on penroit a cors .j. bien courant lévrier.
III.
Il sont aucune gent qui s'en plaignent trop fort,
Mais certes il me samlile que il aient grant tort ;
Car on i treuve autant d'aide et de confort,
12 Com on fait el sarpent qui en trayson mort.
lY.
Que c'on die des famés, on les doit mont amer,
Car en tout lor affaire ne sai .j . point l)lasmer ;
Et aussis seiir fait entre elles converser,
16 Corne se on estoit en .j. panier en mer.
' Constans, Zeilschrift fur romanische Philologie, YÏU, 1. — Cf. Mail, Zeilschrifl
fur romanixche Philologie, I, 337 sqq., et Constans, Marie de Corapiègne d'après l'Evan-
gile aux femmes, Paris. Vieweg, 18/(j. — L'originalité de cette piquante satire ano-
nyme de la fin du xii" siècle consiste en ceci que i'éloge contenu dans les trois premiers
vers de chaque couplet est annulé par la contradiction qui se trouve au quatrième (Voy.
notre Tableau, p. xxxviii). — Il existe aussi des Epitrei aux Femmes. Les mots évan-
gile et épitre ont également le sens de «leçon, avertissement ».
3. Elles. La syllabe féminine non élidée ne compte pas à l'hémistiche du vers de 12 syl-
labes dans l'ancienne langue. Cf. 6. 10, etc.
4. .Vf qu'il a. pas plus qu'il n'y en a (cf. 48). L'ellipse est de la même nature que dans
ne ... (/ite signifiant «seulement».
5. Onques nul bien n'ama, n'a jamais aimé quelque chose de bon.
7. Les... de lor preu consillier, leur donner d'utiles conseils.
8. A cors, à la course.
9. Il sont aucune gent, il y a des gens : syllepse.
H. Treuve pour trueve (se trouve encore dans la Fontaine). Ce verbe a un radical dé-
férent, suivant que l'accent est sur le radical ou sur la terminaison.
:200 CHRESTOMATHIE DE l'aNCIEN FRANÇAIS
V.
Li hom(s) qui bien s'i fie comment aroit mesaise ?
C'est une médecine qui tonz les max apaise ;
L'on i puet ainsis estre a seûr et a aise,
20 Gome plein poing d'estoupes en une ardent fornaise.
VI.
Cil qui a famé donne son avoir trop est sagefs) :
Bien li doit on de cors et d'avoir l'aire hommage(s) ;
Quant tout y arez mis, meul)]es et lieritage(s),
24 Àutél gré en arez comme cil qui chiens nage.
VIL
Qui diroit mal de famé, ce seroit grant mervoille,
De bien faire et bien dire chacune s'aparoille.
Et ainsis sagement se porvoit et consoille,
28 Com fait li papillons qui s'art a la chandoille.
VIII.
Douce chose est que famé et en diz et en faiz :
Voisines en tençant ne font mie granz plaiz ;
Ne sont pas rioteuses, to"s t les met on en paiz,
32 Aussis corne li singes feroit por les mauvais.
IX.
J'ai moût chiéres les famés por le bien que j'i voi :
Elles ont fait por moi tant que louer m'en doi :
De quanqu'elles me dicnt tout aussi ])ien les croi
86 Com celui qui .c. foiz m'aroit menti sa foi.
X.
N'est pas droiz ne raison que de famé mesdie :
Sages sont et aprises e de grant courtoisie ;
20. Plein poing. Le cas régime se rencontre fréquemment aju-ès comme dans les pro-
positions comparatives d'égalité et après qtie dans les prop. comparatives de supériorité
ou d'infériorité.
21. Sagf {cf. loiiez 47), au prédicat. On rencontre, même à la bonne époque, d'assez
noinljreux exemples du prédicat au cas régime.
2.J. Qtti diroit, si l'on disait.
29. Trad. : « c'est une douce chose que la femme ».
31-2. Tosl ...aussis corne, aussi vite que. — Feroit remplace le verbe précédent.
ROMAN DE LA ROSE
201
Et en qiianqu'èles dient, fols est qui ne s'i fie,
40 Gom li bergier's' ou leu, quant sa beste a saisie.
XL
Famé est en loiauté et en doueor sovrainne,
Car tous cens qui la croient a sainte tin amainne,
Ne chose ne diroit dont autres eiist painne
44 Pour autant de tin or coni a de keue rainne.
48
XII.
Entre nos, damoiselles, vos pri que ne cuidiez
Oue je por vos le die que si faites soiiez,
Que par tine simplèce sont vo cuer si loiiez,
Ne plus que mosche a miel, a vanité n'iriez.
XLIY. GUILLAUME DE LORRTS ET JEAN DE MEUNG
ROMAX DE LA ROSE
1° PAPELARDIE
Une ymage ot emprès escrite.
Qui sembloit bien estre ypocrite :
Papelardie ert apelée.
C'est cèle qui en recelée,
5 Quant nus ne s'en puet prendi-e
[garde.
De nul mal faire ne se tarde.
El fait dehors le marniiteus.
Si a le vis simple et piteus,
Et semlile sainte créature ;
10 Mais sous ciel n'a maie aventure
Qu'èle ne pense en son corage.
Mou(l)t la ressembloit bien l'ymage.
Qui faite fu a sa semblancê,
Qu'èl fu de simple contenance;
15 Et si fu chauciée et vestue
Tout ainsinc cum famé rendue.
En sa main un sautier tenoit.
Et saclités que mou(l)t se penoit
De faire a Dieu prières faintes
20 Et d'appeler et sains et saintes.
El ne fu gaie ne j olive.
46. Por vos ... que, etc. Pléonasme. — 47. Que, car. — 48. -Vf plus, pas plus.
' Le Roman de la Rose, par Guillaume de Lorris et Jean de Meung, nouvelle édition
revue et corrigée par Francisque Michel, Paris, 1864. — Guillaume, né à Lorris, près
Montargis, le premier en date et le plus ingénieux des deux auteurs du Roman de la
Rose, est mort vers 1260. On ne sait rien de certain sur sa vie : son œuvre comprend
environ 4150 vers. Son continuateur Jean, dit Clopinel ou le Boiteux, né à Meung-sur-
Loire (Orléanais), vers 1280, d'une famille riche et distinguée, mort à Paris en 1318, reçut
la plus forte éducation qui fût possible de son temps, ce dont ces œuvres font foi.' Il
a en outre traduit le De arte militvri, de Végèce, et la Co«soirt/io)» de Boèce, et composé
un certain nombre d'autres ouvrages de moindre valeur. Voy. Tablean, p. xxxix-xi..
I. Guillaume de Lorris : 1» Portrait de Papelardie (v. 407-440).
1. Escrite, tracée. — 7. Dehors, au dehors.
13. Que, car. — 20. Appeler, invoquer.
202
r.HRESTOMATHIE DE 1/ ANCIEN FRANÇAIS
Ains fu par somblanf ontenlivo
Du tiiiit a honiios ovros fairo,
Et si avoit vcstu la hairo.
'2') Et sac'liiés que iTiri'i' pas jurasse :
Dp jouiior st'ml)li)it estre lasse,
S'avoit la color pale ot luoi'to.
A li et as siens ei-t la porto
Doveée de paradis ;
30 Car cèle ffent si font lor vis
Aniegrir, ce dit l'Evangile,
l'or avoir loz parmi la vile,
Et jior un jtoi de gloire vaine,
3'! Uni lor toldra Dieu en son raine.
2" MORT DE NARCISSE
Ci dit laucteur de Xarcisus,
Qui fu sorpris et deceiis
l'our son ombre qu'il aama,
i Dedans Tève ou il se mira,
En icèle bêle fontaine.
Cèle amour li fu trop srevaine.
Qu'il en monit a la parlin
H A la fontaine sous le pin.
Narcisns fu uns damoisians
Que Aniors tint en ses roisiaus:
Et tant le sot Anioi's destraindre,
Et tant le fit plorer et plaindre,
5 One li estut a rendre l'ame;
C/.iV Equo, une haute dame,
li'avoit amo ]ilus que riens née,
El lu par lui si mal menée
Qu'èle li dist qu'il li donroit
10 S'amor, on èlo se morroit ;
Mais cis fu, por sa grant biauté,
Plains de desdaing et do fierté,
Si ne la li volt otroier
No por clnier ne por proier.
15 Quant èle s'oï escondiye,
•Si en ot tel duel et tel ire,
Et le tint en si grant despit,
Que morte en fu sans lonc respit :
Mes ainçois qu'èle se morist
20 Èlo pria Dieu et requist
Que Narcisus au cuer ferascho,
Qu'èle ot trové d'amor si tlasclio,
Fust asproiés encore un jor
Et eschaufés d'autel amor
25 Dont il ne pei"ist joie atondre;
Si porroit savoir et entendre
Qurl duel ont li loial amant
Que l'en l'efuse si viliiient.
Cèle proiére fu resna))le,
30 Et por ce la fist Diex establô;
Que Narcisns, par aventure,
A la fontaine clére et pure
So vint sous 1(^ pin umiu'oier.
Un .jour qu'il venoit d'archoier
35 Et avoit solïert grant travail
De corre et amont et aval,
'J'ant qu'il ot soif por l'aspreté
Du chaut ot por la lassote
Qui li ot tolue l'alaine.
¥) Et (piant il vint a la fontaine.
Que li pins de ses rains covroit.
Il so pensa que il bevroit ;
Sus la fontaine tout adens
So niist lors por boivre dedons.
Comment Narcisus se mira
A la funtaine et soupira
Par amour, tant qu'il list partir
i Same du corps sans départir
Aô Si vit en l'iave clére ot nète
Son vis, son nés et sa boiicliètc ;
Et cis maintenant s'esbahi.
Car ses umbres l'ot si trahi
Que cuida veoir la figure
50 D'un enfant bel a desmesure.
Jjors se sot bien Amors vengior
Du grant orguel et du dangier
Que Narcisus li ot mené;
Lors li fu bien guerredonné,
55 Qu'il musa tant a la fontaine
Qu'il ama son unibre domaine,
Si en fu mors a la parclose.
Co est la somme de la chose:
Cav, quant il vit qu'il ne porroit
00 Accomplir ce qu'il dosirroit.
Et qu'il i fu si pris par sort
Qu'il n'en jiooit avoir confort
En nulc guise n'en nul s(Mis,
Il perdi d'ire tout \o. sens
65 Et fu mors en poi de termine :
Ainsinc si ot do la moschine
Ou 'il avoit d'amors oscondito
23. T)H tmil, entièrement.
HO. Celé gent (éilit. icfl g.). Voy. i.ix, 20, note.
20 Mort de Narcisse (v. 1447-1Ô18). Une Histoiri; de Narcisse et iVKrho, un pou difTé-
rente de la léffendoai connue par les Métamorphoses d'Ovide, et encore iiu'^dite, se ren-
contre dans le ms. Hihl.Nat., nouv. acquis. 4511-13. —Titre, 7. Que, car. Cf. 31. 55, etc.
5. Traduisez : « qu'il lui fallut rendre l'ànic ». Pour a, voy. iv, 2(j, note.
4S. He.i umbres (masc). Cf., au contraire, off're xxxv, 10.
53. Mené, témoigné, manifesté. — 0(5. De la meschine, au sujet do, pour la jeune fille.
ROMAN DE LA ROSE
203
Son gnerredon et sa morito.
Dames, cosl essample aprenés,
70 Qui vers vos amis mespreiiés;
Cai" se vous les lessiés morir,
Diex le vous sara ])ien merir.
II
PORTKAIT DE FAUX-SEMBL.VXT
Comment le traistie Faiilx Semlilanl
Si va les cuetirs des sens emblant,
Pour ses veslemens noirs et Kris
i Et pour son vis pasle amaisgris.
Faux-Semblant
«... Trop sai bien mes halnz chan-
[gi«i-.
Prendre l'un et l'auti'e estrangier :
Or sui chevaliers, or sui moines,
Or sui prelas, or sui chanoines,
5 Or sui ders, autre ore sui presti-es.
Or sui desciples, or sui mestres.
Or ohastelains, or forestiers :
Briément, ge sui de tous mestiers.
Or resui princes, or sui pages,
10 Or sai parler trestous langages ;
Autre ore sui viex et chenus.
Or resui jones devenus;
Or sui Robers, or sui Robins,
Or cordeliers, or jacolnns.
15 Si pren por sivre ma compaigne.
Qui me solace et acompaigne.
C'est dame Astenance Contrainte,
Autre desguiseiire mainte.
Si cum il li vient a plesir,
20 Por acomplir le sien désir.
Autre ore vest robe de famé,
Or sui damoisèle, or sui dame;
Autre ore sui religieuse.
Or sui rendue, or sui priouso.
25 Or sui nonain, or sui abesse.
Or sui novice, or sui professe.
Et vois par toutes régions
Cerchant toutes religions.
Mes de religion, sans faille,
;30 G'en pren le grain et laiz la paille:
Por gens avugler i ablt.
Je n'en quiér, sans plus, que l'abit.
Que vous diroie? en itél guise
Cum il me plaist ge me desguise ;
o5 Mou(l)t sunt en moi mué li vers,
Mou(l)t sunt li faiz aux diz divers.
Si fais cheoir dedans mes pièges
Le monde par mi^s privilèges;
Ge puis confesser et assoldre,
40 Ce ne me puet nus prelas toldre,
Toutes gens, ou que je les truisse:
Ne sai prélat nul qui ce puisse.
Fors l'apostole solement.
Qui ïist cest establissement
45 Tout en la faveur de nostre ordre.
N'i a prélat nul qui remordre
Ne grocier contre mes gens ose;
Ge lor ai bien la bouche close.
Mes povres famés, povres homes,
50 Qui de deniers n'ont pas grans
[somes,
Vueil ge Inen as prelas lossier
Et as curés por ciinfessier,
C<ar cil noient ne me donnaient.
Le dieu cV Amours
— Por quoi ?
Faux-Sembknit
— Par foi 1 qui ne porroient,
55 Comme chetives gens et lasses;
Si que g'en ai les brebis grasses.
Et li pastor avront les maigres.
II. Jean de Meung : Portrait de Faiix-Semblant (v. 11957-12005 et 12125-12200).— Cf. le
portrait de Papelardie. — Titre, 4. Amaisgris. S inorganique qui ne chango rien à la
prononciation, et qui provient de ce que l's était presque toujours muette devant une
consonne, depuis la lin du xiie siècle.
1. Trop bien, très Lien.
5. Or ... autre ore, tantôt, tantôt. Cf. 11, etc. — 21. Vest, je revêts.
28. Cercher (= circare) est la vraie forme française ; chercher est une forme hybriile oii
le français se mélange de picard. — Religions, ordre religieux, couvents; mais au vers
suivant, religion signifie «vie religieuse».
31. / abit, j'habite (dans les couvents).
•35. Vers, couplet, verset ( «les couplets de ma chanson sont très variés » ).
30. Au.vdiz, par rapport aux paroles.
54. Qui ne porroient, car ils ne pourraient. Construction analogue à ccllo du latin
qui non passent (qui signifie «vu qu'ils » ).
55. Comme, etc., sous-ent. : qu'ils sont.
204
CHRESTOMATHrE DE L ANCIEN' FRANÇAIS
Combion que co mot loi- soit aigros ;
Et so prolaf osoiit ^roncier,
00 Car Iticii se {loivciit convcier
Quant ilin'rdcnt lor grasses bostos,
Ticx l'ops lor doiirai sor les testes
QueJever i ferai tex ))i)ces
Qu'il en perdront mitres et croces.
t>5 Ainsinc les ai tous corrigiés.
Tant sui fort privilégiés. »
L'Acteur
Ci_se volt taire Fans Sémillant:
Mes Amors ne fait pas semJjlant
Qu'il soit ennoiés de l'oir,
70 Ains li dist por eus esjoir :
Le dieu cV Amours
« Di nous plus especiaument
Qommeiit tu sers desloiaument,
Ne n'aies pas du dire honte;
('ar, si cum tes habis nous conte,
7") Tu semblés estre uns sains her-
[mitos.
Faux-Semblant
C'est voirs, mes gc sui ypocrites.
Le dieu d'Amours
Tu vas preeschant astenance.
Faux-Semhlant
Voire voir, mes g'emple ma pance
De Ijons morciaus et de bons vins.
80 Tiex comme il afliért a devins.
Le dieu d'Amours
Tu vas jireescliant povreté.
Faux-Seiiibla)it
Voir, mes riche[s] sui a planté ;
Mes, combien que povre me fain-
Nul povre encontrer ge ne daingne,
S") .l'ameroie miex l'acointance,
Cent mile tans, du roi de France
Que d'un i>()vre, par Nostre Dame!
Tant eûst il ansinc ))one ame.
Quant ge voi tous nus ces truans
90 Trembler sor ces femiers ])uans
De froit, de faim crier et braire,
Ne m'eutremet de lor allaire.
S'il snnt a l'Ostél Dieu porté,
.Ta n'iérent par moi conforté,
9ô Que d'une aumosne toute seule
Ne me paistroient il la geule.
Qu'il n'ont pas vaillant une sèche.
Que donra qui son coutiau lèclie?
De folie m'eniremetroie,
100 Se en lit a cliien saing querroio.
Mes d'un riche iisurier malade
La vi si tance est bone et sadt; :
Geli vois ge reconforter.
Car g'en cuit deniers aportcr;
105 Et se la maie mort l'enosse,
Bien le convoi jusque a la fosse.
Et s'aucuns vient qui me reprain-
[gno
Por quoi du povre me refraingne,
Savés vous comment g'en escliape?
110 Je fais entendant par ma chape
Que li riches est entechiés
Plus que li povres de pochiés.
S'a greignor mestier de conseil:
Por ce i vois, por cel conseil.
115 Nepor([uant autresinc grant perte
Keroit î'ame en trop grant poverte,
Cum cl fait en trop grant richosce:
L'une et l'autre igaumentla blesce.
Car ce sont deus extrémités
120 Que richesce et mendicités;
Li moiens a non Soffisance :
La gist des vertus l'abondance.
70. Exts, les barons do sa cour.
8i. Encontrer, aborder.
*.)'). Que, car.
98. Qui, cplui qui.
108. livfraitjne, au subjonctif, comme dans les propositions interrogatives indirectes du
latin.
HO. Fais entendant, fais entendre. L'infinitif et le gérondif neutre alternent en ancien
français dans beaucoup d'expressions, même aiirès une préposition. CA. par puis faisant
et par bonté fère xlix, 100 ; faii'e entendant LXii, 17 et faire entendre, etc.
114. Conseil, dessein, but (mais au vers précédent: «bon conseil»).
HOMAX DE LA POIRE
205
XLV. MESSIRE THIBAUT
ROMAN DE LA POIRE
Ci endroit conunance l't'stoire
De la plus inarveilleuse ivoire
Qui ja uiès soit, n'onquos ne fust.
Diex l'ama, qui planta le fust
5 Dont poire deûst estre tiex
Qui tant estoit esperitiex.
Il advint chose que la bêle
Tenoit cèle poire novèle
De saint Ruille en sa destre main,
10 Dont li doit ne sont pas vilain,
Einçois sont droit et délié.
Gariz est cui èle a lié
De ses hiaus braz contre son piz.
Ge voudroie que li respiz
15 De ma vie i peûst fenir,
Por tant qu'èl m'i deignast tenir.
Geste parole est tote voire.
Ma Dame si tenoit la poire
Soz .j. perier ou se sëoit.
20 A mon cuer pas ne messëoit,
Mes bon tens me fist et bon m\ii
Ge qu'èl sëoit si près de moi ;
Gar bien pensé a 11 ateindre.
De tant se pot mes cuers plus
[pleindre
25 Que ne l'osoie resgarder,
Ainz me fist honte coarder,
Bessier les euz, que ne veïsse
Gèle que Jhesuz beneisse.
Einsi m'avoit honte maté;
30 Et quant èle ot .j. poc esté,
Qu'èl ne se mut ne i;a ne la,
ïot en pensant si commença
A parer la poire a ses denz
Plus Jjlanches qu'j'voires ne ar-
[genz ;
oô Gèle poire a ses denz para,
One autre chose n'i toclia.
— Tocha? Si fist, voire par foi.
Les lèvres et la langue .j. poi :
Si voi ge bien, .sanz alumer,
40 Qu'en ne puet rien a denz parer.
Que les .ij. lèvres de la boche
Et la langue dedenz n'i toche. —
Si com la douce créature.
Gui Diex otroit bone aventure,
45 Paroit la poire cpie ge di,
Dedenz mor[s]t, puis la me tendi
Tant sotilment, ne l'apai^'ut
Ame qui fust, toz les déçut,
Qu'onques nel sot ne cil ne cèle :
50 Tant vaut amor que l'on la cèle.
Au prendre ne fui esJjahiz ;
N'oi pas peor d'estre trahiz.
' Li Romanz df la Poire zum ersteii Maie herausgec/ebeii voii Friedrich Slelilich,
Halle, 1881, v. .308-627. — Tout ce qu'on sait de l'auteur du Roman de la Poire, c'est
qu'il s'appelait Thibaut, comme il le laisse entendre à mots couverts en plusieurs pas-
sages, et qu'il était chevalier, ce qui ressort des miniatures, oii il est représenté, à côté
de sa dame, avec des armoiries. — Ce texte, quoiqu'il nous ait été transmis dans des
manuscrits qui oirrent des traces de picard et de bourguignon, semble bien avoir été
écrit dans l'Ile-de-France, peut-être à Paris, à la fin du xiif siècle. — L'auteur reçoit de
celle qu'il aime une poire à laquelle elle vient de mordre ; il la mange et ressent à la
fois toutes les douceurs et les amertumes de l'amour. Ou pourrait rapprocher du début
la charmante pièce d'Alphonse Daudet intitulée : Les Prunes.
7. Chose que, ime chose, ceci que [chose est à peu près inutile).
12. Ci(i, [celui] que.
21. Bon lii'oi ce, je trouvai bon ceci {me est au datif; ai, de avoir).
23. Pense (= pensai} indique la prononciation. Ronsard fait rimer animay avec ren-
ferraé (participe), et trépassé avec outrepassai/, et les grammairiens du xvi» siècle, Mei-
gret, Pilot, Ramus, etc., s'accordent à dire que le son de ai au passé défi.ui est très voi-
sin de l'e fermé.
2(;. Honte est sujet. — 27. Que ne, afin cjue ... ne ... pas.
28. Trad. : «celle que je prie Jésus de bénir». Cf. 44.
35. A, avec. — 39. Sanz alumer, sans lumière.
4U. Mort, au présent, pourrait à la rigueur être maintenu, mais le parf. est préférable.
206
CHRESïOMA.TfflE DE L ANCIEN FRANÇAIS
Ainçois la pris liez et joianz.
Ice puis ge liien dire, oianz
55 T<iz ccl.s qui sont jusquos a Rome :
Dt"'s puis qu'Adans niordi la poino,
Ne fu mes tt-l puire trovéo;
Bien orroiz con s'est puis provée.
En la poire mors sanz congié :
00 Se <ie «usse devant songié
La force qui estoit en lui.
Dont fï'ai puis sofTert maint ennui,
Ge ne l'eusse ja Ijailliéc.
Miélz me venist qu'èl fust tailliée
65 De coutel ou d'une autre chose.
Odors de basme ne de rose
N'est si bone, se Dex m'aïst.
El cuer m'entra, encor i nïnt.
Ne de 1' issir n'a nule envie :
70 Tant con li siècles soit en vie,
N'iért il mes jorz que ne m'en
[sente.
De Dieu soit l>enëoite l'ante
Qui ainz pot enfanter tel fruit!
A petit, .sanz folor ce cuit,
75 Que l'e.scorce en estoit linêe;
Mè.s la poire ot tel destinée :
La ou èle ot perdu l'escorce,
Avoit recovree sa force
Et la vertu d'un .saintuaire.
80 Tel force av(jit qu'èl pooit faire
A .son ami joie et dolor,
Car la douce aleine et l'odor
De .sa boche i estoit remé.se,
La ou avoit l'escorce rése.
85 — Quel anui i avoit il donques ?
Si m'aï.st Diex, <;e ne vi onques
Ne n'oï jiarler a nului
De rien qui peûst feire euui.
Ou il eûst tant de bonté
90 Con vos m'avez ci aconté.
Dites moi donques quel cnui
En cèle poire avoit : g'en sui
Un poi jalos de l'e.scouter.
Vos m'avez ci dit sanz doter
95 Qu'éle estoit plus douce que
[miauz,
Ne que riens que l'en voie as iauz.
Ne cuidoie pas qu'il eûst
En douçor cho.se qui neûst.
' Que vos m'alez ci acontant.
100 Que d'assez ne fleroit pas tant
Odors de rose ne de Ijasme?
Or li remetez sova blasme
Sanz aclioison et sans mesfèt.
Et vos pleigniez qu'èl vos a fèt
Kiô Ne .sai quélnial n'en quel endroit.
Mes, par mon chiéf, il convendroil
Poser reison droite et certeine.
Comment èle est enferme et .seine.
Gomment el puetbien et mal faire:
110 Max et Itiens, ce .sont .ij. contraire.
Et vos les metez en commun
Autrcsin con s'il fussent un.
(>e n'est pas reisons ne druiture :
Qui les juge selonc nature,
115 Ge n'i voi pas d'acordement.
Vos nos devez dire comment
S'acorde l'une a l'autre part.
— Or oez, selonc mon esgart.
Et l'acordance et la devise :
120 En cèle poire avoit assi.se
A un ciiièvrefeuil amerote.
Molt est iiiusarz qui de rien dote.
Se il ne sét molt iiien comment.
Quant ge menju pain de fnjuient,
125 Si gart je bien toz jorz avant
Que il n'i ait cho.se grevant,
Vaiv de l'autre mors me sovient :
Eschaudez d'eave chaude crient.
Un essainple i poez aprendre
1:30 D'un poissonet que l'en velt pren-
[dre.
Qui se porchace por sa faim :
Si fost con il a .sentu l'aim.
Qu'eu li tant agu et poignant,
Si .se met au cliemin poignant,
l:J5 Et s'il avient par aventure
Que il truisse bone pasture,
Toz jors sera en sospoçon
Que ce ne .soient ameron.
— Encore n'ai pas entendu
140 Que vos m'aiez ici rendu
Reison, comment amére cho.se
Puisse estre en cèle poire enclose.
Qui tant par estoit savorée.
Dites le tost .sans demorée,
145 (^ miment èl puet estre greveine.
Quant de tel douçor estoit pleine.
— Or en oez m'entencion:
70. Soil en vie, pour sera en vie : «ilurera» (expression bizarre). Le subjonctif est dû
à l'idée d'indétermination dans l'avenir.
97. Qu'il eùst, qu'il y eût. — 102. Li remetez sore, vous jetez sur elle.
114. Qui les juge, si on les juge. — 117. ïrad. : « une chose s'accorde avec l'autre. »
13.3. Qu'en li tant, gu'on lui teud. — 14i-5. Le... comment, etc. Pléonasme.
147. Entencion, opinion.
ROMAN DE LA POERE
207
Se Diex me doint redempcion,
Ja ne vos en sera menti.
150 Par cèle poire ai ge senti
Trestoz les niax del mal d'amer,
Dont puis ge bien ce mal clamer
Amertume "qui dedenz ère.
— Avoi, nel dites mes, biaus frère,
lôô Que il i ait point d'amertume.
Por ce, s'Amors a tel costume
Que chascuns amanz le conpère,
Por ce n'est pas la poire amère.
— Amère estoit èle sans dote,
160 Car de li m'est pris une gote
Soz la mamèle enz en le cuer.
Dont ja n'istra mes a nul tuer.
Se la bêle n'en a pitié,
Ainçois morrai por s'amistiè.
165 Ne ge ne vueil ja mes garir:
Miélz voil einsin por li morir
Que de nului avoir santé.
Se ce n'est par sa volentè.
— Qr voi ge bien tôt a délivre,
l'/O Sanz plus gloser et sanz descrivre.
Que dolor i pot il avoir;
Mes ce ne puis ge pas savoir
Qu'il i eûst de doui;<:)r point.
Comment s'accordent en .j. point
175 Deus choses einsi descordant?
Miex est soès, max est mordant :
Douçors atempre, dolors cuit;
Dout^'ors aliége, dolors nuit.
Si ont contraire poesté,
180 Et vos dites qu'en .j. o.sté
Estoient herJjergié endui !
S'érent compainz joie et envi !
Comment estoient il ensemlde.
Quant 11 uns l'autre .si dessemlile?
185 Ge ne sai comment ce puet estre:
Non savez vos, ce cuit, Inaus
[mestre ?
— Si faz, trestoz certains en sui,
Par le sentir, non par autrui.
Por voir, ge nel seilsse mie,
190 Mes gel sent, ce me certefie.
Li max d'amer vient .sanz mesure;
^lès Espérance, qui n'a cure
C'uns tins amanz muire a tel tort,
Me doue solaz et confort.
195 Espérance me doue joie :
Ce est li liiens que ge disoie ;
C'est li solaz, c'est la douçors
Qui m'asoage mes dolors ;
Quar, quant Amors me nuH en
[peine,
•2(>J Et Espérance me rameine
Un penser doucereus et trois :
Ne voudroie pas estre rois
Par si que me fust escliapez.
Einsi sui pris et atrapez
205 E me délit en ma mesèse.
N'est nule riens qui tant me plèse,
Con fèt li liiens que g'i espoire :
Por ce di ge qu'en cèle poii'e
Pot estre, et en .j. siège igal,
■210 Li biens enclos avec le mal.
Li max me fèt pensif et mat.
Et encontre le mal s'emljat
La joie de Bone Espérance,
Qui me i"a j^romis sa fiance
215 Qu'èl ne me faudra jusqu'au chièf;
Et por ce sont li mal meins griéf ;
Einsi ai bien et mal sanz faille.
Si ont empris une bataille
En moi Amors et Espérance :
•>10 L'un me cuevre, l'autre me lance.
Espérance me pest et oint.
Et Amors m'aguillone et point ;
Espérance me'sert et garde,
Amors me frit et cuit et larde,
225 Espérance mou bien porcliace.
Car, cpiant Amors m'esti-aint et
Espérance alasehe le laz. [lace.
Si me refèt molt gi-ant solaz
Avec Espérance Franchise,
•230 Qui mera promis son servise...
153. Qwi, moi qui. — 172. Savoir, comprendre.
17G. Miex, miel (cf. miauz 95, forme {licarde).
liSO. Osté, pour ostél, à cause de la rime. Cf. mortes m, 44.
203. Par si que, à la condition de. — 20j. Me délit, je me délecte, je me jilais.
207. Espoire. Voy. xxvu, 4S, note.
214. Me ra promis, m'a promis pour sa part (i^ar contre). Cf. 230.
228. Refét, fait à son tour (elle aussi).
230. Seri-ise. Voy. XXHI, i, 78, note.
'MS
CHRESTOMATHIE DE L' ANCIEN FRANÇAIS
XLVI. PHILIPPE DE THAUN
LE COMPUT
De die lucis.
ÏÀ lundis par raisun,
Suluiic m'iMitenciim,
Si^neliet lumirrc,
U li scciinz pochiére
5 Ont sun siège posé
Par le ciiiiiaut de Dé.
^lais puis par glutunie.
Par raim de lecherie,
Icél siège forlist,
lu En grant peine nus niist.
Par (;i) cpie il nianjat
Ço qu'Eve li'dunat,
Sur le defens de Dé,
Ultre sa volonté.
De die martirii.
15 Après vint par raisun,
Snhinc ni'entenciun,
Li marsdis, ([u'èrt niartirc,
Cum se deveit déduire :
Arer e laljurer
20 E en terre semer
Martirie li esteit,
Kar faire nel savait,
L'Axm. serreit al Inivier
Clerc estre u chevalier.
De die rnercdli.
25 Puis vint li mercresdi,
U il uvrat eissi
Que il sout lal)urer
E vendre e achater.
E (;o est jurn inercil,
;30 E en'pur co icil
Ki primes le truvérent
Cést uum li euposéi'ent.
De die gaudii.
E puis qu'il sout tant faire
Qu'il sont le siiii atraire,
35 Du lie fut joins cil dis
E (;û fut li jusdis ;
Et cést sens on pornum
Sulunc le sens del num.
De die veritatis.
Et qu'il non orguillast,
40 Que a mal li tnrnast,
Par sun asemhlemont.
Si cum funt mainte gent,
('uvint lui veir a dire.
Pur ço (jue Nostre Sire
45 Tant l'avoit amendét,
Gum jo vus ai cuntét :
E iço signelie
Vendresdis, sainte vie.
De die seniinoso.
Aprof le vendresdi
50 Fut faiz li saniadi ;
E c'est jurz seminus.
' Li cuinpoz Philippe de Thaiiii, publié, avec une introduction sur la lanffue de l'au-
leui-, par Edouard Mail, Strasbourpf, 1873, v. ;')23-U30. — Ce texte est intéressant par la
matière traitée et par son ancienneté nièine : il <latc au plus tard de H19. Philippe de
Tliaiin (prés Caen'?), le ]ireniier en date des ])oètes anf;lo-iiorinands, a également ( om-
l)osc un Bestiaire, — L'anglo-normand se caractérise surtout par l'einj)loi de e jiour ie,
di; u pour représenter les sons français u. o nasal, o fermé et iie, etjiar l'anaiblisseinent
de la d'clinaison: ces traits se montrent déjà en partie dans les oeuvres de Philippe.
4. Lisecunz pechirre. Le premier est Lucifer, l'aTige'déchu.
11. Po,r ço que indique le moyen, comme por ço f/ue indique la cause.
2.0. Mercresdi. L's est analogique et empruntée aux formes des autres jours : marudi,
jusdi, vendresdi.
43. Cuvint a. Voy. iv, 20, note.
LE COMPUT
209
Sulunc le sens de nus ;
Kar l)icn sèmet ki pliiret
Ses pochiez, Deu aiiret.
55 E c'est alk'iTorie :
Ne lerrai nel vus die.
Sumrna sententia de die sab-
bali et de sex aliis diehiis
hebdomadce.
Veez i sutilment,
Ço est veirs veirement :
Adam fut la posét
60 U jo vus ai cuntét.
E Adam siifnefie
En céste mortel vie
Nus ki sûmes posé
En la lumière Dé.
65 D'icole tresbuclium,
Quant nus le mal faisum ;
Et (;o est li mais jurs
A trestuz pecheilrs :
E ço est li marsdi,
70 Que jo entenc eissi.
Mais d'iloc deit lever
Et sun cors venoter.
C'est al mostier aler
E ses péchiez plurer :
75 Et c'est le «lercresdi
Que jo entenc eissi.
Et puis deit esjoïr.
S'il i pot parvenir :
E ço est li jusdi,
80 Que l'em entent eissi.
Aprof culchier a terre
E le veir Deu recpierrc
Qu'il li facet parduns,
Par ses saintismes nuns,
85 De ço que at errét
Ultre sa volentét :
E iço entendum
Par le vendresdi num.
Et dune avrat semét,
90 Quant eissi at errét :
Et c'est li samadi
Que l'em entent eissi.
Et ço truvum escrit
Que sainz Augustins dit :
95 « Go que semuns cuildruns.
Que dununs recevruns. »
E cist precept serrât,
Quant samadis vendrai,
U serrunt curuné
100 Li feeil Damnedé.
Dune serrunt en luur,
U ja n'avrunt dolur :
E c'iért le diemeine,
Le jurn Jesu demeine.
105 Aiez en remembrance :
C'est la signetiance
Des jurz en veritét.
Si cum est espruvét.
TRADUCTION
Du jour de la lumière.
A mon avis, lundi doit signifier {litt^ : signifie avec raison) la
lumière où le second pécheur avait établi son séjour par l'ordre de
Dieu. Mais puis, par gloutonnerie, par gourmandise {lill^ : par un
résultat de sa g.), il perdit ce séjour et nous mit en grand'peine, pour
avoir mangé ce qu'Eve lui donna, malgré la défense de Dieu et contre
sa volonté.
Du. jour du martyre.
Après vint justement, à mon a^•is, le mardi, qui signifie martyre,
à cause de la vie qui lui était imposée : labourer, travailler la terre,
l'ensemencer était pour lui un martyre, car il ne savait pas le faire,
coViime c'en serait un pour le bouvier d'être clerc ou chevalier.
56. Simple formule. — GO. Rapprochez u de la. — 68. A, pour.
Qâ.-Cuildruns (inixxv), -pouv cuilliruns, cuiUeruns,' cuiVrtins. CLfaldrai, saldrai, de
faillir, saillir.
100. Feeil. Forme régulièrement tirée de /idelein: féal suppose ' fldulem, avec change-
ment dfi suffixe ; /idéle est savant.
CoNSTAXs. Chrestomathie.
14
210 CHRESTOMATHIE DE l'aXGIEN FRANÇAIS
Du jour des marchandises.
Puis vint le mercredi, où l'homme arriva à savoir {litl^. : travailla
do toile sorte qu'il sut) travailler et vendre et acheter. Et c'est là le
jour des marchandises, et c'est pourquoi ceux qui le trouvèrent les
premiers lui mirent ce nom.
Du jour de la joie.
Et lorsqu'il sut faire tant et si bien qu'il put tirer son prolit [de la
terre], alors il fut joyeux et ce jour fut le jeudi ; et nous adoptons ce
sens, suivant Tétymologie du mot.
Du jour de la vérité.
Et de peur qu'il ne prit de l'orgueil et que le contact avec ses sem-
hla!)los ne lui tournât à mal, comme il arrive à maintes gens, il fallut
lui dire la vôritô et lui mootrer tout ce que Notro Seigneur avait fait
pour l'amender {liU^ : parce que N. S. l'avait tant amendé), comme
je vous l'ai exposé. Vendredi veut donc dire : sainte vie.
Du jour des semailles.
Après le vendredi fut fait le samedi; et c'est jour de semailles,
.selon notre opinion : car celui qui pleure ses péchés sème et adore
Dieu. C'est là une allégorie : je ne laisserai pas de vous le dire.
Résumé du samedi el des sire autres jours de la semaine.
Appliquez-vous à bien comprendre : ce que je vais dire est vrai-
ment la vérité. Adam fut placé là où je vous ai dit. Et par Adam, il
faut entendre nous tous, qui sommes placés dans la lumière divine on
cette vie mortelle. Nous en sommes chassés quand nous faisons le
mal; c'est là le mauvais jour pour toiis les pécheurs : et c'est du
mardi que j'entends parler. Mais le pécheur doit se relever de cette
chute et se mortifier, c'est-à-dire aller à l'église et pleurer ses péchés :
et c'est du mercredi que j'entends parler. Et puis, il doit se réjouir
s'il peut parvenir à ce but : et c'est du jeudi que l'on veut parler. En-
suite, se prosterner la face contre terre et supi)lier le vrai Dieu, en
invoquant ses .saints noms, qu'il lui pardonne d'avoir agi contre sa
volonté : et c'est ce que nous entendons jtar le nom de « vendredi ».
Et alors il aura semé, en agissant ainsi : et c'est du samedi que l'on
veut parler. Et nous trouvons ceci écrit, que dit saint Augustin :
« Nous recueillerons ce que nous semons, nous recrouvrerons co que
nous donnons. » Et ce mot sera réalisé quand viendra le samedi, où
seront couronnés les amis de Notre-Seigneur. Alors ils soront dans la
lumière, où ils n'auront )>lus de douleur : et ce sera le dimanche, lo
jour principal de Jésus-Christ. Souvenez-vous en : c'est là vraiment
la signification des jours, comme il a été reconnu.
TRADUCTION DU LAl^IDAlKE DE MARBODE
211
XLYII. TR.\DUCTION DU LAPIDAIRE DE MARBODE
XYI. De Ametisto.
Ametiste a culur purprin,
O toi cume ptute de vin,
0 altretél cum violéte.
Ou cume rose munde e néte:
5 L'une turne alkes a Ijlanchiur,
L'altre a de vin meslé rovur.
D'Inde nus vient icéste piére,
E est a entallier legiére.
Ki l'a sur sei n'eniverra,
10 Ne ja vins ne l'estordira.
Par dreit sereit en gran cherté.
Se il n'en ért si grant plenté :
Granment deûssent estre chères;
E si en sunt de cinc manéres.
XVII. De Celidonio.
15 Celidoine est bone, nun bêle ;
El ventre creist de l'arundèle
De vertu veiat assez des chères.
Dient k'él est de dous manéres;
Dous sunt trové, de dous culurs :
20 L'un treit a neir, l'altr'a rovurs.
La ruige toilt la passiun
Ke prent unie par luneisun,
Dunt il chét et est afolez ;
Langurus saine e forsenez.
2ô Celui ki l'a fait bien parler
E miût de tute gent amer.
En linge drap seit volopée
E al seuestre braz portée.
En meïsnie céste manére
30 S'est portée la neii'e piére.
Granz chio.ses aïe a parfaire
E defent ume de cuntraire ;
Cuntre ire de prinze et de reis
Dune force, aïe e defeis.
oô L'ève u céste piére est lavée
Saine les oilz de la bobée.
Icéste piére si .seit prise.
En linge teint de safran mise :
Toilt fèvre e les maies umurs,
40 Ki al cors dunent granz dulurs.
XIX. De Magnete.
Magnète trovent Troglodite
En Inde, e precïuse est dite.
Fer resemblet e si le trait
Altresi cum l'aïmant fait.
45 Dendor l'ama midt durement,
Qi l'usot a enchantement.
Circe l'usa et l'ot mult chère,
Gèle merveilose sorcére;
Si en fait um esperiment
50 Ki est prové de lungemeut :
' Lus lapidaires français du moiieii âge des yiiv, xin^ei xiv'sjécfes, par Léopold Pan-
nier, avec une notice préliminaire par Gaston Paris, Paris, 1882, !■■« partie, ch. IV, v.
381-420 et 4.53-50(3. — Nous croyons inutile de reproduire ici les accents que l'on trouve
fréquemment, dans le manuscrit pris pour base de l'édition et dans l'édition, pour mar-
3uer la syllabe accentuée ou la voyelle forte des diphthongues. Le ch est souvent suivi
'un i adventice, destiné à en marquer la prononciation chuintante. — Cette traduction
est la première en date des multiples traductions et imitations que nous possédons du
célèbre poème en hexamètres latins du savant évèqne de Rennes: elle a été composée par
un anonyme en dialecte tourangeau-manceau peu après la mort de Marbode, arrivée en
1123. C'est le plus ancien monument que nous ayons de la langue de l'Ouest de la France.
6. Vin meslé, vin trempé.
9. Eniverra {=enivrera). Métathèse. Voy, x, 2, note.
14. E si en sunt, et il y en a. Mélange des deux tournures : on attendrait e si sunt, ou
bien e si en a.
17. Trad. : «elle l'emporte en valeur sur beaucoup de pierres précieuses ».
20. Treit a neir, tire sur le noir.
21-3. Il s'agit de l'épilepsie. — 30. S' (= se = sic) est explétif.
4.5. Dans Marbode; Beendor magus hoc imprimis dicitur iisus. Beckmann s'appro-
prie là-dessus ces mots de Plaute : Qiiem hominem ego qui sit Homo nescio, neque )tovi,
neque nalus necne is fuerit id solide scio. L'original de Marbode parlait certainement
de la p;/ihonisse d'Endor, dont celui-ci a fait un magus Beendor, que notre traducteur a
uaturellemeut conservé. [Note de l'éd.].
512
CHRESTOMATHIE DE L ANCIEN FRANÇAIS
Se de verte voilt um saveir
Si sa feiiie aime altre pur voir,
La piére siiz sun chiéf nietra
Eu doriuant, k'éle ncl savra;
55 Se chaste est, tut eu suu dormant
De baiser li fera semblant :
Se éle ne l'est, gel vus plevis,
Enz cl lit repundra suu vis
E couteudra huutusemcut,
60 Gum s'ért butée laidement.
Céste piére tel odur dune
As maies noist, as pruz est bono.
Lierres ki l'a la tient iiiult chère :
La puldre fait de céste piére;
G5 Eu la maisun u deit entrer,
Qant ce est k'il i voilt embler.
Vis chiarJmns prent u est li fous,
Sis estalilist par katre lous
De la maisun en katre sens ;
70 Li funs s'en sailt come d'encens.
Tuit cil ki sunt en la maisun,
•Juant lu fum .sentent d'envirun,
Fuient s'en tuit o grant pour,
E cil prent ce k'il volt del lur.
75 Entr'ume e fenie dune amur;
Bone parole e grant valur
A tuz céls ki la portent dune.
Contre ydrope ])eiie est lione;
La puldre est l)one sur ardures
80 E sur tûtes eschaldeûres.
XX. De Corallo.
Corals cum arl)i-e creisten mer;
Vei'z naist, e mul fait a amer.
Quant tuche a l'air, si devient
[dure,
Ruige devient de sa nature.
85 Demi pié a bien de longur.
Ki l'a sur sei n'avra poi'ir
De fuldre ne de tempesté.
Li chians u est rent gran pleutc ;
Ne greslc ne altres orages
90 Lau éle gist ne fait danmges;
Éle fait fruit multipleer,
Fantosmes toilt (( destorl)er,
E dune bon cuniencenienl,
E meinc a bon delincmcnt.
XLVIII. RUTEBEUF
LE DIT DE L ERBERIE
Seigneur, qui ci estes venu,
Petit et grant, joue et chenu.
Il vus est trop Inen avenu,
Sachiez de voir,
5 Je ne vos vuel pas dcsovoir
Bien le porreiz aparsouvoir,
01-2. Tel odur dune as maies noist, as pruz est boni', donne nue odeur qui est mau-
vaise pour les [femmes] méctiantes et agréable pour les [femmes] sages. II faut sous-en-
tendre fjiie devant noist.
Ui. La puldrt', de la X'oudrc, de la poussière.
70. Li funs s'en saill. et la fumée en sort (.s' =s(? = sic).
74. Del lur, du leur, de leur Jjien. — 78. Beûe, en boisson.
82. Mul fait a amer, est très estimable, très précieuse .Voy. Glossaire, s. v. faire.
83. Dure (cf. éle 90 et 91). Le sujet sous-entendu est elle (la pierre appelée corail).
' Œuvres complètes de Rutebeuf, par Achille Jubinal, t. II, p. 51 sf(f(. — Cf. Picot,
Romania, xvi, 492-.J. — Rutebeuf, né en Champagne, vécut pauvrement a Paris du pro-
duit de ses vers et passa la plus grande partie de sa vie au jeu on dans la débauche. Il
mourut vers 1280, peut-être sous l'habit religieux. 50 pièces diverses, satiriques on
simplement plaisantes, lui ont été attribuées, avec jdus ou moins de certitude, mais le
drame intitulé Miracle de Théophile est certainement de lui. — IjC boniment de charlatan
que nous jmljlions en partie a sans douteété fait sur commancb;. Il donne une idée assez
juste de la verve Jioulfonne et de l'érudition de Tautenr; mais la vigueur de sa satire
apparaît jdus nettement dans d'autres pièces, où il n'éjiargno aucune classe de la société
et se montre surtout violent contre les papes et les ordres religieux.
3-i. Trad. : « vous avez de la chance, sachez-le bien ».
LE DIT DE L ERBERIE
213
Ainz que m'en voize.
Aseeiz vos, ne faites noise :
Si oscoutez, s'il no vos poize.
10 Je sui uns mires,
Si ai esté en maiiiz empires :
Dou Caire m'a tenu li sires
Plus d'un estei ;
Lonc tanz ai avec li estei ;
15 Grant avoir i ai conquestei.
Meir ai passée.
Si m'en reving par la Morée,
Ou j'ai t'ait moût grant demorée.
Et par Salerne,
20 Par Burïenne et par Byterne.
En Puille, en Calabre, [a] Paterne
Ai erbes prises, [ses :
Qui de granz vertuz sunt empri-
Sus quelque mal que soient mises,
25 Li maux s'en fuit.
Jusqu'à la rivière, qui bruit
Dou tlux des pierres jor et nuit,
Fui pierres querre.
Prestres Jehans i a fait guerre :
30 Je n'osai entrer en la terre.
Je fui au port ;
Moût riches pierres on apoi-t.
Qui font resusciter le mort.
Ce sont ferrites
35 Et dyamans et cresperites,
Piubiz, jagonces, mai'guarites,
Grenaz, stopaces,
Et tellagons et galofaces, —
De mort ne doutera menaces
40 Ci qui les porte :
Foux est se il se desconforte ;
N'a garde que lièvres l'en porte
S'il se tient bien ;
Si n'a garde d'aba de chien
45 Ne de i-eching d'azne anciien.
S'il n'est coars ;
Il n'a garde de toutes pars —
Carbonculus et garcelars.
Qui sunt tuit ynde.
50 Herljes aport des dezers d'Ynde
Et de la terre Lincorinde,
Qui siét seur l'onde
Elz quatre parties dou monde.
Si com il tient a la roonde.
55 Or m'en croeiz :
Vos ne saveiz cui vos veeiz;
Taisiez vos et si vos seeiz-,
Veiz m'erlierie :
Je vos di, par Sainte Marie,
60 Que ce n'est mie freperie.
Mais grant noblesce.
65 De toute fièvre sanz quartainne
Gariz en mainz d'une semainno.
Ce n'est pas faute;
Et si gariz de goûte flautre :
Ja tant nen iért basse ne haute,
70 Toute l'abat.
Et de la dent
Gariz je trop apertement
75 Par .j. petitet d'oignement.
Que vos dirai?
Oiez coumentjou confirai:
Dou confire ne mentirai.
C'est sans riote.
80 Prenez dou foim de la marmote.
De la m de la linote
Au mardi main.
Et de la fuelle dou plantain,
86 Et de la pourra de l'estrille.
Et du rûyl de la faucille.
Et de la lainne,
Et de l'escorce de l'avainne;
90 Pileiz premier jor de semainno,
Si en fereiz
Un amplastre : dou juz laveiz
12. Tenu, gardé.
29. /, sur les bords de ce fleuve. Le surnom de Prètre-.Jean fut donné auxnc siècle à
un chef mongol par les Nestoriens qui l'avaient converti et lui avaient conféré les ordres
mineurs. Il semble avoir été porte également plus tard par d'autres chefs chrétiens de
l'Asie orientale. On racontait de lui et de son pays toutes sortes d'histoires merveilleuses.
49. Tuit, entièrement (l'adj. pour l'adverbe): emploi fréquent. Voy. m, 108 et via, 113,
notes.
51. Dans les romans du cycle carlovingien, le nom de Lincorinde est donné à la lille de
Jonas, fier admirai du règne de Persie,
Qui tint toute la terre jusqu'à la Mer Rougie. [Ed.].
G7. Ce n'est pas faute, sans faute.
70. Que vos dirai? sert ici simplement à varier le discours.
77. Jou =jol ^ jo le, je le. Cf. dou {= del) 12, etc.
90. Premier jor de semainne, au premier jour de la semaine.
•21 i
CHRESTOMATHIE DE L ANCIEN FRANÇAIS
La donf, l'amplaslrc i metoreiz
Dosas la joo.
95 Doniieiz .j. pou, je le vos loe ;
S'aii lever n'i a m ou boe,
Diex vos destruie 1
Escouteiz, s'il ne vos anuie :
Ce n'est pas jornée de truie
100 Cui poeiz faire;
Et vos, cui la pierre fait liraire,
Je vos en garrai sanz conti'aire.
Se <f'i niet cure.
De foie eschaulTei, do roulure,
105 Gariz je tout a (lesmesure,
A quel que to[u]rt;
Et se vos suveiz home sourt,
Faistes le venir a ma co[u]rt :
Ja iért touz sainz ;
Onques mais nul jor n'05^ mains,
110 Se Diex nie j^arist les .ij. mains.
Qu'il orra ja.
Or oeiz ce que m'oncliarja
Ma dame, qui m'envoia ça :
Bêle Ront, je ne sui pas de ces povres prescheurs, ne de ces po-
115 vres herijiers qui vont par devant ces mostiers, a ces povres chapes
maucozues, qui portent boistes et sachez, et si estendent .j. tapiz; car
teiz vent poivre et coumin et autres espices qui n'a pas autant de
sachez com il ont. Sachiez que de ceulz ne sui je pas, ainz sui a
une dame qui a non ma dame Troie de Salerne , qui fait cacvro-
120 chief de ses oreilles, et li sorcil li pendent a chaainnes d'art^ent par
desus les espaules ; et sachiez que c'est la plus sage dame qui soit
enz quatre parties dou monde. Ma dame si nos envoie en diverses
terres et en divers pais, en Puille, en Calabre, en Tosquanne, en
Terre de Lal)our, en Alemaingne, en Soissoinne, en Gascoingne, on
125 Espaigne, en Brie, en Cliampaingne , en Borgoigne, en la forest
d'Ardanne, por occir les bestes sauvages et por traire les oignemens
por doneir médecines a ceux qui ont les maladies es cors. Ma dame
si me dist et me commanda que, en queilque Ion que je venisse,
que je deïsse aucune choze si que cil qui fussent entour moi i pris-
130 sent hoen essample; et por ce qu'èle me fist jureir seur sainz quant
je mo départi de li, je vos apanrai a garir dou mal des vers, se volez
oïr. — Voleiz oïr?....
Le hojiimeyit continue ainsi {Voir Jubinal, où il occupe quatre
pages), et se tennine par ces mots :
En teil meniére venz je mes herbes et mes oignemens : qui vodra,
si en preigne ; qui ne vodra, si les laist.
97. Diexvox destruie! Maltkliction adressée au patient au lieu de l'être à l'auteur même
de la promesse, et qui devient ainsi plus idaisantc ; d'ailleurs, l'affirmation n'a rien que
de plausible.
!)U-1Û0. Ce proverbe équivaut à: «vous ne perdrez pas votre temps ».
lO'J. Onfjues mais nul jor. Accumulation fortifiant la négation. — 113. Ça, ici.
H.<. CV.v mo.s/jer.s. Le démonstratif n'est pas emphatique, mais simplement dctermina-
tif. Voy. XXX, 148, note.
117. Teiz pour lez = tels. Et pour é appartient à la région do l'Est et doit sans doute
être le fait au scribe. Cf. deneir 127, (jueiUjue 128, etc.
llit. Trote. Trot de Salerne ou Trotola de' Jioggeri était un célèbre médecin du xi" siècle.
Rutebcuf applique plaisamment à sa dame ce qui convient à la mule du charlatan.
iV.f-'M. Qui ...et li sorcil. Anacoluthe fréquente. Cf. XXIII, 11, O.j-U, etc.
122. K/iz = en les. Cf. elz 53, oii c'est 1'/ et non l'n qui a prévalu.
120. Occir, altération de acire, occire, tuer. — Por traire les oii/nemens por doneir mé-
decines, pour [en] tirer les onguents destinés à fournir des remèdes.
i:j4. Si particule explétive. Cf. IKi et 128.
LE DIT DE LA. DENT
215
XLIX. HUE ARGHEVESQUE
LE DIT DE LA DENT
Li siècles est si bestornez
Quo je sui trop pis. atornez
Por ie siècle, qui si bestorno
Que toute valor se retorne
5 Et se recule, vaine et quasse,
Comme limeçon eu sa chasse.
Or ne me sai mes comment vivre.
Qui des bonnes genz sui délivre,
Qui me soloient maintenir;
10 Si ne me sai niés contenir,
Et, se j'en mon pais sejor.
L'en me dira mes chascun jor,
Se j'ai soufrète ne destrèce,
Que ce sera par ma perèco.
lô Se je vois au tornoiemeut.
On oeuvre plus vilainenu^nt
G'on ne soloit des .xiij. pars,
Quar les vëaus si sont liepars.
Et les chiévres si sont lions.
20 Malement est baillis li bons
Qu'il estuet en lor manaio estre,
Quar li plus fiu-t en sont li inestre,
Et li avér sont Alixandre.
Il n'est ne pie ne calandre
25 Qui me seûst pas gosillier
Ce qui me fèt si mVrveillier :
L'eu me dit que chevalerie
Est amendée en Nonnandie,
Mes maie honte ait qui le cuide ;
30 Bien croi que terre i est plus vuido
De granz contens que ne soloit.
Cliascuns l'autre fouler voloit.
Dont l'un est mort, l'autre envielliz ;
Si est li siècles tressailliz
35 Por la mort, qui trestout desvoie.
Mes, par Dieu! je me gageroie
Un denier d'argent ou d'archal,
Se Bertran et le Mareschal
Els et Robert Malet vesquissent,
40 Et le Cbauiberlauc, qu'il l'eïsscnt
" A. de Montaiglon, Recueil, etc., I, 147-152 (ms. B. N., fs. fr., 837, fo 197 ro). Cf.
Héron, Les dils de Hue Archevesque (édition pour la Société des Bibliophiles rouennais,
188Ô). — Hue Archevesque, rimeur peu fortuné, écrivait en Normandie au milieu du
xuie siècle. On a encore de lui le Dit de Larguece et de Debonereté et le Dit de la Pois-
sance d'amours, qui ont été publiés par M. Héron, en même temps que le Dit de la
Dent.hsx manie de tout moraliser, qui sévira si généralement au siècle suivant, com-
mence à se montrer sérieusement chez cet auteur. — Cf. la Gibecière de Morne ou lo
Thresor du ridicule, p. 397 : le Courier facétieux, p. 1-58; les Sovelle de Fr. Sachetti,
t. II, p. 68, nov. 106; les Serées de Bouchet (ser. 27) ; le Trésor des Récréations, p. 248,
lesJVouveaiix contes à rire, p. 179, etc. Legrand d'Aussy a abrégé ce conte sous le nom
de l'Arracheur de dents (II, 293).
2. Trop pis atornez, dans une fâcheuse situation. Pis, comparatif augmentatif.
16. On oeuvre, [je vois qu'Jon y opère, on s'y conduit.
18-19. G'est-à-diire : « les veaux se donnent pour des léopards et les chèvres pour des
lions ».
21. Qu' (= que), pronom relatif, sujet de estre.
22. Eu sont li mestre, sont les maîtres chez eux.
25. Pas fortifie une négation implicitement contenue dans la iiroposition relative. La
pie est encore aujourd'hui réputée le plus babillard des oiseaux. Pour la calandre (es-
pèce d'alouette), cf. Romande la Rose, v. 76-77 (Fr. Michel) : Lors s'esvertue et lors
s'envoise Li papeyans (perroquet) et la halandre, et v. 6.55 sqq. : Calendres i ot amas-
sées En u>i autre leu, gui lassées De chanter furent a envis. 0
34. Tressailliz, dévoyé (sortir des gonds). — 35. Por, à cause de.
36. Je me gageroie, je gagerais, je parierais pour ma part {me est un datif).
37. Archal, laiton.
38-40. M. Héron a identifié ces noms tout autrement que les premiers éditeurs, qui
croyaient la pièce composée à la fin du xiv« siècle : il fait vivre ces personnages dans
la première moitié du xiiie siècle, ce qui est plus probable.
40. Que serait régulièrement placé avant la proposition conditionnelle.
•216
CHRESTOMATHIE DE l' ANCIEN FRANÇAIS
Encoro micx en Normandie
Que cels ne font qui sont en vie,
Qu'il savoient plus biau doner
Et le lor niiex abandonner
45 Aus dames et aus chevaliers
Qui savoient bien les aliers
Qu'il apent a chevalerie :
Trop fesoient miex cortoisie
A toute gent lonc ce que érent.
50 Menesterels molt recompérent
Do ce que ne vivent encore.
Quar ces mauves, qui vivent ore,
Douassent encor niaugré lor :
Quar trop par fust grant deshonor,
55 Se ces, preudes hommes donaissent
Et cil des iex les esgardaissent :
Veoir doner sanz doner rien,
Tost se descouvrist lor nierrien,
Quar l'en voit bien, ce est la somme,
00 Quant mauves est delez preudom-
[me,
Que c'est moût diverse partie.
n ot un févre en Normandie
Qui trop l»el arrachoit les denz :
En la jiouche au vilain dedenz
65 Metoit .j. laz trop soutilment,
Et prenoit la dent trop forment;
Puis fesoit le vilain bessier
Por entor l'enclume lier
Le laz qui li tient à la joe.
70 Ne peiist pas .j. oef d'aloe
Estre entre l'enclume et la cane;
Et quant li févres se rassaue
Aus tenailles et au martel,
Si chaufe son fer bien et bel,
75 Et soufle et ])uire et se regarde.
Et celui ne se doue garde,
Qui a l'enclume est atachié ;
Quar le févre qui l'a lacié
Ne fait samljlant de nule rien,
80 Ainz chaufe son fer l)el et ))icn.
Quant s'esproduite est liien ciiau-
Et bien l)oillant et em})rasée, [fée
Si porte son fer sor l'enclume,
Qui tout estincèle et escume,
85 Et cil sache a soi son visage
Si demeure la dent en gage.
Et cil porte toz jors sou fer.
« Toz les vis deables d'enfer
Vous apristrent or denz a Irère, »
90 Fèt celui, qui ne sét que fère,
Ainz est esbahis de i^eûr,
Qu'il n'est mie bien aseiir.
Quant il meïsmes si ])riéfment
Esrache maugré sien sa dent.
95 Autressi maugré lor donoient
Cil avér, quant il esgardoient
Que Malet toute jor donoit.
Que le fer el feu si tenoit
Chaut de valor et alumé
100 Que tuit fussent ars et brullé
Cels qui prés de li se tenissent,
S'a son chaut fer ne guencheïssent ;
Quar preudom ne puet miex uller
A mauves les grcnons uller,
105 Ne plus cointement les denz trère,
4.3. Que, car. — Biau (cf. bel, 03, 74, et 80), bellement. Lieu. Cf., aujourd'hui encore,
porter beau et bel el bien.
46. Aliers (= aler, avec substitntion du suffixe ier = arium), attitude, conduite. Cf. le
Dit de Perece (dans Jubinal, Nouveau recueil, ii, 60): De ce repraing mains cheva-
liers. Qui bien connaissent les aliers De bien tenir bachelerie Ou la bêle vavassorie.
47. Qu'il apent pour qui apcndeni, tournure impersonnelle hardie.
48. Fesoient cortoisie, faisaient des cadeaux. — 49. Lonc, selon.
50. Menesterel (^ ministri</n-alem, pour ménestrel). Le cas régime pour le cas sujet
Cf. ces mauves 52, ces preudes hommes 55, cels, 101, l'un, 33, etc.
56. Cil, ceux-ci (les mauvais).
57-8. Tournure hardie. On emploie quelquefois aujourd'hui l'infinitif pour exprimer
une condition sans déti-nniuation de personne, mais on le fait toujours précéder tic à, et
le verbe jirincipal a ordinairement pour sujet on : « à l'entendre, on croirait », etc.
63. Trop. L'auteur abuse un peu de cette cheville commode. Cf. 65 et 66.
75. Se regarde, est attentif. Cf. ne se donéreni regart LVII, ii, 43.
8L Hsporduile, barre de fer (fer en barre), comme il ressort d'un texte d'Amiens, cité
par#odefroy. Dictionnaire, s. v. esparduile : Qui vent fer, de chent esparduiles doit
J. maaille.
Si. Qui se rapporte à fer. — 87. Porte, avance.
92. Que, car. — 94. Maugré sien. Cf. 53, et voy. XLll, i, 137, note.
98. Que. L'adverbe relatif pour le pronom.
99. De valor, à point, convenablement. — Alumé, rougi.
103-4. Vers corrompus et difficiles. Nuller du manuscrit doit être changé en uller =
usler =■ ustulare; quant à uller, qui signifie « crier «, il faudrait le remplacer par un
POR QUOI ON DOIT FEMES HONORER CdIT)
211
Que par ])onté entor li fore.
Preudom tient toz jors resprediiite
Et si chaufée et si conduite
Que honte art et hon<jr alume.
110 Tozcels qui sont prèsdes'enclume,
Covient lors querre, s'i se traient.
Ou qu'il devisent, ou qu'il ti-aient:
Et s'aucuns le preudomme esloin-
Por la paor que il ne doigne,
115 Sachiez bien que trop li meschiét,
Puis quil gandist c'onor li chiét:
Mes l'onor au preudom demeure,
Comme la dont en icèle eure
Fist au févre, com je tous di,
120 Quant cil por son chaut ter gandi.
Par quoi il a sa dent perdue,
Qui deniora au laz pendue.
Savez vous qui j'apel le laz?
Sens et cortoisie et solaz ;
125 Quar sens lace et lie la gent.
Sens est le laz et bel et gent
Qui prent honor et lie et lace.
Et les mauves les denz arrache.
Archevesques si mande et prie
130 Aus escuiers de Normandie
Et aus plus riches damoisiaus,
Quels qu'il soient,viex ou noviau.=!,
Por l'amor Dieu, que s'entremèteut
Que le fer tantost el feu mètent,
135 Et que le laz n'oulilient mie
De .sens, qui la gent lace et lie.
Ne le martel de là proesce.
Ne l'espreduite de larguèce.
Mes il ont molt poi d'examplère
140 Por bien aprendre denz a trère.
Certes je ne sai en quel lieu.
Mes or lor soviengne por Dieu
Du bon api'entif du Nuef Bore :
Bien lor en membre je sitor (?)
Hô Et du jemble au fer de molin,
Dont le vimon (?) est au déclin ;
Et je lo bien que lor soviengne.
Et que chascuns si se contiegne
Que valor soit avant boutée,
150 Qui, vaine et qiia.s.se, est reculée,
Comme en sa chasse limeçon,
Et que il mètent contençon
Qu'il s'atornent en tel manière
Qu'il retornent trestuit aiTiére
155 Cest siècle, qui est bestornez.
Qu'arriére soit desbestornez.
Si qu'autressi atornez soie
Comme atoi'nez estre soloie.
Explicit le dit de la Dent.
L. JEAN DE GONDE
POR QUOI ON DOIT FEMES HONORER (DIT) *
De vrai entendement mendient
Tout cil qui de t'emes mesdient.
Et durement meserrent il,
Ne courtois ne sont ne gentil,
5 Qui en dient laide parole,
C<jn maie que soit ne con foie
mot signifiant « rénssir » ou « aspirer à ». Peut-être l'auteur a-t-il pris uller dans ce
dernier sens.
lOtj. Par bonté fère, en faisant du bien.
111. S'i se traient, s'ils s'éloignent. — Pour i ^= il, cf. XLI, i, 18 et 21, etc.
112. Ou qu'il devisent, en quelque lieu qu'ils s'écartent. — 113. Esloingne, fuit.
114. Traduisez : «par crainte d'avoir à donner, à faire des largesses ».
IIG. Chiét (à cause de la rime). 11 faudrait le subjonctif chiée.
128. Les mauves, aux mauvais. Cf. 104, oii a régit l'infinitif et oii il faut sous-entendre
la préposition devant mauvi;s.
139. Examplére. Le singulier pour le pluriel, à cause de la rime.
1.53. Que, à ceci que. — 1.54. Retornent (actif), retournent.
1-56. Que, de sorte que. — Arrière, en revenant à son état primitif. Cf. 154.
157-8. Soie, soloie, pour soit, soloit, orthographe archaïque.
' Dits et contes de Baudouin de Condé et de son /ils Jean de Condé, publiés par Aug.
Scheler, Bruxelles, 1807, t. LU, p. 203 sqq. — Jean de Condé, né dans le Hainaut vers 1345, fils
21S
r.HRESTOMATHIE DE L ANCIEN FRANÇAIS
« La femnio ost du tout l)ostoriu'e.
Et a tout mal fairo atouruôo.
Par aucune malo fortune ; »
10 Que tant de liieus nous en fist une
Que des autres, a voir conter.
Doit on tout le mal mesconler :
Ce fu la Iteneoite Vir^e,
Do l'eschequier la vraie lirge,
lô Dont li dya))les tu uiatez,
Car par son fruit fu rachatez
Adans et sa lii^mie toute,
Et fu la forteresce est(mtc
D'ynfer dellVenu''e et brisie.
23 Ne i)orroit trop estro prisie
La dame (jui ot tel mérite,
Qui conchut du Saint Esperite :
Yirt^e conchut, virge enfanta.
Pour cèle dame, en cui tant a
25 D'ouneur, de liautesce et de p;lore,
Que, se tout li clerc qui sont ore
Et cil qui sont aie a lin.
Qui plus furent en grant sons lin,
Estoient aûné ensamble,
30 No porroient il, ce me samliie.
Et s'est voirs, dire le centismo
Do sa grant dignité hautisme :
Pour cèle précieuse gemme.
Doit chascuns hounoui porter
[femme.
35 Qui le desouneure, il s'empire;
Quar nus ne doit femnuî despire,
Quéle que soit ne quel usage
Qu'èlc maintigne, ou fol ou sage.
Un arl)re voit on ))ien llourir.
•40 Dont on voit mainte flour périr,
Et les autres a l)ien atournent:
Ainsi maintes femos })estornent,
Dont c'est mescliiez, ce vous di bien;
Les autres adrescent en ))ien,
■45 Ensement que- Diex le consent.
Quant femme a mal faire s'assent,
A nous n'en affiért fors du taire.
Mais or sont g(>nt de si pute aire
Nés des jjons ne pueeiit il dire
50 Nul])ien, ainsen veulent mcsdire.
Mesdisans, plains de felounio.
Qui de fcme dis vilounie.
Car te recordo et te ramenibre
Comment furent fourméti membre:
55 En femme prosis ta figure,
La presis vie et noi-reture;
Dcuens son ventre te porta.
Au uaistre pou se depoi'ta,
Qu'èle en souH'ri dolour amére.
60 Pour ce que IVme fu ta mère,
Et que nouris fus de son lait,
Ne dois dire de femme lait:
Pour li afliért ((ue les déportes
Et que pais et honneur leur portes.
05 Se tu pensoies que ce monte !
Quant mal en dis, tu fais ton honte
Kt plus qu'èles te desouneures:
Quant l)ien en dis et les iiouneures,
Hounour y a, et ton devoir
70 Paies, et Ijien saches de voir,
S'él en fais, que forment y pèclies
Et droite nature dépêches.
de Beaudouin de Gondé, comme lui poète moraliste, était, à la fin de 1337, écuyer du comte
de Hainaut, Guillaume. Son éditeur lui attribue 75 pièces, dont 39 seulement portent
son nom dans les manuscrits: en particulier, les cinq fablcaux qu'il lui attribue sem-
blent pou en rapport avec le caractère sérieux de ses œuvres morales, ou même de ses
gracieux contes ou récits d'aventures, comme le Blanc chevalier, le Chevalier à la
manche, le Lévrier, le Magnificat et la Messe des oiseaux.
1. Mendient, sont dépourvus. — G. Con... que, quelque ... que.
10-12. Cette phrase explique l'assertion du v. 4. Les vers 7-9, mis entre guillemets,
constituent la médisance indiquée au vers 5.
l'J-20. Brisie, prisie. Forme du Nord et du Nord-Est, pour hrisiée, prisiée.
27. Sont aie a fin, sont morts. — 28. Plus, le plus.
31. Et s'est voi7-s, assurément (s' = se =sicj; l'auteur se reprend et corrige l'idée ex-
priTiiée par ce me semble.
34. Femme, à la femme. Cf. cèles 80. — 35. Le, la.
40. l)onl ... cl les autres. Anacoluthe fréquente. Cf. xi.viii, 120, etc.,ctvoy. XXIII, ii,
C5-G, note.
4!). Sous-entendez que devant ne pueent.
53. Car fortifie les impératifs-subjonctifs qui suivent.
58. Au naistre, k ta naissance. — 59. Que, car.
(j3. Déportes, épargnes. Cf. 95.
(i5. Que ce monte, a quoi cela aboutit. — Ton honte. Voy. xxxv, 32, note.
71. S'él en fais, si tu agis autrement.
POURQUOI ON DOIT FEMES HONORER (dIT)
219
S'il est une femme mauvaise.
Qui de mauvaistié veille user,
75 Geli ne veul pas escuser;
Je le lais pour têle qu'èle est,
i^u l)lasmer ne sai nul conquest.
Assez y a de desgisées,
•Ta par moi n'iérent escusées,
80 Mais as bonnes me veul tenir.
Que je vol le bien maintenir.
Je di par devant toutes fjens.
Que c'est trésors mou(l)t Jiiaus et
[gens
De ])èle et boue et sage dame ;
85 Et Diex li gart et cors et ame.
Et cèles qui si faites sont,
Quar je di de Dieu lor grasce ont.
Dont ior cuer sont en ])ien fondé.
Ci vous dist Jehans de Condé
90 Que pluisour sour les femmes
[truevent.
Qui lor mauvaistié lor repruevent
Et de lor biens se taisent coi ;
Mais bien vous ai moustré pour
[coi
Gliascims lor doit honneur porter
93 Et de lor méfiais déporter.
Que fais n'en soit vilains mesdis :
Et ci endroit fine mes dis.
78. Desffisées. Le ff doit se prononcor dur.
83-4. Développement de la tournure bone chose est de favec un nom ou un infinitif),
qui est née du besoin de faire ressortir l'attribut en le plaçant en tète de la phrase et
renvoyant le sujet après le verbe. Les pronoms neutres ce, il, s'expliquent de même.
80. Cèles, à celles. — 87. Ont. Sous-ent. que.
95. Sous-eutendez les, d'après lor du vers précédent.
220 CHRESiTOMAïHIE DE l' ANCIEN FRANÇAIS
POÉSIE DRAMATIQUE
LI. MYSTÈRE D'ADAM'
Diabolus. Eva, ça sui venuz a toi.
Eva. Di moi, Sathan, et tu pur quoi ?
Dial). .To vois querant tuu ])iu, t'onur.
Eva. Ço dunge DeuTs" ! Dlab. N'aiez jiour ;
5 Mnlt a grant tens que jo ai apris
Toz les conseils de parais :
Une partie t'en dirrai.
Eva. Or le comence, e jo l'orrai.
Dial). Orras me tu ? Eva. Si ferai bien :
10 Ne te curucerai de rien.
IJiab. Gèleras m'en? Eva. Oïl, par foi!
Dial). lért descovert ? Eva. Nenil partnoi,
Dial). Or me mettrai en ta créance :
Ne voil de toi altre fiance.
15 Eva. Bien te pois creire a ma parole.
Diab. Tu as esté en bone escole.
Jo vi Adam, m